Chats en Terre du Milieu

Jean-Rodolphe Turlin — 2010
Note de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise.

Cet élément a été publié dans le magazine
L'Arc et le Heaume n°2 - Les Animaux chez Tolkien.

L'Arc et le Heaume n°2 - Les Animaux chez Tolkien

La Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien foisonne d’animaux fantastiques. Des espèces qui nous sont plus communes parcourent aussi ses plaines, ses forêts, ses vallées et ses chemins : chevaux et poneys, mais aussi corneilles, chiens et renards, lapins et bien d’autres. Sera-t-on ainsi étonné de découvrir que le bon vieux chat est lui aussi honorablement représenté ? Certes, ses apparitions restent discrètes et c’est à la fois sous un jour sinistre mais aussi dans des tons plus affables que nous retrouvons ce digne représentant de la gent féline, attesté par plusieurs écrits anciens et plus tardifs du célèbre écrivain britannique.

Cette vision ambivalente du chat mérite sans doute une petite étude visant à tenter de mettre en lumière les intentions de J.R.R. Tolkien concernant cet animal. On constate en effet que d’une représentation maléfique, celle qui, d’une manière générale, prévalait dans les premiers temps de la composition du Conte d’Arda, l’auteur du Seigneur des Anneaux passe petit à petit à une description plus favorable. Ce traitement inédit ne concernant finalement que le chat, la question se pose alors de savoir si celui-ci peut-être vraiment considéré comme un animal parfaitement commun ou bien s’il convient finalement de le compter dans l’inventaire du bestiaire féerique, aux côtés des grands aigles, des dragons et autres mearas.

Le chat d’Arda : animal maléfique ?

Le premier chat mis en scène dans les récits ayant pour cadre la Terre du Milieu fut le monstre Tevildo. On le retrouve dans le Conte de Tinúviel, que J.R.R. Tolkien composa vers 1917. Associé au Vala déchu Melko, avec lequel il a passé une sorte de pacte, le terrifiant Tevildo était un chat monstrueux. Par son lien maléfique avec son maître, Tevildo évoque fortement les sinistres figures félines médiévales qui étaient supposées accompagner Satan dans ses rendez-vous sabbatiques. La description du grand félin laissée par J.R.R. Tolkien dans « le Conte de Tinúviel » est saisissante :

« Maintenant Tevildo était un chat puissant – le plus puissant de tous – et possédé par un esprit maléfique, comme le disent certains, et il était constamment dans la suite de Melko (…) Il était un chat (…) noir comme le charbon et maléfique à voir. Ses yeux étaient longs et très étroits et bridés, et luisaient et de rouge et de vert, mais ses grandes moustaches grises étaient épaisses et acérées comme des aiguilles. Son ronronnement était comme un roulement de tambours et son grognement comme le tonnerre, et quand il hurlait de colère il glaçait le sang. »

Par la suite, alors que Tolkien avançait dans la composition de sa mythologie, Tevildo et les affreux chats qui peuplaient son infernal palais furent mis de côté au profit d’un autre personnage aussi fantastique que monstrueux : Sauron.

Une autre apparition féline célèbre dans l’univers de J.R.R. Tolkien met en scène la fameuse reine Berúthiel et ses sinistres chats. Ceux-ci sont évoqués une première fois dans le Seigneur des Anneaux, pendant la traversée de la sombre Moria : Aragorn rassure ses compagnons sur les grandes qualités visuelles de Gandalf dans l’obscurité et les compare à celles des « chats de la reine Berúthiel ». Une célèbre note de Christopher Tolkien dans les Contes et Légendes Inachevés, Le Troisième Âge, à la suite du texte sur les Istari, rappelle cette histoire et explique en quelques mots qui sont les sinistres chats de la reine Berúthiel, mystérieuse épouse du douzième roi du Gondor, Tarannon Falastur :

« [Berúthiel] avait neuf chats noirs et un blanc, ses esclaves, avec lesquels elle tenait conversation, et dont elle lisait les pensées, les incitant à percer à jour tous les noirs secrets du Gondor, de sorte qu’elle savait “tout ce que les hommes souhaitaient dissimuler”, et elle faisait de son chat blanc l’espion de ses chats noirs, et elle les tourmentait. Pas un homme de Gondor n’osait les toucher ; et tout le monde les craignait, et on les maudissait lorsqu’on les voyait passer. »

Cette malfaisante reine et ses serviteurs félins, outre qu’ils forment un écho remarquable à Sauron, Saruman et les neuf Nazgûl, rappellent la traditionnelle association entre le chat et la sorcière, triste héritage des superstitions médiévales.

