Articles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien. |
ors de son séjour dans la cité naine de Khazad-dûm au Second Âge, l’elfe Pengolodh, le plus éminent des lambengolmor depuis Fëanor et Rúmil, eut le rare privilège d’apprendre le khuzdul, la langue des Nains. Faisant œuvre de philologie1), il s’intéressa également durant son « enquête de terrain » aux mœurs et aux coutumes de ce peuple étrange. Sur l’importance de leur barbe par exemple, *turg en khuzdul2), qu’ils acquièrent tous et toutes dès leur naissance, le commentaire de Pengolodh ou, tout du moins, l’épitomé3) qui nous est parvenu (fictivement) par le biais ultime de J.R.R. Tolkien, s’avère un précieux témoignage.
ous apprenons ainsi qu’il n’y a pas plus grande honte pour les Nains que de se faire raser la barbe par moquerie. Pire, cela revient à quasiment mourir de honte, car ils considèrent cette pratique comme le plus haut degré de l’injure et de l’ignominie4). Pengolodh, ou son épigone, souligne d’ailleurs l’importance extrême accordée à cet acte d’infamie dans la société de Khazad-dûm – et qui paraît disproportionnée aux yeux d’un elfe5). De fait, l’honneur des Nains semble résider dans leur attribut pileux, puisqu’en être privé revient à être littéralement déshonoré6). Ils en sont en tout cas très fiers, comme le montre le soin tout particulier qu’ils y apportent7).
omment comprendre alors qu’ils puissent parfois arracher eux-mêmes les poils de leurs propres barbes ? Quelle est la signification particulière de ce geste qui, comme nous allons le voir, paraît codifié, si ce n’est ritualisé ? Dans certains écrits du légendaire, quelques passages évoquent en effet cette pratique pour le moins surprenante…
ans l’histoire de Túrin Turambar, le Petit-Nain Mîm se lamente douloureusement de la mort de son fils Khîm, assassiné par le hors-la-loi Andróg. Dans Le Silmarillion, on lit ainsi : « Mîm était à genoux près d'une couchette en pierre contre le mur et […] il s'arrachait la barbe en pleurant et en répétant sans cesse le même nom »8).
e même, dans la version de l’histoire de la Ruine de Doriath racontée dans Le Silmarillion, les Nains de la cité de Nogrod pleurent violemment le trépas des leurs, traqués et tués par les Elfes du royaume d’Elu Thingol : « [Ils] furent pris de colère et se lamentèrent douloureusement sur la mort de leurs frères, leurs meilleurs artisans, ils s'arrachèrent la barbe en gémissant et restèrent longtemps assis à méditer leur vengeance »9)
ans Le Seigneur des Anneaux, c’est Thráin qui manifeste ostensiblement sa douleur à l’annonce de la mort particulièrement humiliante de son père Thrór, décapité par l’orque Azog de la Moria et jeté en pitance aux charognards : « Lorsque Thráin eut pleuré son saoul, et qu’il eut arraché sa barbe, il fit silence. Sept jours durant, il demeura silencieux et ne souffla mot »10).
n peut également deviner ce qu’aurait été la réaction de Gimli s’il avait découvert Pippin sans vie à la Porte Noire de la Morannon, après la dernière bataille contre les armées de Sauron : « Et quand je vous eu dégagé de cette grande carcasse, je m’assurai que vous étiez mort. J’aurais pu m’en arracher la barbe »11).
éritable « incursion du pathétique au cœur de la tonalité épique »12), tirer les poils de sa barbe pour manifester sa douleur intense est un motif littéraire qui apparaît dans plusieurs œuvres médiévales, comme dans La Chanson de Roland. Pris de désespoir, Charlemagne s’arrache la barbe et les cheveux après la découverte du corps de son neveu à Roncevaux : « Il tire sa barbe blanche, de ses deux mains arrache les cheveux de sa tête »13).
