Peut-on écrire une Histoire interne de la Terre du Milieu ?

Guillaume Ménager — Novembre 2021

Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

L’œuvre mythopoïétique de J.R.R. Tolkien est si vaste qu’elle nécessite la mise en place de méthodes qui lui sont propres. Les 12 tomes de l'Histoire de la Terre du Milieu publiés par son fils Christopher ne rendent compte que d’une partie des textes de l’auteur consacrés à sa sub-création, appelée dans son ensemble le Légendaire. Au-delà de la taille, la profusion des versions sur les événements du monde secondaire crée des réalités différentes.

Tolkien joue de cette richesse pour approfondir la mise en abyme de son œuvre dont il est à la fois l'auteur mais aussi, dans une position internaliste, le transmetteur. Notre projet consiste à le prendre au mot de cette logique pour écrire une histoire objective des événements du Légendaire, comme si nous vivions nous-mêmes dans ce monde. Car l’histoire du Légendaire n’est pas l’histoire d’un monde imaginaire mais bien une histoire imaginaire de notre monde1).

Pour baliser la démarche nous suivrons la voie de ceux qui l'ont explorée en premier, en nous appuyant sur les défricheurs des études tolkieniennes en France, Vincent Ferré, Michaël Devaux et plus spécifiquement Philippe Garnier pour ce qui concerne notre projet.

Dans un deuxième temps nous exposerons un essai de méthodologie d’Histoire interne du Légendaire. Il s’agira de définir les critères permettant de hiérarchiser les textes de Tolkien suivant le degré de cohérence qu’ils apportent à la sub-création. Puis de proposer un statut pour le reste des avis, opinions, lettres et appréciations du Professeur relatifs au Légendaire.

Enfin, dans un troisième temps, nous envisagerons un cas pratique particulièrement révélateur de l'aporie2) où peuvent conduire la multiplicité des versions concernant un événement ou un personnage. En l’occurrence nous traiterons de l’ascendance d’Ereinion Gil-galad, dernier Grand-Roi des Elfes. Ce sera l’occasion d’une mise à l’épreuve de la méthodologie d’Histoire interne proposée.

 Parchemin © Howe

A. Explorer l’Histoire de la Terre du Milieu

La publication du Silmarillion3) en 1977 et des Contes et Légendes inachevés en 1980 a fait émerger un questionnement sur la réalité des événements du Légendaire, y compris de la part des critiques littéraires eux-mêmes. C’est l’exemple que rapporte Christopher Tolkien dans l’avant-propos du tome I de l’Histoire de la Terre du Milieu : le professeur R. Helms s’interrogeait ainsi

« Un auteur (…) laisse plus d’une version de certaines de ses parties, qui sont ensuite publiées ailleurs. Quelle version le critique devra-t-il approcher comme s’agissant de la “vraie”4) histoire ? »5)

Les guillemets du professeur Helms sont très intéressants : ils montrent à la fois la difficulté qu’il y a entrer dans la logique interne et à y considérer les événements comme vrais, mais ils dénotent aussi l’impérieuse nécessité de cohérence interne : il doit bien y avoir une ligne vraie des événements d’un point de vue interne. En ce sens, R. Helms rentre déjà dans la logique interne. L’historien dirait qu’à partir du moment où une source nous dit quelque chose du passé, elle fait déjà partie de l’Histoire. De fait, puisque nous ne pouvons pas déterminer expérimentalement ce qui s’est réellement passé, nous sommes renvoyés aux sources à notre disposition, ce qui est exactement le statut de l’historien du monde primaire : il dépend des sources à sa disposition.

Notre méthode pose que le critère de véracité des événements à privilégier est celui de la cohérence interne. En cela nous ne faisons que suivre les instructions du Professeur Tolkien dans sa lettre de 1963 qui envisage la publication du Silmarillion :

« Les légendes devront être retravaillées et rendues cohérentes6). »

C’est exactement ce qu’a fait Christopher Tolkien. Par la suite, et le cas pratique que nous allons étudier le montrera, il a regretté certaines de ses interventions éditoriales. Pourtant, il a accompli la volonté de son père en contribuant à la cohérence de l’œuvre.

