Histoires de familles

Jean-Rodolphe Turlin - novembre 2010
Note de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n'est requise.
Version consolidée de l’exposé Histoires de familles présenté oralement à Mougins (06) le 3 novembre 2007 lors d’une rencontre JRRVF.
« Les Hobbits ont une passion pour l’histoire des familles, et on était prêt à l'entendre raconter de nouveau. »1)

C’est par ces quelques mots que J.R.R. Tolkien nous présente dans Le Seigneur des Anneaux une des caractéristiques du petit peuple des Hobbits de la Terre du Milieu, un trait qui contribue à les rendre si sympathiques pour le lecteur, et finalement si proche de lui.
Au regard de la façon dont Tolkien développe à plusieurs reprises le noble concept de l’histoire des familles par le truchement de ses personnages, le lecteur comprend très vite qu’il a tout autant affaire à de moins prestigieuses histoires de famille, même si celles-ci restent captivantes.
Les familles des Hobbits sont généralement nombreuses et forment un premier modèle de société avec ses règles et ses coutumes et, on le devine, une diversité de caractères, de susceptibilités, de sentiments, chez tout un tas de personnes qui vivent parfois en vases plus ou moins clos au sein de vastes ensembles d’habitations (Les Touque des Grands Smials et les Brandebouc de Château-Brande) ou de villages bien identifiés (Les Bolger de Gué de Budge).
Comme nous l’explique Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux, les Hobbits consignaient avec beaucoup de soin et de précisions, dans des livres de raison, tel le « Peaujaune » des Touque2) ou Livre Rouge de la Marche de l’Ouest, des arbres généalogiques complexes qui permettaient entre autres choses de repérer les liens et les degrés de parenté chez les Hobbits et qui commémoraient des événements familiaux importants.
Cependant tout n’était sans doute pas aussi soigneusement consigné… et c’est ce que nous allons tenter de découvrir au fil de ce modeste essai.

Secrets de famille

Si l’histoire de la famille reste un sujet de fierté chez la famille en question les histoires de famille et plus particulièrement les secrets de famille, canalisent plutôt l’attention des gens de l’extérieur.
Ainsi, si on imagine bien un grand père Touque conter et raconter encore aux plus jeunes l’histoire de maître Bandobras, dit le Taureau Mugissant, qui décapita autrefois l’affreux Golfimbul sur les Champs verts, on se rend compte à la lecture des pages du Seigneur des Anneaux que les meilleurs récits – du moins ceux qui captent l’auditoire le plus attentif – sont ceux qu’on raconte à propos des autres familles sous le sceau d’une fausse confidentialité à l’abri des murs d’une bonne auberge.

Et c’est exactement ce que fit le vieux Ham Gamegie, le père de Sam, à l’auberge du Buisson de Lierre, située entre Lézeau et Hobbitebourg et dont le nom évoque à lui seul l’importance de la tradition orale chez les Hobbits3), en narrant l’histoire dramatique des parents de Frodon à un public conquis d’avance4).
Sur ce qui s’est passé ce soir là sur le Brandevin, nous n’avons connaissance que de faits : Drogon Sacquet, en séjour chez son beau-père Gorbadoc « le Bedonnant », dont la table était réputée, est allé se promener en barque sur le Brandevin avec sa femme Primula. Mais la barque a chaviré et les deux époux se sont noyés, laissant le tout jeune Frodon orphelin au milieu de l’étrange famille des Brandebouc. Autour de ces faits se brodent les rumeurs : la surchage pondérale de Drogon aurait-elle contribué au déséquilibre de la barque ? Ou bien avons-nous ici la description d’une franche tentative de hobbiticide qui aurait finalement débouché sur la disparition de la victime et de l’agresseur ?
Le mystère sur les circonstances exactes de cette sombre histoire de famille laisse la porte ouverte à toutes les hypothèses, même les plus farfelues.

