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![]() | Notes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise. |
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ans une étude à paraître intitulée « À propos d’une source oubliée : quelques aperçus sur les Gesta Danorum de Saxo Grammaticus », nous avons abordé, sous un angle général, les rapports que J. R. R. Tolkien pouvaient entretenir avec les Gesta Danorum1), rédigées par l’auteur danois Saxo Grammaticus, au début du xiiie siècle. Sur la vie de Saxo, l’on ne sait peu de choses, si ce n’est que c’est sur l’ordre de l’archevêque de Lund Absalon qu’il composa ses Gesta, comme l’indique les premières phrases de la « Préface2) » :
Puisque les autres nations s’enorgueillissent d’ordinaire du récit de leur histoire et aiment à se souvenir de leurs ancêtres, Absalon, l’archevêque du Danemark, qui brûlait de célébrer notre patrie, ne supporta pas l’idée que celle-ci pût être privée de cette sorte d’hommage à sa gloire et à son passé. Aussi me chargea-t-il d’écrire son histoire. J’étais le dernier de sa suite, mais, comme personne ne voulait s’atteler à cette tâche, c’est à moi qu’elle échut.
Si nous avons montré que cette œuvre médiévale fait partie de ces textes anciens de second plan qui ont influencé l’auteur du Seigneur des Anneaux, contrairement à Beowulf ou au Kalevala, nous avons toutefois souligné l’importance et l’intérêt que le philologue pouvait accorder à ce vaste ensemble, divisé en seize livres, dont les neufs premiers renseignent sur la mythologie scandinave. Saxo était un grand lettré, reconnu pour la qualité de son style. Ainsi, à lire Érasme dans son Ciceronianus sive de optimo dicendi genere (1528), l’œuvre de Saxo, dont il ne tarit pas d’éloges et ne cache pas son enthousiasme de lecteur, est composée dans un style remarquable3) :
BVL. In Daniam malo, quae nobis dedit Saxonum grammaticum, qui suae gentis historiam splendide magnificeque contexuit. NOSOP. Probo viuidum et ardens ingenium, orationem nusquam remissam aut dormitantem, tum miram verborum copiam, sententias crebras, et figurarum admirabilem varietatem, vt satis admirari non queam, vnde illa aetate homini Dano tanta vis eloquendi.
(Bulephorus) Je préfère aller au Danemark : il nous a donné Saxo Grammaticus, qui a brodé d’une façon brillante et magnifique l’histoire de sa nation. (Nosoponus) J’aime ce génie vif et ardent, ce style jamais relâché ni somnolant, et encore l’étonnante richesse des formules, les sentences fréquentes et l’admirable variété des figures, que je ne saurais m’étonner assez de savoir que, à cette époque, un Danois ait possédé une telle force d’éloquence ! (notre traduction)
Outre l’élégance de son écriture, l’on décèle chez Saxo un usage de références latines d’une grande variété, justifiant ainsi son surnom de grammaticus, soit « homme de lettres », « érudit », « critique », « philologue », ou, plus simplement, « latiniste4) ». Si nous avons observé la manière dont Tolkien philologue a pu utiliser Saxo dans le cadre de ses recherches érudites en littérature médiévale, il convient à présent d’étudier plus en détails comment Tolkien, en tant que lecteur des Gesta Danorum, a pu réutiliser ce matériau pour son propre Légendaire.
ans le troisième Livre de Gesta Danorum, apparaît un roi du nom de Horwendillus. Chose notable, il s’agit de l’équivalent latin du mot vieil-anglais éarendel5), vocable qui allait marquer à jamais Tolkien et donner naissance à ses premiers écrits en lien avec son Légendaire. Ce terme connait des équivalences dans les langues germaniques anciennes. En effet, il est assez aisé de constater que éarendel correspond au vieil-haut allemand Orentil, ainsi qu’au moyen-haut allemand Orendel, titre d’un long poème de la fin du xiie siècle relatant l’histoire du prince Orendel, qui aurait retrouvé « la tunique sans couture du Christ 6) ». Il existe d’autres équivalents à éarendel, tel que le lombard Auriwandalo, le nom d’un authentique prince. Le nom connaît également un équivalent norrois, Aurvandill, attesté dans l’Edda de Snorri7). De même, on retrouve peut-être la trace d’un auzandil en gotique, même si la lecture de ce mot dans un palimpseste récemment retrouvé à Bologne fait encore débat8). In fine, tous ces noms germaniques remontent probablement au germanique commun *Auzawandilaz « l’errant lumineux », si tant est que le second terme ait donné wanderer en anglais ; une autre signification différente possible serait celle proposée par Jan de Vries, « le lumineux Vandale ». Toutefois, aucune signification ni aucune tentative d’étymologie de cet étymon ne s’impose véritablement9).
Le roi Horwendillus eut un fils, du nom d’Amlethus. L’histoire du héros s’étend sur une partie du Livre III et une partie du Livre IV10). On tient vraisemblablement là l’ancêtre du Hamlet shakespearien. Amlethus, c’est Hamlet. Les divergences entre ces deux textes espacés de plusieurs siècles sont bien nombreuses, mais le héros de Shakespeare est originaire du Danemark. Avant de gagner la Grande-Bretagne, on le retrouve chez François de Belleforest ; peut-être s’agit-il de la source qui donna matière au Hamlet11).