D’autre part notre démarche d’analyse des événements nous paraît validée par l’appréciation donnée par Christopher Tolkien dans l’avant-propos déjà évoqué :

« Il y a des explorations qui peuvent à bon droit s’engager dans ce monde sans soucis des considérations de critique littéraire et il est justifiable de tenter de comprendre sa structure dans sa majeure partie, depuis le mythe de sa création (…). De telles investigations ne sont en aucune manière illégitimes par principe ; elles prennent leur source dans une acceptation du monde imaginé comme objet de contemplation ou d’étude aussi valide que de nombreux autres objets de contemplation ou d’étude dans le monde qui nous entoure7). »

Le questionnement sur la hiérarchisation des textes du Légendaire a d’abord été portée en français par Michaël Devaux dans son article fondateur « Rétablir le mythe : le statut des textes de l’Histoire de Terre du Milieu8) ». Il constate que les textes tolkienniens sont tous de droit de même statut alors que leur pertinence sur un sujet donné n’est pas égale. Il propose donc une méthodologie de discernement fondée sur des catégories générales aptes à gérer les multiples versions des textes. Michaël Devaux, dont le support de réflexion est l’Ainulindalë, le récit de la Création, distingue ainsi le texte « originel » de l’« originaire, de l’« original » et du « fondamental ». En appliquant cette méthode on peut déterminer les éléments clés qui émergent de la multitude des versions. On peut noter que cette approche est particulièrement adaptée à l’analyse philosophique qui est le champ d’expertise de Michaël Devaux.

9782352947400.jpgJ.R.R. Tolkien, l'Effigie des Elfes

Notre questionnement premier est l’établissement le plus sûr possible des événements s’étant déroulés dans le Légendaire. Les évolutions que Tolkien fait subir au Légendaire altèrent parfois globalement les événements en proposant plusieurs chaînes d’événements possibles. Les raisons de ces mutations sont à la fois externes et internes : d’une part Tolkien n’a pas harmonisé tous ses textes, souvent faute de temps, et d’autre part il a volontairement laissé subsister des versions concurrentes des mêmes faits et personnages, ce qui ajoute considérablement à la profondeur de la sub-création. Et c’est justement cette vision polyphonique et contradictoire des événements qui justifie d’employer la méthode d’analyse historique sur le Légendaire. De la même façon que dans le monde primaire nous dépendons des sources écrites pour écrire nous-mêmes le passé, nous dépendons des textes du Légendaire pour comprendre ce qui s’y est passé. Or il peut arriver que des éléments fermement établis du Légendaire soient ensuite invalidés par Tolkien lui-même, comme faux, issus d’une tradition humaine, númenóréenne, éloignée de la véracité de la connaissance elfique. Le cas de la réincarnation des Elfes qui est en fait une renaissance par reconstruction des corps – « Let the houseless be rehoused ! » – est connu et analysé en détail dans la Feuille de la Compagnie n°39). Dans son article fondateur « Les traditions textuelles des Jours Anciens10) », publié dans la Feuille précédente, Philippe Garnier montre de manière convaincante que Tolkien, dans les dernières années de sa vie, semblait vouloir faire subir le même sort à la plus grande partie du Légendaire, le requalifiant en recueil de légendes humaines, influencé éventuellement par des Sindar, Elfes n’étant pas allé à Valinor.

Dans la perspective de l’analyse littéraire traditionnelle, on pourrait en prendre acte et considérer que c’est l’évolution naturelle du corpus littéraire entre les mains de son auteur, et ce serait une démarche parfaitement valide, suivie par ceux qui conduisent une analyse externe. Mais dans une perspective interne, les événements ne peuvent rester indécis : ils se sont produits d’une certaine façon, laquelle ? La question de la véracité des événements racontés se pose avec acuité pour les habitants de la Terre du Milieu en raison de la nature fragmentaire et contradictoire des sources à leur disposition. De la même façon que nous pouvons nous interroger sur la véracité des récits que nous avons dans le monde primaire ; comme nous n’avons pas été les témoins directs du passé nous devons nous en remettre aux témoignages que sont les sources et à ceux qui les ont exploitées avant nous.

Le point-clé pour comprendre la pertinence de l’emploi de la méthode historique sur le Légendaire, c’est de percevoir à quel point l’écriture de l’Histoire dans le monde primaire répond aux mêmes logiques. Nous dépendons des sources, écrites, que nous héritons et nous devons sans cesse évaluer leur capacité à nous permettre de cerner la réalité des faits. L’historiographie, la science qui s’attache à savoir comment on écrit l’Histoire accorde de nos jours moins d’importance à la supposée véracité objective d’une source qu’à son intérêt intrinsèque : c’est une source, étudions-la pour elle-même, indépendamment de sa proximité à une éventuelle réalité historique, au mieux élusive. Une source a toujours quelque chose à nous apprendre mais pas forcément sur le sujet qu'elle prétend traiter. Par exemple les vies de saints rédigées bien après leur mort. On ne peut pas en attendre des faits biographiques fiables, en revanche elles nous renseignent sur l’histoire de la sainteté et des mentalités de l'époque où elles ont été écrites.

