Question de définition : Chronique d'Uchronie

Didier Willis & JRRVF - 2002

Article collégial compilé et complété par Didier Willis. Par l’intermédiaire du forum JRRVF (www.jrrvf.com), sont à l'origine du développement de cette note, outre l'auteur : Cathy, Cirdan, Nikita, Vinyamar.

Dans les publications récentes, les mots « uchronie » et « utopie » reviennent assez souvent en quatrième de couverture des livres de science-fiction, où ils connaissent aujourd'hui un renouveau avec le succès de la vague « Steampunk » et le développement d'une fantasy baroque plongeant ses racines dans d'autres périodes que le Moyen Âge (fantasy libertine autour de la renaissance ou de l'ère victorienne, etc.). Il n'est donc pas étonnant qu'un terme apparemment vendeur soit parfois appliqué au monde inventé par Tolkien. Cet article, étendant une note sur laquelle j'avais précédemment travaillé, vient étudier la justesse de son application.

Uchronie : « (du gr. ou non, et kronos temps) n. f. Utopie appliquée à l'Histoire ; l'Histoire refaite logiquement telle qu'elle aurait pu être » (Nouveau Larousse illustré, tome 7 (Pr-Z), p. 1174).

Cette définition, que nous repréciserons plus tard, peut-elle s'appliquer à la Terre du Milieu de J.R.R. Tokien ? L'auteur insiste fréquemment dans sa correspondance et ses discours sur le fait que le monde de son roman Le Seigneur des Anneaux n'est pas « imaginaire » et qu'il ne s'agit pas d'une planète fictive, mais bien de notre Terre. Les principales références au passé de notre monde se trouvent dans The Letters of J.R.R. Tolkien, George Allen & Unwin, 1981, lettres no 165 p. 220, no 183 p. 239 et 244, no 211 p. 283 ainsi que dans The Lord of the Rings, Prologue, section I (à partir de « Those days, the Third Age of Middle-earth… ») et Appendice D (« The year no doubt was of the same length… »).

'Middle-earth', by the way, is not a name of a never-never land without relation to the world we live in …. And though I have not attempted to relate the shape of the mountains and land-masses to what geologists may say or surmise about the nearer past, imaginatively this 'history' is supposed to take place in a period of the actual Old World of this planet. (Letters, no 165, p. 220)

La critique formulée ici est de toute évidence une référence au Never Neverland du Peter Pan de Sir James Matthew Barrie (1864-1937). Le personnage de Peter Pan apparaît brièvement dans un petit livre de Barrie, publié en 1902, The Little White Bird, auquel il donna une suite sous forme de comédie musicale en 1904, Peter Pan, or The Boy Who Wouldn't Grow Up, puis un roman en 1911, Peter and Wendy. Le Pays de Nulle Part où se déroule le récit est strictement imaginaire, selon les mots que Barrie prête à Peter Pan dans sa chanson « Neverland » :

I have a place where dreams are born,
And time is never planned
It's not on any chart,
You must find it with your heart,
Never Neverland
It might be miles beyond the moon
Or right there where you stand
Just keep an open mind,
And then suddenly you'll find,
Never Neverland

Nous savons par son essai « On Fairy-Stories » que Tolkien préférait la fantasy plausible, ancrée dans la mythologie et le monde concret de manière à susciter une literary belief, une impression littéraire de réalité. Il n'est donc pas étonnant qu'il cherche, dans la lettre que nous venons de citer, à inscrire son monde secondaire dans un passé fictif du nôtre, encore qu'il reconnaisse son absence de sérieux scientifique et admette que se rapprochement ne puisse se faire qu'en imagination (« imaginatively ») : il est nécessaire, pour que la fantasy fonctionne, qu'elle feigne l'apparence du réel. Mais poursuivons notre lecture…

I have, I suppose, constructed an imaginary time, but kept my feet on my own mother-earth for place. I prefer that to the contemporary mode of seeking remote globes in 'space'. However curious, they are alien, and not lovable with the love of blood-kin. Middle-earth is … not my own invention. It is a modernization or alteration … of an old word for the inhabited world of Men, the oikoumene …. Many reviewers seem to assume that Middle-earth is another planet! (Letters, no 211, p. 283)

… sans pour autant sauter trop vite aux conclusions. Car si Tolkien affirme que le temps de son récit est fictif mais que l'espace en est réel, c'est cette fois-ci par opposition à la science-fiction qu'il n'a jamais tenue en grande estime. La Terre du Milieu ne saurait être ni un nonsense géographique comme le pays de Peter Pan, ni un univers planétaire lointain. Un peu plus tôt, il écrivait :

I am historically minded. Middle-earth is not an imaginary world. … The theatre of my tale is this earth, the one in which we now live, but the historical period is imaginary. The essentials of that abiding place are all there (at any rate for inhabitants of N.W. Europe), so naturally it feels familiar, even if a little glorified by the enchantment of distance in time. (Letters, no 183, p. 239)

L'argument est sensiblement identique, mais l'essentiel, précise-t-il, tient à la vraissemblance du récit, à la familiarité du monde où évoluent ses personnages. La lettre précédente renforce cette opinion :

… I hope the, evidently long but undefined, gap(*) in time between the Fall of Barad-dûr and our Days is sufficient for 'literary credibility', even for readers acquainted with what is known or surmised of 'pre-history'. (Letters, no 211, p. 283).