Il y a beaucoup à dire sur les rapports entre Shakespeare et Tolkien12) ; c’est en particulier la présence d’Amlethus/Hamlet chez Tolkien nous intéresse ici. Une étude sur ce point a déjà été menée à bien par Kayla McKinney Wiggins13). Si l’auteur de cette étude a bien rappelé que « le prototype du Hamlet de Shakespeare, de “tous les Hamlets”, est un prince légendaire danois du nom d’Amleth[us], le sujet d’une “histoire mythique de héros” du xiie siècle, écrite par Saxo Grammaticus14) » , puis a résumé en quelques lignes l’intrigue de l’histoire danoise, elle n’a pourtant pas étudié les rapports entre le Hamlet danois et l’œuvre de Tolkien. Cependant, la comparaison qui est faite quelques pages plus loin, entre Hamlet et Aragorn, est des plus intéressantes. On y trouve notamment ceci15) :
Aragorn correspond au modèle classique du héros mythologique. Bien que né dans une famille royale, il est d’une lignée de rois en exil. Il est élevé dans l’obscurité et ne révèle pas sa véritable identité avant qu’il n’atteigne l’âge adulte. Il fait ensuite un long apprentissage qui comprend d’innombrables voyages, tout en protégeant secrètement son royaume. Il s’entraîne à gouverner, il apprend à manier les armes tout en servant les hommes de Rohan et de Gondor, et il acquiert la sagesse grâce à Gandalf, ainsi qu’à ses études sur les traditions et légendes anciennes. Il tombe amoureux mais ne peut agir sur ses sentiments, engageant sa foi au-delà, jusqu’à ce qu’il ait fait ses preuves et recouvré son royaume. Comme Hamlet, il est un homme d’esprit et de sagesse, de courage et de force morale.
Si les points de comparaison entre Hamlet et Aragorn coïncident, il en va de même entre Aragorn et Amlethus. En effet, les dernières lignes du Livre III des Gesta résument bien la nature du personnage d’Amlethus16) :
Tel fut donc l’homme courageux et digne d’un éternel renom qui eut la bonne et juste idée de faire le sot et, en feignant admirablement la bêtise, de camoufler sa divine sagesse, supérieure à l’intelligence humaine, car non seulement il sut donner le change pour préserver sa vie des pièges, mais il réussit encore à venger parfaitement son père, en mettant à profit l’occasion. Habile défenseur de soi-même et vengeur résolu de son sang, fut-il plus courageux que sage ? La question reste posée.
Amlethus et Aragorn arrivent in fine à recouvrir leur trône et leur royaume, à redonner à leur lignée leur gloire d’antan. L’épisode de l’exil et de l’errance est un passage nécessaire pour le héros. Comme l’écrit Wiggins, Aragorn « correspond au modèle classique du héros mythologique » et il peut être comparé à Amlethus/Hamlet. Nous ferons remarquer que le thème de l’exil est relativement fréquent dans les littératures germaniques anciennes17), et que les Gesta font partie de ces textes qui y eurent recours. Il ne serait pas surprenant que Tolkien se soit inspiré d’un texte germanique ancien dans lequel on retrouve ce thème de l’exil et à partir duquel il ait développé les premières errances d’Aragorn ainsi que ces années de service au Rohan et au Gondor. Peut-être s’est-il inspiré des Gesta sur ce point, mais rien ne permet de le certifier.
Si l’Amlethus de Saxo n’a peut-être pas servi d’inspiration directe pour le jeune Aragorn errant, nous retiendrons deux éléments qui laisseraient penser que Tolkien appréciait cependant l’histoire d’Amlethus, dans les Gesta.
La première raison se trouve dans la correspondance du romancier. Dans une lettre du 7 juillet 1944 adressée à son fils Christopher, il écrit les mots suivants18) :
mais le seul événement qui vaille la peine d’être mentionné est la représentation d’Hamlet à laquelle je suis allé juste avant ma dernière lettre. J’étais encore sous le coup de la pièce à ce moment-là, mais les soucis du quotidien ont vite balayé ces sensations. Elle a cependant mis en évidence avec une force que je n’avais jamais vue la folie qu’il y a à lire Shakespeare (et à l’annoter pour l’étudier) sauf si l’on voit en même temps ses pièces jouées. C’était une très bonne représentation, avec un jeune Hamlet plutôt féroce ; ils ont joué très vite, sans coupures, et cela a donné une scène très palpitante. Si quelqu’un avait seulement pu la voir sans jamais l’avoir lue ou sans connaître l’intrigue, cela aurait été sensationnel.
Au vu de ce que Tolkien met en avant dans sa lettre, à savoir la férocité de Hamlet et la rapidité du jeu des acteurs, on pourrait dire que la version danoise originelle de l’histoire, contenue dans une vingtaine de pages, avec un Amlethus « vengeur résolu de son sang », lui aurait certainement plu.