 Tirion © Nasmith

B. Quelle méthodologie pour l’Histoire interne ?

Appliquer la méthode historique nécessite de considérer qu’il y a une « vérité objective » de la Terre du Milieu. Rappelons le paradoxe que l’histoire humaine n’a elle-même de réalité que littéraire, y compris au regard des sources matérielles, car celles-ci sont muettes en elles-mêmes. Ce que nous appelons « Histoire » est un discours sur les données transmises par le passé. Pour notre perception d'aujourd’hui, ce passé n’a pas d’existence plus objective que la réalité alternative passée qu’est la Terre du Milieu puisque dans aucun des deux cas il n’y a de possibilité de faire l’expérience directe des réalités passées. Comme le disait Vivien Prigent,

« Il n’y a pas d’empirisme en Histoire et pas de possibilités de réitération d’expérience comme norme de corroboration des hypothèses11) ».

De la même façon nous étudierons les textes du Légendaire comme des sources, aucun d’entre eux n’étant une vérité ultime révélée par l’auteur sub-créateur, mais bien un élément de notre corpus de source.

Ce qui nous amène à poser la question centrale dans cette méthode du statut de J.R.R. Tolkien par rapport au Légendaire. Deux positions sont envisageables : soit Tolkien est vu comme le sub-créateur du Légendaire, ce qui fait de lui un démiurge, soit il est le transmetteur des légendes, leur interprète, le dernier maillon d’une chaîne qui remonte aux Jours Anciens, en passant par le Troisième âge à travers le relais hobbit12).

9782267016963.jpgFaërie et autres textes

Précisons la notion du sub-créateur tout puissant. Cela doit s’entendre au sens tolkienien, c’est-à-dire celui défini dans l'essai « Du conte de fées »13). Dieu est le créateur du monde primaire, le sub-créateur littéraire jouit des mêmes privilèges de création dans son propre univers14). A priori c’est ce que supposent les études littéraires pour un auteur donné. On notera en passant que dans le cas du roman contemporain non-fantastique, le créateur littéraire choisit par défaut de valider les règles de fonctionnement du monde primaire posées par le Créateur de celui-ci15). Une étude littéraire plus poussée, qui n’est ni de mon intérêt ni de ma compétence, montrerait peut-être que de plus en plus d’auteurs depuis une cinquantaine d’années acceptent de changer quelques-unes de ces règles, ou de laisser entrevoir qu’elles auraient pu l’être, ajoutant un élément d’incertitude quant au réel dans leurs œuvres16). Cette première position ferait que tout ce que Tolkien écrit devrait être considéré comme vrai au moment où il l’écrit. Et quand des éléments contradictoires apparaissent, il faut se référer aux plus récents. C’est ce principe d’abrogation de l’ancien par le plus récent qui régit par exemple l’exégèse coranique, pour rester dans le champ d’une écriture révélée.

L’autre position possible est de considérer J.R.R. Tolkien comme le transmetteur de la matière du Légendaire, qu’il reçoit et nous livre. Dans ce statut, il est l’auteur inspiré et non le messager d’une Révélation. Les règles qui s’appliquent à ses écrits deviennent alors celles de l’exégèse biblique où l’on peut mettre les textes en rapport entre eux et où les mots sont ceux d’un auteur humain, certes inspiré, mais non ceux révélés par une divinité. Philippe Garnier montre clairement dans son article cité17) comment Tolkien est le réceptacle de la matière du Légendaire selon trois voies possibles : la découverte du manuscrit d’Eriol à Tavrobel, la découverte onirique par l’«Olorë Mallë», le sentier d’or des rêves elfiques ou númenóréens, ou bien par la réception du Livre Rouge compilé par les hobbits. Garnier montre que cette dernière voie est la seule privilégiée après la publication du Seigneur des Anneaux18).

Tolkien joue entre ces deux positions, d’un côté auteur sub-créateur et de l’autre narrateur. Il s’en sert notamment pour la mise en abyme de son œuvre. L’analyse la plus claire de cette posture est celle que Vincent Ferré fait du Livre Rouge et aussi des Notion Club Papers dans son livre Lire J.R.R. Tolkien au chapitre 319). La méthode d’analyse interne se fonde sur la deuxième position qui fait de Tolkien l’oracle du Légendaire et assume qu’il est le vecteur par lequel nous est parvenu « cette autre histoire de notre monde.»

