Parole et pensée chez Tolkien : l’analogie de l’angélologie

Didier Willis - 2003-2007 (révisé 2012)
Articles théoriquesArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Ce dossier devait paraître dans la Feuille de la Compagnie n° 3 (l’Effigie des Elfes) aux éditions Ad Solem, dont la publication a été repoussée. Après presque cinq ans, nous en proposons ici une version légèrement remaniée pour Tolkiendil. En décembre 2014, une version étendue a finalement été publiée aux éditions Bragelonne.

Une version étendue de cet article a été publiée dans l'ouvrage La Feuille de la Compagnie n°3 : Tolkien l'Effigie des Elfes.

La Feuille de la Compagnie n°3 : Tolkien l'Effigie des Elfes

Le Seigneur des Anneaux fait parfois appel, en passant, à des conceptions qui n’y sont pas exposées techniquement, mais qui sont seulement - dira-t-on - utilisées mythopoiétiquement. L’inexpliqué relève la magie de la faërie, mais relève-t-il de l’inexplicable ? Pour le dire autrement, ne peut-on rendre raison de cette faërie ? Le Seigneur des Anneaux est un roman, et non un traité de philosophie ou une somme de théologie. Si l’on sait bien que sa profondeur historique vient du Silmarillion1), on méconnaît encore souvent le fait que sa profondeur philosophique et théologique s’explique par le « Silmarillion » tardif (c’est-à-dire de la fin des années 19502)). C’est ce que nous attacherons à révéler. Ainsi, lisant qu’Elrond, Galadriel et Celeborn « (…) ne bougeaient ni ne parlaient oralement, se regardant d’esprit à esprit ; et seuls leurs yeux remuaient et s’allumaient dans le va-et-vient de leurs pensées »3), où Tolkien va-t-il chercher tout cela, diront ceux qui n’y voient qu’une douce imagination. On leur répondra : il va chercher des thèses de théologie médiévale. On peut, en effet, une fois qu’on l’a remis en perspective à partir de textes du « Silmarillion », lire dans ce passage la reprise technique de conceptions angélologiques telles que la théologie chrétienne les a développées. La perspective à laquelle nous faisons appel est profonde : sa ligne de fuite se perd dans la conception de la transmission de pensée entre Dieu (Eru) et les anges (les Valar) en amont de la transmission de pensée des elfes que nous venons de citer ; en aval, elle requiert un examen de la transmission de pensée chez les hommes par l’intermédiaire des Pierres de vision, les Palantíri.

Partons du premier point : quel est le mode de communication des Valar ? Deux faits ne manquent pas d’étonner le lecteur qui découvre Quendi and Eldar, un important texte de nature linguistique datant de 1959-1960 et publié dans The War of the Jewels4) (Home XI) : d’une part, Tolkien a sommairement détaillé une langue inconnue jusqu’alors, le valarin ou Lambe Valarinwa ; d’autre part, il a simultanément consacré un long développement à la communication directe par la pensée ou ósanwe, qui commence par l’étude de cette question chez les Valar. D’étonner, disons-nous, à la fois par le caractère inattendu (des détails inouïs jusqu’alors) de ces éléments et les questions philosophiques qu’ils soulèvent. Le paradoxe est celui de la parole et de la pensée des Valar : pourquoi a-t-on besoin d’une langue quand on peut transmettre directement ses pensées ? La pensée requiert-elle de s’articuler selon un langage ? Quid donc des rapports entre parole et pensée, c’est-à-dire qu’en est-il du logos de l’aggelos chez Tolkien ? Quel lien la linguistique entretient-elle avec l’angélologie ?

On sait l’attachement linguistique que Tolkien portait à sa « subcréation », et le « pinaillage5) » constant auquel il se livrait pour parfaire son œuvre littéraire. La conception de langues inventées, elfiques dans un premier temps, s’étend sur toute l’œuvre de Tolkien depuis ses prémices en 1915. Si, pour une part, son inspiration était d’abord euphonique et esthétique6), on découvre aussi au gré des publications récentes, la rigueur de l’auteur qui n’évoque pratiquement jamais une langue inventée sans en avoir préalablement établi au moins les grands principes. Ce processus de création est particulièrement visible dans les brouillons des appendices du Seigneur des Anneaux, où la « langue commune », prétendument traduite en anglais pour les besoins du roman, se précise dans l’esprit de Tolkien, et dont les bases grammaticales, sans toutefois acquérir la précision et l’achèvement des langues elfiques, sont alors posées plus que le récit ne l’exigeait par lui-même7).

Par ailleurs, l’idée même d’une communication par la pensée, quoique limitée, était déjà implicitement en gestation dans le livre II, chapitre vii du Seigneur des Anneaux où Galadriel sonde l’esprit des membres de la communauté. Dans cette optique, le développement tardif des modes de communication des Valar peut s’inscrire dans la continuité d’une double logique littéraire et linguistique que l’on retrouve ailleurs dans l’œuvre de Tolkien.