 Bilbo © John Howe

A la manière du vieux Gamegie, J.R.R. Tolkien évoque à son tour dans la lettre 214 à A.C. Nunn une autre curieuse histoire assez peu diffusée par la famille Touque. Il s’agit des circonstances peu claires de la disparition de la dame Lalia Touque, née Suspargile5), qui était l’épouse du Thain Fortimbras II.
Cette corpulente « matriarche », telle que la désigne Tolkien, dirigea le clan Touque durant 22 ans après la mort de son mari en CC 1380.
Tolkien précise que « Lalia, lors de ses dernière et obèses années, avait l’habitude d’être menée en fauteuil jusqu’à la Grande Porte, pour prendre l’air le matin lorsqu’il était doux. Au printemps de l’année CC 1402, sa dame de compagnie maladroite laissa la lourde chaise franchir le seuil en roulant et tomber dans la volée de marches jusqu’au jardin (…) une rumeur se répandit partout que cette dame de compagnie était Perle [Perle Touque, la sœur aînée de Pippin], même si les Touque ont essayé de garder l’information au sein de leur famille »6).
Les observateurs extérieurs remarquèrent que Perle fut écartée un temps des cérémonies et des réunions de famille. Mais on remarqua aussi qu’après une période convenable, elle réapparut avec un collier de perles qui provenait du trésor des Thain. Il est impensable d’imaginer que Ferumbras l’avait ainsi récompensée de l’avoir débarrassé de son encombrante maman… quoiqu’il en soit, 13 ans plus tard, Ferumbras mourut à son tour – sans héritier, donc – et ce fut Paladin, le père de Perle et de Pippin qui devint chef du clan et Thain. On peut supposer que l’autorité de ce nouveau chef de famille mit fin aux polémiques et permit de déposer un voile pudique sur ce secret de famille.

Mais les Sacquet, encore eux, cachent aussi des secrets que seule la lecture attentive de cette même lettre 214 à A.C. Nunn, fort instructive, permet de mettre en lumière. Tolkien y relève, sans en faire de commentaires particuliers, les décès prématurés de deux Sacquet successifs : Mungon Sacquet, mort à tout juste 93 ans en CC 1300 et son fils Bungon Sacquet, mort à 80 ans en CC 1326.
Les Hobbits mâles pouvaient vivre à cette époque là jusqu’à 100 ans. Le décès précoce de Mungon permit à sa femme Laura Fouille, de conserver le titre de chef du clan pendant 16 ans, jusqu’à sa mort, ce qui était, rappelons-le, parfaitement conforme à la coutume Hobbite. Même chose pour la célèbre Belladonne Touque, qui succéda à Bungon après son décès prématuré et conserva 8 années de suite le titre, alors que Bilbon était déjà adulte et qu’il aurait pu tout à fait légitimement prétendre à ce titre…
Ces deux décès prématurés du père et du grand-père de Bilbon mettent en valeur l’étonnant pouvoir de l’Anneau magique détenu par l’aîné des Sacquet. Cet Anneau a su enrayer un trop court destin dicté par la génétique et doter son propriétaire d’une longévité exceptionnelle. Toutefois, on ne saurait assez insister sur la forte personnalité des deux veuves, en particulier Belladonna Touque, déjà évoquée très tôt par Tolkien dans le roman Bilbo le Hobbit7)… Une personnalité qui aurait pu à la fois étouffer le fils, resté célibataire toute sa vie, et aussi … étouffer le père… Le prénom même de la célèbre fille du Vieux Touque rappelle autant la cosmétique médiévale que les breuvages empoisonnés. Les Sacquet père et fils auraient-ils alors été accompagnés à leur insu dans l’accomplissement de leurs courts destins respectifs ? Toutefois, nous rentrons-là dans un domaine proche de la pure calomnie, et bien mieux que les Touque, les Sacquet ont su conserver un maximum de discrétion au sujet de ces deux décès. Nous n’en saurons donc guère plus.

Les alliances familiales

Outre ces histoires et secrets de famille qui se racontent à mots plus ou moins couverts entre personnes raisonnables, il en est d’autres sortes que l’on peut découvrir et deviner en regardant avec attention les arbres généalogiques des Hobbits qui sont de véritables concentrés de souvenirs familiaux8). Par exemple, on peut y découvrir l’existence de fortes alliances familiales entre certains clans.