Cela entraîne un certain nombre de conséquences quant au statut des textes. Nous appliquons en cela la méthodologie proposée par Michaël Devaux : la hiérarchisation des textes du Légendaire ne se fait pas par ordre chronologique, l’ultime prenant l’ascendant, mais bien par ordre de pertinence sur une question donnée. L’angle historique privilégie la cohérence interne du Légendaire comme critère de hiérarchisation des textes. Cela signifie notamment que le critère de la publication du vivant de Tolkien, qui est fondamental pour une analyse externe, n’est plus aussi déterminant, même si son poids reste fort. Cette question rebondit avec le volume considérable des textes de l’Histoire de la Terre du Milieu : la méthode permet aussi d’arbitrer entre les différents choix éditoriaux de Christopher Tolkien, nous le verrons.

Une autre conséquence du statut de transmetteur conféré par cette méthode à Tolkien est l’importance qu’il faut accorder au reste de ses avis concernant le Légendaire : lettres, conversations, dessins et peintures… Il y a là toute une tradition complémentaire qui nous renseigne, nous éclaire, aide notre compréhension des textes écrits. C’est pourquoi je propose de considérer ces sources comme la tradition orale du Légendaire qui vient en complément de la tradition écrite. Au sens où dans le judaïsme contemporain le Talmud vient éclairer la Torah, en ce qu’il est Torah-ché-baal-pé, une loi parlée, complémentaire à la loi écrite20). Notre recension des sources sur un sujet du Légendaire acceptera donc aussi l’ensemble des éléments que Tolkien a pu donner sur ce sujet.

En poursuivant dans cette voie exégétique, un autre point commun du Légendaire avec le texte biblique est la possibilité d’établir un dictionnaire interne à l’œuvre qui permet d’éclairer les textes entre eux.

Au terme de cette deuxième partie, on pourrait se poser la question de l’objectivité de la méthode proposée : qui décide de ce qui est le plus cohérent pour le légendaire ? La supposée méthode historique n’est-elle pas le voile des préjugés subjectifs sur le Légendaire, les nôtres en premier lieu ?

Face à ce questionnement, la méthode proposée doit s’en tenir à la rigueur de l’historien. Il convient de présenter les sources, d’analyser les contenus, de montrer les conséquences en termes de cohérence pour le Légendaire et de laisser ensuite chaque lecteur se faire une idée de ce qui est le plus cohérent à la vue des arguments. Ce ne peut donc être qu’une méthode indicative, pas un moyen d’établir une vérité définitive de ce qui reste après tout une histoire imaginaire de notre monde.

 Les Aigles de Manwë © Nasmith

C. Le cas Gil-galad

Pour illustrer la méthode que nous nous proposons de suivre, prenons un premier exemple21). Le cas est connu des spécialistes : qu’en est-il de la filiation d’Ereinion Gil-galad, dernier Grand-Roi des Elfes en Terre du Milieu ?

A l’origine Gil-galad avait été conçu comme un prince de la maison de Fëanor22) puis comme le fils de Finrod Felagund23). Mais comme il avait été établi que celui-ci était venu célibataire et sans enfant en Terre du Milieu, son amour, Amarië des Vanyar, étant restée à Valinor, la paternité de Gil-galad a dû être réattribuée à Fingon24), décision entérinée dans le Silmarillion et qui correspond au Silmarillion en son état d’achèvement temporaire des années 50, après les révisions majeures qui ont suivi la rédaction du Seigneur des Anneaux. Mais Tolkien n’était pas satisfait de la situation d’Orodreth, un prince de la maison de Finarfin, par ailleurs frère de Galadriel, dans le Légendaire. Il a donc envisagé différentes solutions avant de statuer de manière apparemment définitive en août 1965 qu’Orodreth était le fils d’Angrod, un autre fils de Finarfin, et que Gil-galad était le fils d’Orodreth. Cette version n’a été notée nulle part ailleurs et n’a jamais été intégrée dans les tables généalogiques, comme le précise Christopher à la page 351 du The Peoples of Middle-Earth25). Il qualifie cette nouvelle conception de « tardive et radicale » et conclut qu’il aurait bien mieux valu que lui, Christopher, laisse la généalogie de Gil-galad dans l’obscurité. Il ajoute que l’idée d’en faire le fils de Fingon, sur laquelle il avait basé ses décisions éditoriales pour le Silmarillion et Les Contes et Légendes inachevés vingt ans plus tôt avait été éphémère. Néanmoins, l’écart temporel de rédaction des différentes mentions de la filiation montre que cette vision n’a pas été si passagère que cela et qu’elle s’est maintenue plusieurs années. Une reconstitution approximative permet de dater la filiation par Fingon au plus tard des révisions du Silmarillion après l’achèvement du Seigneur des Anneaux en 1951 et elle se serait donc maintenue jusqu’à la note de 1965. Ce type de raisonnement ressort toutefois de la logique externaliste, nous ne la livrons que pour contester le caractère éphémère de l’idée.