Il en va principalement de la crédibilité de l'histoire, de la fameuse literary belief évoquée dans « On Fairy-Stories ». La Terre du Milieu doit être appréhendée comme un passé possible de notre histoire pour suspendre l'incrédibilité du lecteur, mais les conditions propres à l'uchronie ne sont pas réunies… Encore que, bien que le procédé soit avant tout purement littéraire, Tolkien vienne troubler les repères en nous livrant dans la même lettre une note qui procède davantage de l'uchronie, par l'évocation d'une date à partir de laquelle la divergence entre l'histoire réelle et fictive opèrerait.

(*) I imagine the gap to be about 6000 years: that is we are now at the end of the Fifth Age, if the Ages were of about the same length as S.A. and T.A. But they have, I think, quickened; and I imagine we are actually at the end of the Sixth Age, or in the Seventh. (Letters, ibid)

Alors que faut-il penser finalement ? Nous avons notre point de divergence par rapport à l'Histoire classique…

Uchronie : Récit d'une histoire alternative à partir d'une divergence dans le passé. (définition trouvée sur Internet)

Selon cette seconde définition moins restrictive, la Terre du Milieu serait-elle pour autant une uchronie, une utopie historique ? Revenons à l'étymologie : si nous posons comme base qu'une utopie (Grec u-topos « non lieu »), suivant Thomas More qui a forgé le terme dans son L’utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), est un artifice littéraire pour décrire une société idéale dans une géographie imaginaire, alors une uchronie (u-chronos « non temps ») est un artifice littéraire pour décrire une société idéale dans un temps imaginaire, donc une réécriture de l'histoire. Utopie et uchronie sont par principe allégoriques et axées autour d'une question déjà posée par Platon : « Quelle est la meilleure forme d'organisation pour une communauté et le meilleur mode de vie pour une personne ? » (Lois, III, 702b). Dans L'Histoire revisitée, Panarama de l'uchronie sous toutes ses formes (Encrage / Les Belles Lettres, 1999, quatrième de couverture), Eric B. Henriet note :

« Uchronie » est un néologisme du XIXe siècle fondé sur « utopie » et « chronos ». Il s'agit donc « d'utopies temporelles » ou, en d'autres termes, de récits dans des temps « qui auraient pu être » mais ne sont pas… Ce mot figure pour la première fois dans le titre d'un livre que Charles Renouvier fit paraître en 1876, Uchronie, l'utopie dans l'Histoire. Il s'agit pour Renouvier de réécrire près de mille ans d'histoire européenne telle qu'elle aurait pu être (si les Antonins avaient banni les chrétiens en Orient) en décrivant le « développement de la civilisation européenne ».

En fait, le texte fondateur du genre est probablement dû à Louis-Napoléon Geoffroy-Château, avec son Napoléon ou la conquête du monde (1836). Le livre du philosophe Charles Renouvier (1815-1903) où le terme est attesté pour la première fois et qui porte un long sous-titre (esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être) envisage un monde meilleur, dans une Histoire où les événements auraient eu des conséquences différentes. Le récit uchronique pur se décline donc selon deux motifs : une Histoire remodelée d'une part, et une volonté morale d'autre part. Le but en est tout autre que celui de Tolkien, qui chérissait dans sa jeunesse l'envie de donner aux anglais une mythologie propre.

Certes, l'uchronie a revêtu bien des formes dans la littérature, depuis l'Atlantide de Platon dans Timée et Critias (espace fictif d'une île, passé fictif de 9000 ans) où le philosophe démontre la supériorité du gouvernement idéal qu'il préconise pour la Cité. Le Maître du Haut-Château (1962) de K. Dick, pour sa mise en scène de la victoire du IIIe Reich, le cycle d'Alvin le Faiseur (1987-1998, sept volumes) d'Orson Scott Card, réinvention d'une Amérique du XVIIIe siècle teintée de magie populaire, et enfin le Ptah Otep (1971, re-éd. 1980) et le Nefer (1997) de Charles Duits, oscillant entre un Orient parallèle chatoyant et des Milles et une nuits revisitées, sont quelques exemples des écarts extrêmes que l'on observe dans ce genre au périmètre incertain.