Les Bolger et les Brandebouc

Le lien entre les deux familles est probablement très ancien mais leurs arbres généalogiques respectifs ne permettent de remonter qu’aux années CC 1250-1260. A cette époque, la demoiselle Adaldrida Bolger épousa Marmadoc Brandebouc, dit l’«Impérieux » tandis que la jeune cousine de ce dernier, Salvia, fut mariée à Gundabald Bolger. Drogon Sacquet, un habitué du Pays de Bouc, sur les rives duquel il se noya avec sa femme, Primula Brandebouc, était le fils de dame Ruby Sacquet née Bolger.
Quelques générations plus tard, le célèbre Meriadoc Brandebouc prit une autre demoiselle Bolger pour épouse : Estella, la soeur de Fredegar Bolger, qui était lui aussi un familier des propriétaires de Château-Brande. Sans doute cette alliance particulière tient-elle du fait que J.R.R. Tolkien prévoyait à l’origine de situer la famille Bolger dans le voisinage immédiat des Brandebouc, entre le Bout-des-Bois, le nord du Maresque et le Pont du Brandevin. Mais Tolkien renonça en fin de compte à cette idée et les Bolger conservèrent leurs liens avec les Brandebouc tout en étant désormais fixés aux environs de Gué de Budge9).

Les Bolger et les Sacquet

A l’instar des mariages entre Brandebouc et Bolger, on peut noter la présence d’un, voire deux conjoint Bolger par génération, dans l’arbre généalogique des Sacquet : Pansy (la grand-tante de Bilbon) épousa Fastolph Bolger ; Belba (la tante de Bilbon) fut la femme de Rudigar Bolger ; Fosco (le grand-père de Frodon) convola en justes noces avec Ruby Bolger tandis que Prisca (une cousine de Bilbon et Frodon) épousa Wilibald Bolger. Dans les générations les plus récentes, Poppy (une petite cousine de Bilbon) devint la femme de Philibert Bolger.

Les Touque et les Brandebouc

L’étude des arbres généalogiques des deux familles ne permet à priori de déceler que deux mariages entre Touque et Brandebouc : Mirabella (une des filles du Vieux Touque) et Gorbadoc Brandebouc puis Esmeralda Touque et Saradoc Brandebouc (les parents de Meriadoc).
Mais dans le texte, les affinités entre les deux clans sont aussi illustrées, par exemple, par la danse improvisée de Melilot Brandebouc et Everard Touque pendant le discours d’anniversaire de Bilbon et bien entendu par les forts liens qui unissent les deux cousins Meriadoc et Peregrin.

Au-delà, ce sont les points communs entre les deux clans qui les soudent aux yeux des observateurs extérieurs. Le titre de Thain, par exemple, est passé des Vieilbouc, ancêtres des Brandebouc, aux Touque (Isumbras Ier en 740) au moment de la colonisation du Pays de Bouc ; les grands manoirs familiaux des deux familles sont assez semblables (Grands Smials pour les Touque et Château Brande pour les Brandebouc).
Les deux clans étaient autrefois voisins (les uns installés sur la Colline verte et les autres dans le Maresque) et leurs deux ancêtres fondateurs, Bucca (cité dans le Prologue et dans l’appendice B du Seigneur des Anneaux) et Tuca (cité dans Peoples of Middle-earth) auraient pu être deux frères10), à l’instar de Marcho et Blanco, les fondateurs de la Comté.