Indépendant, méprisant, doté d’un troublant regard, le chat a dès les premières heures du Moyen Âge été assimilé à une créature fantastique et démoniaque, voire au diable lui-même. L’environnement fantastique dans lequel il était supposé évoluer permettait alors de le considérer comme un animal à part, un être se situant à la fois dans le monde normal et dans un monde magique.

De Tevildo à la sinistre légende de Berúthiel, les chats de la Terre du Milieu apparaissent donc à première vue comme des créatures liées aux forces ténébreuses au même titre que les crebain du Pays de Dun ou les loups des terres sauvages.

Cette idée est reprise par J.R.R. Tolkien dans une correspondance de 1959 avec ses éditeurs. Dans sa lettre l’écrivain précisait sur un ton facétieux que selon lui les chats siamois devaient faire partie de la faune du Mordor de Sauron. Cependant, à cette époque, J.R.R. Tolkien semblait s’être progressivement tourné vers une vision plus agréable et plus positive de la gent féline.

Ou animal féérique ?

En 1956, Tolkien avait en effet composé un aimable poème pour distraire une de ses petites filles. Laissé quelques temps de côté, il fut réutilisé en 1962 sous le titre de « Chat » à l’occasion de la sortie du recueil les Aventures de Tom Bombadil.

Le chat, tel qu’il est décrit dans ce fameux poème en rimes des Aventures de Tom Bombadil, n’a rien d’une créature dédiée au mal. Tolkien le présente comme un animal tranquille et serein, conscient de sa nature sauvage et soumis à l’homme parce qu’il le veut bien. Très proche en fin de compte de notre chat domestique. Cette ode aimable et très positive à la gloire des félins tranche donc avec l’aperçu que nous ont laissé les nombreux écrits déjà cités. Elle tranche d’autant plus que Tolkien, en incluant ce poème dans les Aventures de Tom Bombadil, a souhaité intégrer cette vision dans le cadre féerique de la Terre du Milieu.

Dans ce même recueil des Aventures de Tom Bombadil, on retrouve le conte en vers « L’Homme dans la Lune a veillé trop tard » que Tolkien avait publié pour la première fois en novembre 1923 sous le titre « Le Chat et le Violon : une comptine démontée et son secret scandaleux révélé », puis glissé sous une version rafraîchie en 1954 dans le Seigneur des Anneaux. En 1962, ce long poème dont le héros est un chat aux allures tout à fait plaisantes fut lui aussi inséré dans le recueil avec cette même volonté de l’auteur d’en faire une pièce de la vaste composition de la Terre du Milieu. Ce chat fort éloigné des êtres malfaisants qui peuplent le Livre des Contes Perdus est ici une figure comique, un saltimbanque dont le violon rythme l’ensemble de la composition.

« So the cat on his fiddle played hey-diddle-diddle,
A jig that would wake the dead :
He squeaked and sawed and quickened the tune,
While the landlord shook the Man in the Moon :
‘It’s after three !’ he said . »
Aussi le chat sur son violon joua, hey-diddle-diddle,
Une gigue à réveiller un mort :
Il grinça et racla, et pressa le rythme,
Tandis que l’aubergiste secouait l’Homme de la Lune :
« Il est trois heures passées ! » dit-il.

Divers indices dans les livres Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux permettent de confirmer que J.R.R. Tolkien avait intégré de façon discrète mais certaine les chats dans les décors féeriques de la Terre du Milieu.

Une des énigmes échangées entre Bilbo et Gollum évoque en effet l’animal et suggère qu’il était à la fois bien connu des Hobbits de la Comté, mais aussi de ceux dont Gollum est issu et qui vivaient autrefois près de la rivière aux Iris. Dans le Seigneur des Anneaux au chapitre « l’apprivoisement de Sméagol », Gollum confirme qu’il connaissait bien les chats puisqu’il les cite à nouveau dans sa larmoyante intervention :

« Ne nous faites pas de mal ! Ne les laisse pas nous faire de mal, mon trésor ! Ils ne vont pas nous faire de mal, n’est-ce pas, gentils petits Hobbits ? On ne leur en voulait pas, mais voilà qu’ils nous ssautent dessus comme des chats sur de pauvres ssouris, qu’ils ont fait, mon trésor. »