'inscrivant dans « une panoplie gestuelle de la déploration »14), le fait de tirer sur sa barbe, variante masculine du motif de la femme éplorée s’arrachant les cheveux15), exprime une souffrance morale extrême, de la colère ou du désespoir, qui se manifeste lors de l’annonce d’un deuil soudain. Comme dans le cas de Charlemagne à la Barbe Fleurie qui, en réalité, était glabre – la mode en vigueur chez les Carolingiens au IXe siècle étant au port d’une épaisse moustache avec le menton rasé. Même fantasmée, la barbe symbolise la virilité et la puissance du souverain en particulier, et celle de l’homme en général. Ainsi, dans sa chronique des croisades, écrite au XIIe siècle, Guillaume de Tyr conçoit ce trait caractéristique du mâle (oriental) comme « la gloire de sa face, le sommet de sa dignité »16).
olkien a parodié ce motif de la littérature médiévale dans Le Fermier Gilles de Ham. Inquiet de la venue du dragon Chrysophylax après la défaite de ses chevaliers, mais plus encore soucieux à l’idée de perdre à jamais toute prétention sur le trésor du monstre qu’il revendique comme sien, le Roi du Royaume du Milieu « […] se rongeait les ongles et tiraillait sa barbe. Partagé entre la désolation et la fureur (sans compter l’inquiétude financière), il était d’humeur si sombre que nul n’osait lui parler »17).
ci, l’amour de (la possession de) l’or a remplacé l’amour que porte un individu à un proche, comme, par exemple, Charlemagne à Roland. Le trésor perdu s’est substitué à l’être cher disparu. La supériorité de l’amour de l’autre sur l’amour de soi-même, que manifestent les gestes de la souffrance, devient ainsi dans le roman parodique du Moyen Âge prééminence de l’amour porté à n’importe quoi, comme ses organes sexuels par exemple, dont la perte est violemment pleurée18).
xpression du motif du deuil, la barbe maltraitée s’inscrit dans une panoplie gestuelle de la déploration, rejoignant les coups portés au visage ou à la poitrine, les vêtements déchirés, les cris et les larmes19). Résultant d’un héritage antique, qu’illustre la figure de la pleureuse, ces pratiques sont à la fois ostentatoires et paroxystiques, car le deuil relève de la sphère collective et entraîne une émulation mutuelle. Lors de la perte d’un être cher, l’individu participe dans sa douleur intime à une cérémonie collective qui assure la cohésion du groupe, communiant dans la douleur.
ême si elle a progressivement diminué avec l’expansion de la foi chrétienne, car jugée incompatible avec la croyance dans l’au-delà, l’exhibition violente de la souffrance relève de cultures qui la jugent nécessaire. Cet acte social s’inscrit ainsi dans un système codifié de significations publiques, comme le constate Myriam Rolland-Perrin :
« Les manifestations de deuil ont […] pris, de l’Antiquité au Moyen Âge, une forme conventionnelle et acquis une valeur obligatoire : la tristesse ne pouvait alors être représentée autrement qu’avec ces seuls gestes. »20)
a signification de la barbe pour celui qui la porte (et la maltraite en public) est donc inséparable du sens que lui donne celui qui la perçoit (être maltraitée publiquement). Signifiant l’impuissance face à des événements incontrôlables, ces meurtrissures, causées en particulier à la barbe, sont comme un moyen pour celui qui est endeuillé d’atteindre la mort après l’avoir appelée. Relevant d’une tradition rhétorique et stylistique du deuil, que Jean Frappier appelle un « topos de la douleur et de la mort »21), ces gestes ont une portée symbolique qui :
« […] rejoint la légende biblique de Samson : tout se passe comme si les cheveux et la barbe établissaient un lien avec la mort ; se les arracher revient à se dénier toute force, à affecter son apparence, à affaiblir son corps, comme pour perdre un peu de vie et se rapprocher par là-même du défunt. »22)
u’en est-il pour les Nains de la Terre du Milieu ?
i dans les romans courtois, les femmes pleurent leurs proches, dans les chansons de geste, les hommes se lamentent sur leurs troupes, l’ethos du guerrier s’associant au pathos de l’affligé. Les manifestations du deuil y sont principalement liées (à la mort) au combat. C’est dans ce cadre que semblent s’inscrire les démonstrations de douleur des Nains de la Terre du Milieu citées plus haut.