Encore des histoires

Les arbres généalogiques permettent de relever bien d’autres histoires de familles. Les caractères de nombreux Hobbits sont souvent révélés par leurs noms inscrits pour la postérité, tels les membres de la famille Gamegie dont le sens des prénoms révèlent le caractère profondément casanier : Hamfast « à l’abri à la maison », Halfast « à l’abri dans la smial », Hamson « le fils de maison »11)

Les surnoms des Maîtres du Pays de Bouc n’échappent pas à ce principe. Une petite analyse permet de mettre en lumière bien des caractères et d’imaginer autant d’histoires de familles :

  • Gormadoc le « Fouille-Profond » : il est celui qui ouvre l’arbre généalogique des Brandebouc dans les appendices du Seigneur des Anneaux. Descendant de Gorhendad Vieilbouc, le fondateur de Château-Brande, il a d’abord été vu par Tolkien comme son fils. Il aurait ainsi pu poursuivre l’œuvre d’excavation de son père. Mais au final, il se retrouve éloigné de quelques générations du vieux fondateur du manoir familial. On peut alors imaginer qu’il doit son surnom à son action en faveur d’un agrandissement conséquent de Château-Brande et à l’excavation de nouvelles pièces, loin au cœur de la colline de Bouc.
  • Son fils, Madoc le « Faraud » était visiblement réputé pour son attitude suffisante et ridicule. Il a épousé dame Hanna Goldworthy, dont le patronyme (« vaut-de-l’or ») laisse supposer qu’elle était probablement issue d’une famille aristocratique fortunée.
  • Marmadoc l’« Impérieux » a ainsi été élevé au sein d’une famille riche, sous l’ombre d’un père arrogant. Fils probablement unique, si on en croit l’arbre généalogique des Brandebouc, il a certainement été surprotégé par les siens, au point que tous ses caprices lui furent cédés durant son enfance dorée. Ainsi est-il sans aucun doute devenu, avec l’âge, un tyran pour sa famille.
  • Gorbadoc le « Bedonnant » s’est certainement lâché après la mort de son tyran de père, devenant un hobbit fortement porté sur la bonne chère. A moins qu’il ait hérité de l’embonpoint proverbial de sa famille maternelle, les Bolger (dont le patronyme évoque les ventres bedonnants des Hobbits12))
  • Désespéré de voir son père sans doute si dépensier (pour les achats de nourriture) Rorimac le « Grigou » est sans doute devenu grippe-sou et cupide. Il épousa une demoiselle Goold (d’un mot anglais ancien désignant l’or) dont la probable fortune familiale l’a peut-être motivé autant que l’amour qu’il lui portait. Il était l’aîné d’une grande fratrie dont la petite dernière était Primula, celle qui s’est noyée avec son mari Drogon dans le Brandevin.
  • Enfant de l’amour (de l’argent), Saradoc le « Prodigue » est devenu le contraire de son père. Généreux et dépensier par esprit de contradiction ou par bonté réelle, il a su inculquer des valeurs généreuses à son héros de fils, le célèbre Meriadoc, dit le « Magnifique », un surnom prestigieux obtenu pour des raisons qui sont longuement développées dans le roman Le Seigneur des Anneaux et sur lesquelles je ne reviendrai pas ici.

 Lobelia © John Howe

Dans la famille Touque, les arbres généalogiques sont notamment marqués par la mention des fameux voyages des oncles de Bilbon, Hildifons et Isengar, deux des nombreux enfants du Vieux Touque, déjà évoqués par Tolkien dans le roman Bilbon le Hobbit : « De temps à autre des membres du clan Touque se prenaient à avoir des aventures. Ils disparaissaient et la famille n’en soufflait mot »13).
De tel événements, atypiques dans le monde casanier des Hobbits de la Comté, restaient donc de véritables secrets de famille et nourrissaient auprès des observateurs extérieurs les fables les plus curieuses. Ainsi de la légende d’une ancêtre fée qu’aurait épousé autrefois un aïeul Touque, si on croit se qui se raconte… dans les autres familles14).