369547_tolkien_LeSilmarillion.inddLe Silmarillion

Si nous prenons l’angle de l’Histoire interne, voyons ce que nous proposent les sources : le personnage du roi-elfe est bien documenté, de sa résistance lors de la guerre des Elfes contre Sauron, au XVIIe siècle du Deuxième âge26), jusqu’à sa mort lors de la bataille finale de cet âge27). Le problème considéré est de savoir de qui il est le fils. Dans le Silmarillion publié en 1977, Gil-galad est présenté comme le fils de Fingon, alors Grand-Roi des Noldor, lequel l’envoie fonder un avant-poste sur l’île de Balar28). Puis Gil-galad devient lui-même Grand-Roi après la mort de son oncle Turgon29). L’index reprécise qu’Ereinion Gil-galad était le fils de Fingon, qu’il était Grand-Roi lui-même et qu’il s’établit en Lindon après la fin du Premier âge30).

Avec ces trois mentions claires et directes de la filiation il n’y a apparemment pas de difficulté. Peut-on aller plus loin en cherchant d’autres sources que le Silmarillion publié concernant la filiation de Gil-galad ?

Dans les Contes et Légendes Inachevés, le « conte d’Aldarion et Erendis » nous livre la reproduction d’une lettre d’Ereinion Gil-galad lui-même, adressée à Tar-Meneldur, roi de Númenor. Or Gil-galad s’y présente lui-même comme le fils de Fingon 31). En termes de sources historiques nous sommes devant un écrit à la première personne, issu d’une source diplomatique royale, et qui est insérée dans une des œuvres du canon du Légendaire.

Pourtant Christopher Tolkien nous dit que la filiation d’Ereinion Gil-galad n’est pas certaine. L’identification du père avec Fingon aurait cédé la place dans l’esprit de Tolkien à celle attribuant ce rôle à Orodreth. Il évoque cette difficulté dans le tome XI de l’Histoire de la Terre du Milieu32) et y revient longuement dans le tome XII, en annexe au texte sur les différentes maisons des Noldor dans le « Shibboleth of Fëanor »33). Christopher Tolkien précise aussi que c’est lui qui a fait de Gil-galad le fils de Fingon dans le lexique du Silmarillion. Et que c’est également lui qui a édité le « conte d’Aldarion et Erendis » en introduisant dans la lettre de Gil-galad à Tar-Meneldur le fait que le Grand-Roi soit le fils de Fingon34).

Mais ce sont là des explications externes. Du point de vue des sources nous avons d’un côté les éléments en faveur de la paternité par Fingon et de l’autre ceux en faveur de la paternité par Orodreth35). Évaluons-les et voyons les choix faits par les autres historiens de la Terre du Milieu.

Les articles mis en ligne par l’association Tolkiendil traitent la difficulté du cas par deux approches. D’une part l’article Gil-galad de l’encyclopédie affirme clairement que Fingon est le père de Gil-galad mais présente la filiation par Orodreth en note36). D’autre part, il est publié un essai de Julien Mansecal37), daté de 2009, qui présente les détails de la difficulté de la filiation. L’essai, court mais rigoureux, insiste sur l’erreur qu’aurait faite Christopher Tolkien en attribuant la paternité à Fingon sur la base des « Annales Grises » et conclut dans la logique externaliste qu’il aurait mieux valu ne pas aborder cette question.

Dans l’article du Dictionnaire Tolkien38) que Marine Dérobert consacre à Gil-galad les données du problème généalogique sont exposées et un argument externe introduit pour trancher. Puisque la dernière proposition, Gil-galad fils d’Orodreth, n’a pas été publiée, la version publiée du Silmarillion fait autorité et Gil-galad reste le fils de Fingon. Mais notre méthode ne nous permet pas de telles échappatoires. Vers quelle conclusion la mise en œuvre de la méthode historique interne nous guide-t-elle ?

Considérons la filiation par Fingon, nous avons trois mentions autonomes dans trois documents distincts relevant du corpus textuel qui constitue le Silmarillion: celle de la page 154 de la Quenta Silmarillion proprement dite, celle de la page 236 dans « Les Anneaux du Pouvoir » et enfin celle de l’Index, page 331. Si cette dernière relève du travail éditorial de Christopher Tolkien et G.G. Kay, on peut admettre qu’elle procède des deux premières. En revanche, en toute bonne logique internaliste, nous devons considérer la lettre à Tar-Meneldur comme un document valide du corpus et en tenir compte.