ratique individuelle et/ou collective très ancienne, attestée depuis au moins le Ve siècle du Premier Âge, les Nains arrachent les poils de leurs barbes en signe de désespoir lorsqu’ils apprennent le décès brutal de l’un de leurs proches ou de leurs semblables23). Cet acte s’accompagne de pleurs, de gémissements, voire d’exclamations, les vêtements ne semblant toutefois pas faire l’objet de leur violente souffrance24). Dans deux des passages évoqués précédemment, s’ensuit une période de silence et/ou de réflexion, débouchant sur la ferme intention de se venger des meurtriers. Ainsi, les Nains de Nogrod mettent à sac Menegroth, la demeure royale du roi défunt Elu Thingol, et Thráin déclenche une guerre contre les Orques qui va durer six ans et se conclure par la mort d’Azog. Quant à Mîm, s’il ne s’en prend pas physiquement à l’assassin de son fils, il lance à l’encontre d’Andróg une malédiction qui lui sera finalement fatale au cours d’un combat.
lus qu’une meurtrissure, s’arracher les poils de la barbe pourrait être vécu par les Nains comme une véritable mutilation. La perte volontaire de ce qui fait leur honneur ressemble en effet à un acte sacrificiel : les Nains appelleraient la mort sur leurs ennemis, plutôt que sur eux-mêmes, ayant pour devoir belliqueux de trouver une juste et sanglante compensation à leurs souffrances. Le thème de la mutilation du dieu ou du héros, que Tolkien a eu l’occasion d’aborder à plusieurs reprises au cours de ses lectures, notamment des Eddas, apparaît dans certains mythes indo-européens. L’un des plus célèbres, le mythe scandinave du sacrifice de Týr25), rapporte comment cette très ancienne divinité offrit sa main aux mâchoires du terrible loup Fenrir en gage du (faux) serment de ne pas le retenir prisonnier s’il se soumettait à l’épreuve de la chaîne Gleipnir. Týr perdit finalement sa dextre quand le monstre lupin, fou de rage, tenta vainement de se libérer du lien magique – sa captivité devant durer jusqu’au Ragnarök. Cette mutilation guerrière est désignée comme « qualifiante » par Georges Dumézil26) car elle est associée à la fonction souveraine de Týr qui, présidant au droit, sacrifie son bras pour sauvegarder l’ordre du monde des Dieux.
iège de l’honneur des Nains, s’arracher publiquement les poils de la barbe reviendrait donc à se couvrir de honte, autrement dit à perdre littéralement la face. La barbe estropiée étant le stigmate de la douleur provoquée par la mort d’un être cher, se venger permettrait ainsi d’obtenir réparation pour le déshonneur subi. Dans les sociétés germaniques, l’honneur est en effet la part de sacré qui appartient aux individus et aux groupes. La honte y est perçue comme un reniement de ce capital, ne pouvant être effacé qu’en se vengeant de l’individu qui en est à la cause. Le terme vient du latin honos, désignant à l’origine une divinité représentant le courage à la guerre27).
a barbe revêtirait-elle alors aux yeux des Nains une signification transcendante ?
urdéterminés culturellement, les actes à l’encontre de la barbe sont d’autant plus violents là où elle est la plus profondément vénérée, comme dans certaines sociétés orientales du Moyen Âge étudiées par l’historien Elliott Horowitz28). Il cite notamment l’explorateur Jehan de Mandeville, plus connu sous le nom de sir John Mandeville, qui, dans son célèbre Livre des Voyages publié au milieu du XIVe siècle, rapporte que pour les Grecs vivant à Constantinople, « la barbe est le symbole de la virilité et un don de Dieu »29).
’idée d’une prescription divine du port de la barbe a été formulée par certains Pères de l’Église, comme saint Augustin, Isidore de Séville, et Clément d’Alexandrie, pour qui : « Dieu désirait que la femme fût douce […] mais il a pourvu l’homme d’une barbe comme les lions, […] signe de puissance et d’autorité […] par où il montre sa virilité ». Le commandement du Lévitique 19:27 (« Ne taillez pas en rond les extrémités de votre chevelure, et ne rase pas les coins de ta barbe ») a ainsi particulièrement retenu l’attention des exégètes médiévaux.
our sa part, la Torah prohibe la coutume de raser sa barbe car elle relève de l’idolâtrie antique, s’inscrivant dans un rite païen de fertilité. Pour certains commentateurs rabbiniques de l’Enseignement, détruire sa barbe reviendrait même à effacer le signe que Dieu a gravé sur l’homme pour le distinguer de la femme. La vénération de la barbe dans la Kabbale plonge ainsi ses racines dans la culture moyen-orientale et dans la théologie mystique, où le visage barbu est perçu comme l’image du Dieu vrai.