Si la généalogie des Touque ne dévoile rien de particulier concernant le mariage d’Hildigrim avec Rosa Sacquet, celle des Sacquet laisse entrevoir une étonnante anomalie concernant cet aimable et discret couple qui contribua à sceller l’alliance entre les deux familles. Lorsqu’on observe les dates de naissance des deux tourtereaux et celle de leur enfant, on constate avec étonnement que Rosa Sacquet n’avait que 24 ans à la naissance d’Adalgrim. On est loin des 33 ans de la majorité hobbite, même si l’on note que dans la société de la Comté, les femmes se mariaient parfois jeunes (Ce fut le cas de Lalia Suspargile, mariée à 31 ans).
Toutefois si on compare avec les âges de plusieurs dames célèbres au moment de la naissance de leurs aînés, dates qui devaient vraisemblablement être proches de celles de leurs mariages respectifs, on constate que Rosa était vraiment une très jeune maman, et qu’elle a probablement dû, en conséquence, se marier encore plus tôt. Ainsi Belladonna Touque a eu Bilbon à 38 ans ; Esmeralda Brandebouc a eu Meriadoc à 46 ans ; Primula Brandebouc a eu Frodon à 48 ans (le double de Rosa à la naissance d’Adalgrim !). Même Rosie Cotton, pourtant issue d’une famille plus modeste, a mis au monde Elanor à 37 ans… on imagine alors que le très jeune âge de Rosa a pu largement faire jaser, à la ville comme au lavoir…

C’est aussi au lavoir qu’il est de bon ton d’évoquer à demi-mot, entre commères bien informées, le mystère des enfants disparus.
L’arbre des Touque révèle le triste décès prématuré d’Hildigard, second enfant des treize que comptait la fratrie issue du mariage du Vieux Touque et de dame Adamanta Boulot15). Rien n’explique cette disparition sinon une santé particulièrement fragile ou un tragique accident dont l’histoire n’est révélée nulle part.
Mais une autre disparition peut être signalée dans ce même arbre. La plupart des généalogies de la grande famille du Thain s’accordent sur la descendance d’Adelard Touque. Celui-ci a eu deux fils : Reginard et Everard, et 3 filles dont les prénoms ne sont pas dévoilés. Toutefois, dans les éditions anglaises et américaines de 2004 du roman Le Seigneur des Anneaux, une des filles d’Adelard Touque a étrangement disparu… La famille Gamegie connut en son temps le même genre de drame. La dernière et quatorzième enfant de maître Samsagace et dame Rosie, la petite Lily Gamegie, née en CC 1444, disparut elle-aussi de l’arbre généalogique familial.
Le coupable de ces sinistres forfaits est J.R.R. Tolkien lui-même qui, tel un ogre littéraire, biffa les deux jeunes filles de leurs généalogies respectives, la première lors de la révision du roman pour l’édition américaine de Ballantine Books en 1965, la seconde beaucoup plus tôt, dès la correction des épreuves du troisième tome du roman en 195516).

Rivalités familiales

L’Histoire des familles est marquée aussi par de fameuses rivalités familiales.
Celle qui vient immédiatement à l’esprit des lecteurs de Tolkien est sans doute la plus fameuse et la mieux décrite. Il s’agit bien entendu de la rivalité entre les Sacquet et les Sacquet de Besace.
Les Sacquet, on le sait, sont une famille très respectable. Le titre de chef de clan des Sacquet (« Le » Sacquet) est transmis de père en fils selon une ancienne tradition hobbite.
Ce titre pouvait passer parfois d’un grand-père à l’aîné des petits-fils par le truchement de la fille, comme ce fut le cas pour les Besace : Othon a ainsi hérité du titre de chef des Besace, en conservant en second le nom de Sacquet : Othon Sacquet de Besace (en anglais : Sackville-Baggins).
L’ambition de ce dernier était d’obtenir le privilège d’être le chef de deux clans différents, et l’occasion se présenta avec la première disparition de Bilbon en CC 1341.
Mais le retour de Bilbon ajourna ce projet. Puis l’adoption de Frodon compliqua encore les choses d’autant que la coutume récente d’adopter un proche parent mineur portant le même nom et de lui transmettre ses privilèges faisait l’objet d’interprétations juridiques divergentes17).