D’autres textes plus anciens laissent entendre que certaines caractéristiques physiques des chats se retrouveraient chez les Elfes. Dans le texte de « la Chute de Gondolin », dont les premières versions remontent à 1916-1917, Tolkien met en scène un certain Legolas Feuille-Verte « dont les yeux étaient comme ceux des chats dans l’obscurité. ». Dans le Silmarillion cette même vision particulière se retrouve chez Eöl l’Elfe Noir au regard qui « pénétrait au plus profond des ombres et des cavernes ». De même dans le Seigneur des Anneaux, les yeux de Glorfindel « étaient vifs et brillants », à l’image de ceux d’un chat. En plus d’une vision exceptionnelle, souplesse et légèreté caractérisent aussi bien le chat que l’elfe de la Terre du Milieu. Tolkien nous le précise à diverses occasions dans certains passages de son œuvre que « les Elfes (plus encore que les Hobbits) pouvaient, quand ils le voulaient, marcher sans le moindre bruit ni son de pas… »

Tous ces éléments témoignent d’une subtile mais récurrente présence des félins dans l’œuvre de Tolkien, et ce malgré la disparition du personnage de Tevildo dans les étapes de l’élaboration de sa mythologie. Une présence au second plan, qui laisse une part de mystère et s’associe à la fascination que les chats ont de tout temps exercé auprès des anciens, à la fois en bien – ils étaient vénérés chez les Égyptiens anciens – ou en mal – les hommes de la Chrétienté médiévale et moderne les ont persécutés. L’assimilation de cet animal à un monde féerique devient ainsi inévitable.

Tolkien, qui a possédé des chats à différentes époques de sa vie, n’était probablement pas indifférent et savait sincèrement apprécier les qualités personnelles et physiques de l’animal de même qu’il connaissait les histoires et les légendes tournant autour des chats. Ainsi, comme un hommage, il a pu laisser le matou se glisser dans son œuvre, le laissant sans doute emprunter fièrement ce chemin de faërie dessiné par Rudyard Kipling pour illustrer en 1902 le conte du Chat qui s’en va tout seul.

Conclusion

Vénéré ou détesté depuis toujours, compagnon des dieux orientaux ou des sorcières européennes, le chat avait donc deux pattes dans le monde fantastique et deux dans le nôtre. J.R.R. Tolkien, tout comme avant lui Charles Perrault avec son Chat botté, Lewis Caroll avec le chat de Cheshire dans Alice au Pays des Merveilles, ou Rudyard Kipling avec le Chat qui s’en va tout seul, l’avait sans doute bien compris. Sa présence si familière contribue à la façon discrète des félins au charme et au réalisme de la Terre du milieu tandis que son charisme mystérieux participe aussi subtilement à lui donner une touche fantastique et féerique. Et de fait, sa place dans l’étonnant bestiaire du vaste monde imaginé par Tolkien est, comme le suggéraient les propos introductifs, plutôt du côté des grands aigles, des dragons et autres mearas.

Bibliographie

  • CARPENTER Humphrey, J.R.R. Tolkien, une Biographie, traduit par Pierre ALIEN, Paris : Christian Bourgois éditeur, 1980, 318 p.
  • LACOTTE Daniel, Les Mystères du Chat, Paris : France Loisirs, 2003, 69 p.
  • TOLKIEN J.R.R., Les Aventures de Tom Bombadil, traduit par Dashiell HEDAYAT, Paris, 10/18, coll. « Bilingue », 1991, 161 p. (Christian Bourgois Éditeur, 1975)
  • TOLKIEN J.R.R., Bilbo le Hobbit, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1995 [1969], 308 p.
  • TOLKIEN J.R.R., Contes et légendes inachevés, Le Troisième Âge, édité par Christopher TOLKIEN, traduit par Tina JOLAS, Paris, Presse-pocket, 1988, 218 p.
  • TOLKIEN J.R.R., Le Livre des Contes Perdus, édité par Christopher TOLKIEN, traduit par Adam TOLKIEN, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2001, 704 p. (édition volume unique).
  • TOLKIEN J. R. R., Lettres, édité par Humphrey CARPENTER et Christopher TOLKIEN, traduit par Vincent FERRÉ et Delphine MARTIN, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2005, 710 p.
  • TOLKIEN J.R.R., Le Seigneur des Anneaux, édition complète avec Appendices et Index , traduit de l’anglais par Francis LEDOUX, illustré par Alan LEE, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1992 [1972], 1278 p.
  • TOLKIEN J.R.R., Le Silmarillion, édité par Christopher Tolkien, traduit par Pierre ALIEN, Paris, Presse-pocket, 1984, 333 p. (Christian Bourgois éditeur, 1978)
  • TURLIN Jean-Rodolphe, Matous, Marauds, Greffiers et Minets. Des Chats dans l’œuvre de Tolkien. (Consulté le 17 janvier 2012)

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