açonnés par le Vala Aulë à l’image de ce qu’il imaginait devoir être les Enfants d’Eru, non encore venus au monde, pourquoi les Nains sont-ils dotés d’une barbe ? Aulë pensait-il que ceux qui allaient devenir les Elfes et les Hommes seraient modelés à la semblance d’Ilúvatar, le « Dieu Véritable »30) dans le Conte d’Arda ? D’ailleurs, Aulë ne Lui dit-il pas, au moment où il s’apprête, repentant, à détruire son œuvre, que « l'enfant ignorant qui se fait un jeu des exploits de son père ne croit pas se moquer, mais pense qu'il est le fils de son père »31) quand il est surpris à L’imiter ? Nous pourrions peut-être alors nous demander si les Enfants d’Aulë ne porteraient pas le signe de la divinité sur leur visage. Le fait que Nains et Naines, adultes comme enfants, portent indistinctement la barbe pourrait en effet laisser penser qu’une telle interrogation n’est pas complètement infondée, leur attribut pileux n’étant visiblement pas une caractéristique physiologique, à la différence des Hommes et des Elfes (bien que de façon particulière pour ces derniers)32).
uoi qu’il en soit de cette hypothèse qui pourrait paraître capillotractée, ou pour le moins tirée par les poils de la barbe33), quelques rapprochements peuvent être esquissés avec certaines cultures sémitiques, que nous autorise peut-être Tolkien lui-même en comparant les Nains aux juifs34). Ou plutôt, aux représentations que l’on pouvait s’en faire, en particulier dans l’art européen, qui « commença à partir du XVe siècle à représenter le juif à la façon d’un Oriental musulman, stratégie iconographique dans laquelle la longue barbe flottante jouait un rôle central »35) - alors même que de très nombreux juifs étaient glabres à cette époque en Europe ! Rebecca Brackmann note ainsi : « les Nains de Tolkien dans Bilbo le Hobbit se distinguent par un trait physiologique qui est souvent attribué de façon stéréotypée aux juifs »36). Désignés par son auteur comme des « barbus Nains »37), l’adjectif qualificatif épithète soulignerait, selon elle, le caractère racial de leur attribut pileux, à l’image des juifs dans l’art médiéval.
aire silence et réfléchir avant de mettre à exécution sa vengeance est une attitude que l’on retrouve dans Le Silmarillion non seulement chez les Nains, mais aussi chez l’Elfe Noir Eöl, qui « resta longtemps sans un mot ni un geste »38)avant de tenter de tuer son propre fils, Maeglin. Loin d’être spontané et irréfléchi, source de tous les excès, le devoir de vengeance, que les Nains prennent très au sérieux39), n’est pas sans évoquer l’enseignement de l’Exode (21:22-30) sur les questions de délits et de peines, régis par la loi du talion.
’origine divine, cette justice pénale doit en effet prémunir la partie lésée de recourir à la vendetta. Remontant au Code d’Hammurabi, l’un des plus anciens textes de loi connu à ce jour, édicté au XVIIIe siècle avant J.-C., et portant le nom du sixième roi de la première dynastie de Babylone40), la lex talionis est généralement connue par une expression tirée de Ex. 21:23-24 : « Mais s’il y a un accident, tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure »41). S’appuyant sur la légitimité de la législation biblique, la peine a pour finalité de compenser le délit. Mesurée et médiatisée par le droit, la sanction personnalisée s’oppose ainsi à la riposte immédiate, aveugle et démesurée.
our autant, la vengeance des Nains est-elle proportionnelle, fondée sur un quelconque principe de réciprocité, comme la Loi du Tel ? Selon John D. Rateliff, les Nains pourraient être rapprochés des juifs en raison notamment de leur nature belliqueuse. Elle semble directement inspirée du Livre de Josué, du Livre des Juges, ou des Livres des Maccabées de l’Ancien Testament42), qui relatent de nombreux épisodes violents, voire sanglants comme l’invasion du Pays de Canaan (Jos. 1-12), de l’histoire des Hébreux entre le XIIe et le IIe siècle avant J.-C. À l’image de l’évolution des manifestations de la déploration dans la littérature médiévale, la vengeance des Nains paraît de plus en plus excessive au fil des Âges. En effet, une accentuation de la démonstration de la souffrance des Nains s’instaure, auquel semble répondre une surenchère martiale.