Après le départ de Bilbon et Frodon « au-delà de la mer », on peut noter que les privilèges liés à la « direction » de la famille Sacquet passèrent à une branche cadette, celle de Ponton Sacquet. Alors que rien ne s’opposait à ce que le titre passe aux descendants du plus jeunes des oncles de Bilbon. Mais personne n’a visiblement pris la peine de contester cette anomalie18)… Ce ne serait pas la première étrangeté à relever dans l’histoire mouvementée de la respectable famille Sacquet, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir…

 Le Père Maggotte © John Howe

Une autre rivalité, beaucoup moins développée par Tolkien, peut être cependant lue en filigrane de différentes versions du récit et de plusieurs anecdotes rapportées par l’écrivain.
Il s’agit de la rivalité entre les Sacquet, toujours eux, et les Fierpied (Proudfoot dans le texte original).
La famille Fierpied, loin d’être un élément anecdotique du Conte d’Arda, a joui d’une véritable étude de la part de Tolkien. On peut suivre l’évolution de ces recherches dans les arbres généalogiques de Peoples of Middle-earth19).
Ainsi découvre-t-on que Linda Sacquet (la tante de Bilbon) a épousé Bodon Fierpied (d’abord nommé Magnus, puis Marco). De leur union est né Odon Fierpied (le cousin de Bilbon, d’abord appelé Rollo dans les premières versions des arbres). Madame Fierpied, la femme d’Odon, est citée dans les brouillons du Seigneur des Anneaux. Mais elle disparaît de la version finale, absente également des arbres généalogiques. Le fils d’Odon est Oloïn Fierpied. Il a lui-même eu un fils appelé Sancho, qui est donc le petit fils d’Odon.

Cité à plusieurs reprises et dans des circonstances assez similaires depuis les premières versions, Odon Fierpied apparaît comme une figure locale, charismatique, patriarcale et à fort caractère, à grosse voix et sans grande gêne, comme on peut en rencontrer dans toutes les grandes fêtes familiales.
Tolkien le case dans son récit comme un contrepoids à la présence de Bilbon, comme une sorte de rival situé au fond du pavillon principal et attentif à la moindre erreur du héros de la soirée. Bilbon ne tient d’ailleurs pas compte de l’intervention et poursuit imperturbablement son discours, répétant son fameux ‘Proudfoots’ alors que le cousin réclamait du ‘Proudfeet’.
Quoi qu’il en soit, doit-on lire dans ces attitudes une sorte de concurrence familiale entre deux cousins âgés ? Après tout, le retour de Bilbon après l’expédition d’Erebor n’a pas dû irriter que la branche des Sacquet de Besace… le ressentiment se retrouve peut-être dans une moindre mesure chez les Fierpied.

D’ailleurs, on peut constater que par la suite, Bilbon n’a pas réservé de cadeau à son cousin ou à un des membres de cette branche de la famille pourtant proche. De même, l’exploration forcenée de la cave de Cul-de-Sac par Sancho, le petit-fils, se termine par une empoignade avec Frodon, ce qui n’est pas banal de la part de ce personnage particulièrement mesuré et pacifique. Autre indice d’une forte rivalité familiale ?
Notons enfin que l’honneur qui est donné aux Fierpied d’intervenir en personnes dans le récit du roman et le travail effectué sur leur généalogie contraste grandement avec l’absence d’une analyse de leur patronyme dans les études des futurs appendices auxquels se consacre une partie de Peoples of Middle-earth.
Ils figurent pourtant bien dans les listes familiales régulièrement déclamées par Tolkien dans ses écrits. Ainsi dans la Lettre 25 adressée dès 1938 au rédacteur en chef du journal the Observer : « La liste complète des familles les plus riches est : Sacquet [Baggins], Bophin [Boffin], Bolger, Sanglebuc [Bracegirdle], Brandebouc [Brandybuck], Fouine [Burrowes], Boulot [Chubb], Fouille [Grubb], Sonnecor [Hornblower], Fierpied [Proudfoot], Besace [Sackville], et Touque [Took].»20)