Le second point est sans doute plus intéressant. Il est donc regrettable que Wiggins n’ait pas mentionné dans son article ce personnage qui figure dans l’Appendice A du Seigneur des Anneaux, dont le nom a des sonorités évocatrices : Amlaith. On sait peu de choses d’Amlaith de Fornost si ce n’est qu’il fut le fils d’Eärendur (le dernier roi d’Arnor), ainsi que le premier roi de l’Arthedain, c’est-à-dire le roi de l’un des Royaumes de l’Exil19).
Analysons le nom Amlaith ; au niveau des sonorités, il fait bien entendu penser à Amlethus/Hamlet. Le nom est sindarin, car comme l’indique Tolkien : « Après Eärendur, les Rois cessèrent de se donner des noms en haut-elfique20) ». Le sens du nom Amlaith n’est pas facile à cerner, tout comme le nom Amlethus/Hamlet21). Amlaith semble se composer de deux éléments : am et laith. Le premier élément, am-, est une préposition sindarine qui signifie « haut », « en haut », « vers le haut22) ». Le second élément, -laith, n’a pas de signification connue. On pourrait peut-être le rapprocher du nom de la sœur de Túrin décédée de manière prématurée : Lalaith « rire », mais ce dernier nom dérive d’une racine lala-. On trouve dans les Contes et légendes inachevés un hydronyme, Limlaith, nom sindarin de la rivière Limeclaire (Limelight)23), même si cette orthographe sera écartée par Tolkien, optant à la place pour Limlint24). La signification du nom sindarin de ce cours d’eau ne nous est pas connue. Aussi, face à ces problèmes étymologiques, le sens d’Amlaith semble nous échapper25). Toutefois, on peut peut-être voir dans le nom Amlaith une allusion cachée à Amlethus/Hamlet, auquel Tolkien aurait donné une étymologie secondaire. Rien ne permet cependant de vérifier cela. Ce que l’on pourrait mettre en avant, c’est qu’Amlaith, lointain ancêtre d’Aragorn, vit de la même manière que son descendant et qu’Amlethus, c’est-à-dire en exil. On pourrait ajouter que l’influence celtique du sindarin étant très importante, peut-être faudrait-il regarder Amlaith non pas comme une allusion à un Amlethus danois ou un Amlóði norrois, mais comme un clin d’œil à un nom à consonance celtique.
Dans le tournant du xxe siècle fut publiée une monographie importante par Israel Gollancz, Hamlet in Iceland26). La riche introduction de cet ouvrage était une véritable enquête menée pour essayer de retrouver les premières traces du héros scandinave. Dans son investigation des sources anciennes, Gollancz attirait l’attention sur une source en langue gaélique. Il s’agit d’un extrait des Annales des Quatre Maîtres27), un ensemble de chroniques moyen-irlandaises rédigées au xviie siècle. En consultant l’année 917 — en réalité l’année 919 — on trouve le passage suivant28) :
Olc form commaoin an da Ghall
marbhsat Niall, agus Cearbhall,
Cearbhall la h-Ulb, comhal n-glé,
Niall Glundubh la h-Amhlaidhe.
Mauvais pour moi est le compliment des deux étrangers
qui tuèrent Niall et Cearbhall ;
Cearbhall a été tué par Hulb, un acte puissant,
Niall Glundubh noir par Amhlaidhe29).
Cette strophe renvoie à un épisode marquant, à savoir à une bataille menée par des Irlandais afin de contrer une énième invasion de Scandinaves30) et la prise de Dublin par ces derniers31). Le personnage portant le nom Amhlaidhe est donc un Scandinave, désigné dans le passage par le terme d’ « étranger32) ». Comme le relève Israel Gollancz, « Amhlaidhe est certainement la forme irlandaise d’Amlóði ou d’Hamlet33) ». Sur ce point, le philologue suit Whitley Stokes qui, dans une étude antérieure, avait vu dans le nom d’Amhlaidhe l’équivalent celtique de l’Amlethus de Saxo34).
Faut-il pour autant parler d’emprunt du germanique vers le celtique ? La question paraît un plus compliquée que cela. En effet, le prénom Amhlaidhe était également celtique, avant même que les Irlandais ne rencontrent les Vikings. Les Annales des Quatre Maîtres35) rapportent la mort en 449 du roi du Connacht (la province ouest d’Irlande) Amhalghaidh, fils de Fiachra fils d’Eochaid Mugmedon36). Le fils, le père et le grand-père ont tous des noms gaéliques. Cela semble suggérer, si l’on trouve un prénom très proche en langues celtique et germanique, non pas une influence de l’une sur l’autre, mais plutôt une origine indo-européenne commune. Le nom Amhalghaidh nous fait aller dans ce sens.
En définitive, pour en revenir à Tolkien, est-ce que l’auteur connaissait les Annales des Quatre Maîtres ? Avait-il connaissance du nom d’Amhlaidhe ? Et si oui, l’avait-il emprunté pour créer son Amlaith sindarin ? Ou alors, a-t-il créé ce nom fictif de lui-même, indépendamment de l’existence de Hamlet, d’Amlethus ou d’Amhlaidhe ? Les interrogations demeurent malheureusement nombreuses.