Néanmoins, comme je l'écrivais en note dans l'un de mes articles :

L'application du terme « uchronie » à la Terre du Milieu n'en demeure pas moins contestable. Il s'agit pour Tolkien en tant que continuateur d'une tradition mythologique, d'inscrire son récit dans le légendaire de notre monde, mais pas réellement dans son Histoire. Nous n'en dirons pas autant des Notion Club Papers et de The Lost Road, où l'auteur avait envisagé, durant une période de sa vie, d'écrire un voyage dans le temps à grand renfort de détails historiques, ou du Book of Lost Tales, qui mentionne Babylone, Rome, Ninive et Troie (cf. les contes The Fall of Gondolin, p. 196 et 203, et The History of Eriol or Ælfwine, p. 315 et 330). Il s'agit de conceptions primitives, pour lesquelles nous ne pourrions pas davantage parler, au demeurant, d'uchronie au sens strict. Eu égard à la Terre du Milieu du Silmarillion et du Seigneur des Anneaux, le temps est imaginaire, et quoiqu'en dise Tolkien, l'espace est fictif : seules perdurent les légendes. Nous n'y trouvons aucune volonté allégorique ou politique de réécriture de l'Histoire.

J.R.R. Tolkien n'a évidemment pas prétention à décrire une société idéale – sinon il ne s'attacherait pas autant à renier la tentation allégorique dans ses autres commentaires à propos de son oeuvre. D'ailleurs son monde, à l'époque décrite, est loin d'être idéal, écrasé sous l'emprise des forces du mal incarnées par Melkor ou Sauron. Les Elfes ne sont pas le peuple parfait, on oublie parfois qu'ils ont leur propre chute et que le serment de Fëanor les plongea dans la guerre, à commencer par le massacre de leurs frères Teleri. Nous disions « …. sans volonté allégorique ou politique », mais nous aurions tout ausssi bien pu écrire « allégorique, politique ou morale », puisque d'un côté Tolkien assure avec les nuances de mise que son oeuvre est d'inspiration religieuse, mais qu'il rejette de l'autre toute allégorie du « mythe vrai » (selon ses termes) qu'est la foi chrétienne.

En conclusion, nous pouvons sans hésitation rejeter l'étiquette uchronique à propos de la Terre du Milieu. Tolkien avait souvent l'art de la formule dans ses lettres, mais ce sont des formules gigognes, à manier avec précaution. De même qu'une phrase comme « The Lord of the Rings is of course a fundamentally religious and Catholic work » (Letters no 142 p. 172), surtout quand on sait qu'elle est adressée au père Robert Murray, peut s'interpréter sous divers angles sans toucher pour autant à l'allegorie, une citation comme « I am historically minded. Middle-earth is not an imaginary world » peut se comprendre de bien des manières sans relever d'une utopie « historique ». Imaginaire ou fictif ne signifie pas impossible ou décorrélé de toute réalité – et c'est peut être ainsi qu'on peut aussi la comprendre : ce n'est pas une allégorie… mais peut être bien une certaine forme de parabole, comme Robert Murray le développe dans son essai « J.R.R. Tolkien and the Art of the Parable » in Tolkien, A Celebration (Harper Collins Publishers, 1999, ed. J. Pierce) :

[Allegory and Story start out] 'From opposite ends'. This exactly expresses the difference between, on the one hand, the developement of natural symbolism by metaphor, simile or parable and, on the other, the artificiality of allegory. (Tolkien, A Celebration, op. cit., p. 47)

Mais nous laisserons Tolkien conclure, en reprenant sa dernière interview sur BBC Radio 4, diffusée en 19711), à deux ans de son décès :

Tolkien - […] Most people have made this mistake of thinking Middle-Earth is a particular kind of earth or is another planet of the science fiction sort but it's just an old fashioned word for this world we live in, as imagined surrounded by the Ocean.
Gueroult - It seemed to me that Middle-Earth was in a sense, as you say, this world we live in, but at a different era.
Tolkien - No… at a different stage of imagination… yes.

Gageons, rien qu'au vu de ses lettres, qu'il avait dû subir cette question de nombreuses fois : quelle mesure, quelle nuance dans sa réponse pensive ! Exit l'uchronie d'une ère différente… et que seules perdurent les légendes, pour l'enchantement de notre imagination.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Interview enregistrée en 1965, voir la traduction publiée dans L'Arc et le Heaume Hors-Série n°2
 
essais/litterature/uchronie.txt · Dernière modification: 25/04/2021 12:09 par Forfirith
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