Conclusion

L’Histoire des familles et les Histoires de famille forment donc des sortes d’annales parallèles qui accompagnent et consolident le récit principal et qui en composent, en partie, son terreau. Elles contribuent, toute proportion gardée, à donner une touche réaliste à l’œuvre de Tolkien, par leur valorisation de l’existence d’un système de parenté cohérent qu’on retrouve aussi, mais dans une moindre mesure ou dans des contextes plus héroïques, dans les autres sociétés décrites par l’écrivain britannique. Elles donnent aussi une touche particulièrement attachante au récit, de par la proximité de la condition familiale et sociétale des Hobbits à celle des lecteurs. Histoires de famille ou Histoire des familles, elles sont un élément indissociable de la richesse du Seigneur des Anneaux, tout comme ces milliers de détails familiaux, toponymiques, botaniques, culturels ou sociaux qui fourmillent dans les lignes et entre les lignes du roman.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

1) J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings (I, 1), Londres BCA 1991, p 35: « (…) Hobbits have a passion for family history, and they were ready to hear it again. ».
2) Ibid. Appendix D, p 1145 : « Yellowskin, or the Yearbook of Tuckborough, Recording births. marriages and deaths in the Took families, as well as other matters. such as land-sales, and various Shire events. »
3) Mark T. HOOKER, The Hobbitian Anthology, Of articles on J.R.R. Tolkien and his Legendarium, Llyfrawr, 2009, pp 81 à 85. Dans une étude sur le nom Ivy Bush, Mark T. Hooker explique qu’en Angleterre au XIXème siècle, ce type assez fréquent d’enseigne au buisson de lierre permettait aux clients qui ne savaient pas lire d’identifier facilement une auberge.
4) J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings (I, 1), p 34-35.
5) Lettres, sous la direction de Humphrey Carpenter et Christopher Tolkien, traduction par Delphine Martin et Vincent Ferré. Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005, p 415. Le nom original de cette famille est Clayhanger.
6) Lettres, op.cit. p 415 : « Lalia, in her last and fattest years, had the custom of being wheeled to the Great Door, to take the air on a fine morning. In the spring of SY 1402 her clumsy attendant let the heavy chair run over the threshold and tipped Lalia down the flight of steps into the garden (…) It was widely rumoured that the attendant was Pearl (Pippin's sister), though the Tooks tried to keep the matter within the family. »
7) J.R.R. Tolkien, The Hobbit or There and Back Again, Londres, Harper Collins Publishers, 1999 (1937) : « As I was saying, the mother of this hobbit - of Bilbo Baggins, that is - was the fabulous Belladonna Took, one of the three remarkable daughters of the Old Took. »
8) J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings (Appendix C).
9) The History of Middle-earth, Vol. VI : The Return of the Shadow, édité par Christopher Tolkien. Boston, Houghton Mifflin Company, 1988., chap. XVI, p 284 (note 9) : « the Bolgers [are placed] south of the East Road and north of the Woody End.°»
10) Hypothèse proposée par David DAY, in Le Bréviaire du Hobbit, Grenoble, Glénat 1997, p 32. Voir aussi Jean-Rodolphe TURLIN : Promenades à Travers la Comté, http://www.jrrvf.com/essais/promenade/colline.html
11) Jean-Rodolphe TURLIN : « Les prénoms des Hobbits »
12) Voir l’irlandais bolg « sac, ventre » et l’ anglais bulge « bombement »
13) J.R.R. Tolkien, The Hobbit or There and Back Again, op. cit. : « and once in a while members of the Took-clan would go and have adventures. They discreetly disappeared, and the family hushed it up. »
14) Ibid. « It was often said (in other families) that long ago one of the Took ancestors must have taken a fairy wife. »
15) Sur le mystère du sexe d’Hildigard Touque, voir Jean-Rodolphe TURLIN : Les prénoms des Hobbits, op.cit.
16) W.G. HAMMOND et C. SCULL, The Lord of the Rings : A Reader’s Companion, Londres, HarperCollins Publishers, 2005, p 724.
17) Lettres, op.cit. p 416.
18) Ibid. p 414-415.
20) Lettres, op.cit. p 52.
 
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