Considérons maintenant la filiation par Orodreth, et voyons les difficultés posées par l’hypothèse :

  1. Gil-galad n’est mentionné dans aucune version du « Narn i chîn Hurin », notamment pas quand on parle d’Orodreth et du royaume de Nargothrond, alors que la fille d’Orodreth, Finduilas, l’est systématiquement39).
  2. Si Gil-galad est le fils d’Orodreth, pourquoi est-ce celui-ci que Fingon a envoyé fonder un avant-poste sur l’île de Balar ? Plutôt qu’un Noldo de Hithlum, son propre royaume, notamment un des autres fils qui lui sont attribués40) ?
  3. On trouve une mention d’un fils d’Orodreth dans le tome V de L’Histoire de la Terre du Milieu. Pendu par les orques après sa capture, il s’appelait Halmir41) et ce texte ne fait pas mention d’autres enfants d’Orodreth que Finduilas42).
  4. Si Gil-galad est devenu Grand-Roi des Noldor après la mort de Turgon en étant le fils d’Orodreth alors cela implique le transfert de la haute-royauté de la maison de Fingolfin à celle de Finarfin, ce qui n’est attesté, justifié ou expliqué nulle part. Le passage de la royauté de la maison de Fëanor à celle de Fingolfin est au contraire un événement central du Silmarillion43). On ajoutera sur ce point que ce transfert aurait ouvert la question des droits d’Eärendil, petit-fils de Turgon, puis ceux d’Elrond, son fils, à cette Haute-Royauté. L’hypothèse finale d’Orodreth prévoit que Gil-galad ait échappé au sac de Nargothrond pour devenir le seigneur du peuple d’Elfes et d’Hommes vivant à l’embouchure du Sirion44). Or, dans le Silmarillion, ce seigneur est Eärendil.

A ce point, analysons le nom même d’Ereinion Gil-galad. Si Gil-galad, étoile rayonnante45), est le surnom par lequel il est connu, son nom propre était Ereinion, fils de rois. Le pluriel nous importe ici. La filiation par Fingon trouve là une confirmation éclatante : Fingon était Haut-Roi des Noldor et son père Fingolfin l’avait été avant lui. Son grand-père Finwë avait été le premier roi de ce peuple. A l’opposé une filiation par la maison de Finarfin n’offre pas un tel lignage royal. Orodreth n’a été roi de Nargothrond que brièvement et par le départ de son frère Finrod à la quête de Beren et Lúthien. Si Orodreth n’est plus le frère de Finrod mais le fils d’Angrod, celui-ci n’a jamais été roi, il gouvernait Dorthonion avec son frère Aegnor sous l’autorité de leur frère Finrod. Enfin, leur père à tous, Finarfin n’est devenu roi des Noldor restants à Valinor qu’après le départ de ses frères et de ses propres fils. Il n’y a donc pas d’hésitation sur cet argument précis, d’autant qu’il s’agit d’onomastique, un sujet essentiel pour le Professeur.

La filiation de Gil-galad par Orodreth pose, nous l’avons vu, des difficultés spécifiques, caractérisées par l’absence de toute mention hors la note manuscrite de 1965 et un bouleversement massif des généalogies et des équilibres du Silmarillion. Face à cela, la cohérence de l’ascendance par Fingon est très forte, même s’il faut reconnaître que les interventions éditoriales de Christopher Tolkien en 1977 et 1980 y ont beaucoup contribué, mais tels sont les documents qui nous sont parvenus. En considérant le Légendaire comme un corpus de sources autonomes et en lui appliquant la méthode historique nous pouvons privilégier l’hypothèse d’une filiation par Fingon. Dans cette logique, et pour aller jusqu’au bout du système proposé, il nous faut considérer les apports complémentaires de Christopher Tolkien et le texte de l’appendice au « Shibboleth de Fëanor »46) comme des sources divergentes, présentes dans le corpus du Légendaire mais ne reflétant pas la réalité historique interne du monde. Et c’est aussi un moyen d’arbitrer entre les deux positions éditoriales différentes de Christopher Tolkien, en faveur de la première ; un luxe d’historien interne qui nous est offert par son intégrité. En cela nous suivons la méthode que Tolkien utilisa pour disqualifier la partie du Légendaire qui concernait la supposée réincarnation des Elfes, comme évoqué supra.