insi, alors que Mîm crie à tue-tête le nom de son fils, les Nains de Nogrod ruminent « longtemps » dans (les restes de) leurs barbes, tandis que Thráin ne dit mot et réfléchit durant pas moins de « sept jours » – ce chiffre, ô combien symbolique pour les Nains, étant toutefois peut-être un effet de l’auteur (fictif) du texte sur le Peuple de Durin, consigné dans le Livre Rouge de la Marche de l’Ouest43), pour insister sur la durée exceptionnelle de son affliction silencieuse. De fait, Mîm lance une malédiction contre le seul Andróg, et non sur toute la bande des Gaurwaith, les proscrits dirigés par Túrin. Pour leur part, les Nains de Nogrod détruisent le palais troglodyte de Menegroth, ouvragé en particulier par des Nains de la cité de Belegost, en représailles de la mort de leurs meilleurs artisans. Et Thráin lance ses armées contre toutes les places fortes tenues par les Orques dans les Monts Brumeux, jusqu’à la bataille finale d’Azanulbizar, pour châtier la mort du roi du Peuple de Durin. Particulièrement meurtrière, cette vengeance entraîne des pertes énormes de part et d’autre, ce qui fait dire à Dáin : « Nous avons fait la guerre pour tirer vengeance, et nous nous sommes vengés. Mais la vengeance est chose amère. Si c’est là une victoire, eh bien, nos mains sont trop petites pour en contenir le fruit »44).
e fait, cette escalade dans la passion vindicative semble souligner le déclin progressif des Nains au cours de l’histoire de la Terre du Milieu.
ossédant ses propres règles et rites, le système vindicatoire de la vengeance est supporté par « une éthique mettant en jeu tout un ensemble de représentations et de valeurs se rapportant à la vie et à la mort, à l’honneur et à la honte »45). Chez les Nains de la Terre du Milieu, les manifestations violentes du deuil, et les significations socio-culturelles qui y sont associées, semblent ainsi illustrer ce code social pris généralement en charge par le groupe pour réparer une offense infligée à l’un des siens.
onscient de la centralité du motif de la vengeance dans la littérature médiévale nordique, mais également dans certains textes vétérotestamentaires, ce « discours » sur la barbe des Nains permit à Tolkien de l’illustrer dans le légendaire, qui met en scène un monde préchrétien (et où ce motif peut donc trouver à juste titre sa place), tout en marquant ses distances avec.
i sa foi chrétienne prône le pardon, magistralement exprimé dans certains passages clés du Seigneur des Anneaux, comme lorsque Frodo, amputé d’un doigt par Gollum au bord de la Crevasse du Destin, lance à Sam un « Pardonnons-lui donc ! »46), Tolkien prit néanmoins en compte dans ses écrits la possibilité de se venger en réponse à une agression, sans pour autant l’approuver complètement, comme il l’exprima dans sa correspondance :
« […] la justesse d’une cause ne légitimera pas, bien sûr, les actes de ses défenseurs, des individus, s‘ils sont moralement malfaisants. […] Les agresseurs sont eux-mêmes responsables, fondamentalement, des actes mauvais que suscite leur violation initiale de la justice et des passions que leur propre malfaisance doit naturellement (selon leurs critères), on peut s’y attendre, éveiller. En tout cas, ils n’ont aucun droit de demander que leurs victimes, lorsqu’elles sont attaquées, n’exigent pas œil pour œil, dent pour dent. »47)
rian Rosebury en conclut que les Nains ont reçu un écho imparfait de l’evangelium des Valar, tel qu’exprimé par Oromë aux Elfes de Cuiviénen dans Le Silmarillion, et peuvent être perçus, à ce titre, comme des « païens vertueux »48). Dans ce cadre, on peut se demander quelle aurait été la véritable réaction de Gimli, après avoir pleuré le décès de Pippin à la Porte Noire de la Morannon, lui qui, à bien des égards, est une « exception unique en soi »49)…