La méthode d’Histoire interne de l’œuvre permet donc d’accomplir le mot d’ordre proposé par Michaël Devaux dans « Rétablir le mythe » :

« Il apparaîtra alors que selon la question posée, tel ou tel texte s’impose par ses mérites propres, par où l’on peut hiérarchiser l’intégralité des textes de Tolkien qui sont tous de droit sur un pied d’égalité47)

En conclusion de ces prolégomènes48), on pourra noter que la méthode proposée s’inscrit dans le droit fil de la posture tolkienienne qui voyait en l’auteur un transmetteur, tantôt traducteur, tantôt historien, d’une réalité alternative de notre monde. En posant la validité des sources complémentaires, ce que nous avons appelé une tradition orale, nous allons au bout de la logique qui fait de J.R.R. Tolkien le prophète de cette histoire imaginaire de notre monde, la Terre du Milieu.

Dispositif héraldique de Gil-galad, par J.R.R. Tolkien.

Bibliographie

  • J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, 1954-55,
    • tome I, la Fraternité de l'Anneau, trad. française D. Lauzon, Christian Bourgois, 2014.
    • tome II, les Deux Tours, trad. française D. Lauzon, Christian Bourgois, 2015.
    • tome III, le Retour du Roi, trad. française D. Lauzon, Christian Bourgois, 2016.
  • J. R. R. Tolkien, Le Silmarillion, édité par C. Tolkien, 1977, trad. française de D. Lauzon, Christian Bourgois, 2021.
  • J. R. R. Tolkien, Lettres, édité par H. Carpenter et C. Tolkien, 1981, trad. française de D. Martin et V. Ferré, Christian Bourgois, 2005.
  • J. R. R. Tolkien, Le Livre des Contes Perdus, L'Histoire de la Terre du Milieu - Volume 1, édité par C. Tolkien, 1984, trad. française de A. Tolkien, Christian Bourgois, 1995.
  • J. R. R. Tolkien, The War of the Jewels, The History of Middle-Earth - Volume 11, édité par C. Tolkien, (en anglais), Harper Collins, 1994.
  • J. R. R. Tolkien, The Peoples of Middle-Earth, The History of Middle-Earth - Volume 12, édité par C. Tolkien, (en anglais), Harper Collins, 1997.

Voir aussi

1) J.R.R. Tolkien, Lettre 183 à W.H. Auden, in Lettres, éd. Humphrey Carpenter et Christopher Tolkien, trad. Delphine Martin et Vincent Ferré, Christian Bourgois, Paris, 2005, p. 346.
2) Une « aporie » est une contradiction insoluble dans un raisonnement (NdE).
3) J.R.R. Tolkien, Le Silmarilion, Christian Bourgois, Paris, 2004. Edition illustrée par Ted Nasmith, p 296. Nous adoptons une notation devenue classique : le Silmarillion en italique définit le texte publié en 1977. Sans italique, le Silmarillion renvoie à l’ensemble des légendes des Jours Anciens.
4) En anglais, le terme utilisé est « real » qui correspond mieux à notre approche que « vraie », terme sujet à confusion.
5) Randel Helms, Tolkien and the Silmarils, Thames & Hudson, 1981, p 93. Cité in HoMe, I, Londres, 1983, p.6.
6) J.R.R. Tolkien, Lettre 247, in Lettres, op. cit., p. 467.
7) Christopher Tolkien, avant-propos au tome I de l’Histoire de la Terre du Milieu, trad. Adam Tolkien, éd. Christian Bourgois, Paris, 1995, p. 16 de l’édition Pocket.
8) Michaël Devaux, « Rétablir le mythe : le statut des textes de l'Histoire de la Terre du Milieu », in Tolkien, trente ans après, sous la direction de Vincent Ferré, éd. Christian Bourgeois, Paris, 2003, p. 161-188.
9) Michaël Devaux (dir.), « J.R.R. Tolkien, l’effigie des Elfes », La feuille de la Compagnie n°3, Bragelonne essais, Paris, 2014, p. 23-161.
10) Philippe Garnier, « Les traditions textuelles des Jours Anciens » in Michaël Devaux (dir.), Tolkien, les racines du légendaire, La Feuille de la Compagnie n°2, Ad Solem, Genève, 2003, p. 283-311.
11) Vivien Prigent, directeur de recherche au CNRS. Il est par ailleurs chercheur à l’UMR 8167 du CNRS « Orient et Méditerranée ».
12) Sur cette question Clément Pierson préfère parler d’« un seul auteur qui toutefois peut être “diffracté” en plusieurs, à cause d'un décalage temporel entre différentes phases d'écriture.» Communication personnelle.
13) J.R.R. Tolkien, Faërie et autres textes, trad. Francis Ledoux, Elen Riot, Dashiell Hedayat, Céline Leroy, Bourgois, 2003.
14) Tout cela est clairement exposé p. 93 du livre de Vincent Ferré, Sur les rivages de la Terre du Milieu, éd. Christian Bourgois, Paris, 2001.
15) Quel que soit ce Créateur, divinité, hasard, principe de perfectibilité…
16) Sur ce sujet, voir la préface du livre de T.A. Shippey, Tolkien, auteur du siècle, Aurélie Brémont (trad.), Bragelonne essais, Paris, 2016, p. 9-11.
17) Philippe Garnier, op. cit.
18) Philippe Garnier, op. cit., p. 284-296.
19) Vincent Ferré, Lire J.R.R. Tolkien, Pocket, Paris, 2014.
20) Cf. Adin Steinsaltz, Introduction au Talmud, Albin Michel, Paris, 2002. On notera que dans le cas de la Torah vue par le judaïsme, c’est une écriture révélée, ce que n’est pas le Légendaire.
21) Le sujet à traiter nous a été proposé par Aurore Noury, qui est professeur de Lettres classiques. Elle a rédigé un mémoire sur le Tragique dans le Silmarillion à l’université Paris-Créteil sous la direction de Vincent Ferré.
22) La Route perdue (HoMe V), Pocket, Paris, 2008, p. 54 de l’édition française.
23) La Route Perdue, HoMe V, op. cit., p. 62 et aussi The War of the Jewels (HoMe XI), HarperCollins, 2002, p. 242.
24) The War of the Jewels (HoMe XI), op. cit., p. 56., paragraphe 157 des « Annales Grises ». La mention de Gil-galad est ajoutée au crayon.
25) The Peoples of Middle-Earth (HoMe XII), HarperCollins, 2002.
26) « Des anneaux du pouvoir », Silmarillion, Bourgois, p. 289.
27) Ibid., p. 294.
28) Ibid., p. 154.
29) Ibid., p. 236
30) Ibid., p. 331.
31) Contes et Légendes Inachevés, Bourgois, 1984, p. 227.
32) The War of the Jewels, The History of Middle-Earth XI, HarperCollins, 2002, p. 242.
33) , 44) , 46) J.R.R. Tolkien, The Peoples of Middle-Earth, HoMe XII, « The Shibboleth of Fëanor », HarperCollins, 2002, p. 349-351.
34) Voir notamment The War of the Jewels (HoMe XI), op.cit., p. 243.
35) Un esprit curieux pourrait se demander qui est la mère. Paradoxalement, la seule version qui nous livre un nom maternel pour Gil-galad est celle où il était le fils de… Finrod ! Cette mère aurait été Meril. Cela date donc forcément d’avant l’apparition du personnage d’Amarië dans le Légendaire.
38) Vincent Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, C.N.R.S. Editions, 2012, p. 247.
39) Par exemple dans le Silmarillion publié, op.cit., p. 210-212.
40) Avec la nuance qu’il avait été établi que, longtemps auparavant, Círdan avait reconnu la suzeraineté de Finrod Felagund bien que son peuple et lui soient de souche sindarine. Envoyer un prince de Nargothrond aux Falas n’aurait alors pas été inimaginable. Mais c’est là une pure spéculation de notre part.
41) À l’année 488 des « Nouvelles Annales du Beleriand » in La Route perdue (HoMe V), Paris, 2008, p. 230 de l’édition Pocket.
42) Un texte très court et complémentaire, « les Généalogies », dont un résumé est donné dans la La Route perdue mentionne un autre fils d’Orodreth, Orodlin, dont c’est la seule apparition.
43) Sur ce point précis, Elisabeth Laneyrie nous fait remarquer que si Gil-galad avait été de la maison de Finarfin, l’Histoire aurait mentionné ce point puisqu’il a assuré la suzeraineté sur les Elfes dans les 3 millénaires et demi qui ont suivi et aurait ainsi été en mesure de dicter une histoire favorable à sa maison et de revendiquer cette parenté.
45) « Star of radiance » en anglais.
47) Michaël Devaux, « Rétablir le mythe », op. cit., p. 184.
48) Les « prolégomènes » sont l'ensemble des notions préliminaires nécessaires à l'étude d'une science ou d'une question particulière (NdE).
 
essais/legendaire/histoire_interne_terre_du_milieu.txt · Dernière modification: 02/06/2022 17:27 par Forfirith
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