Les modalités particulières de ce double rapport cognitif lié à la communication chez les Valar (langue articulée d’une part, transmission de pensée de l’autre) peuvent être éclairées par les doctrines angélologiques médiévales. Les thèmes de la connaissance et du langage ont connu au Moyen Âge un développement spéculatif remarquable dans la théorie relative à la nature des anges. Dans quelle mesure les langues des Maiar et des Valar, ces « anges » et « archanges » du Conte d’Arda, procèdent-ils d’une réflexion semblable ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier dans cet article8).

Nous l’avons intitulé « Parole et pensée chez Tolkien », renvoyant au quenya Lambe Valarinwa et Ósanwe, c’est-à-dire la langue des Valar et la transmission de pensée. Le corpus sur lequel nous nous fondons et que nous étudions repose donc sur deux textes : la Note on the ‘Language of the Valar’ et l’Ósanwe-kenta9). Notre sous-titre « l’analogie de l’angélologie » s’appuie sur deux auteurs médiévaux : saint Thomas d’Aquin (Summa theologiae, Ia p., qu. 107) et Gilles de Rome (De cognitione angelorum), dont les thèses sur la langue des anges ont été étudiées récemment par Tiziana Suarez-Nani dans Connaissance et langage des anges10).

I. Langue des anges et Lambe Valarinwa

A. Langue et corps des Valar

L’étude des rapports entre la langue des Valar et l’usage du corps qu’elle requiert nécessite d’abord de faire le point sur le statut de la langue des Valar (et son évolution) chez Tolkien. Nous pourrons ensuite voir pourquoi les Valar ont un corps.

1. Du secret à l’absence de langue des Valar

Les conceptions de Tolkien sur la langue des Valar connurent diverses étapes11) : mentionnée, par l’entremise du sage Rúmil12), comme une langue « secrète » dans Le livre des contes perdus (Home I-II), elle est reprise dans le Lhammas, un traité linguistique rédigé dans les années 1930 (Home V), en tant que langue mère de toutes les autres.

La langue des Valar semble, en revanche, disparaître des autres écrits à caractère linguistique et dictionnaires qui suivirent, en particulier l’imposant lexique que constituent les Etymologies (Home V), où aucune entrée, y compris celles qui s’expliquent difficilement sur la seule base des langues elfiques, ne fait référence au valarin. Dans une lettre de 1958 à Rhona Beare, Tolkien en vient même à nier totalement l’existence d’une langue propre aux Valar, qui n’en auraient eu nul besoin :

Dans la mesure où les Valar n’avaient pas de langue propre, n’en ayant pas besoin, ils n’avaient pas de noms « véritables », mais seulement des identités, et leurs noms leur furent attribués par les elfes ; ils étaient donc tous à l’origine des « surnoms » pour ainsi dire, faisant référence à une particularité frappante, à une fonction ou à un exploit.13)

L’argument n’est pas explicité davantage dans cette lettre. À titre de comparaison, signalons par quels arguments la tradition catholique a pu vouloir rejeter la langue des anges. Saint Thomas d’Aquin s’interroge sur la question « Un ange parle-t-il à un autre ? » en commençant par objecter (ce qui est le signe invariable, dans l’économie de l’écriture de la Somme, qu’il soutiendra le contraire) :

Il ne semble pas [que les anges puissent parler]. Car s. Grégoire[-le-Grand dans les Morales de Job, chap. xviii] a écrit qu’après la résurrection, « les âmes ne seront plus cachées les unes aux autres par l’épaisseur du corps ». À bien plus forte raison, l’esprit d’un ange n’est-il pas caché à un autre ange. Mais le langage sert à manifester à un autre ce qui est caché dans l’esprit. Il n’est donc pas nécessaire qu’un ange parle à un autre ange.14)

La position est claire : les anges n’auraient pas de langue car ils ne sont pas de nature corporelle, mais spirituelle : « Le langage qui s’extériorise par la voix nous est nécessaire à cause de l’obstacle du corps »15). La solution, nous y reviendrons, consiste à distinguer la communication langagière (essentiellement phonatoire) et la volonté de communication ou d’intellection inhérente à la pensée16). Tolkien, pourtant, pouvait difficilement souscrire pleinement à cette thèse pour refuser la langue des anges car ses Valar ou Maiar, ont un corps…

2. Des anges corporels parlent

Dès 1959-1960, environ un an après la lettre à Rhona Beare donc, on voit Tolkien revenir à sa conception originelle (il y a une langue des anges) en consacrant, dans Quendi and Eldar, un long chapitre au langage des Valar et des Maiar, puisque cette langue n’est plus totalement secrète. Non seulement ceux-ci retrouvent alors des noms véritables, bien qu’ils soient encore gardés secrets17), mais, pour la première fois, apparaissent aussi quelques termes natifs de cette langue aux sonorités étranges, dont la structure complexe n’est pas sans rappeler les langues sémitiques telles que l’akkadien18). Tolkien justifie bien alors l’existence de la langue des Valar en en appelant au corps lorsqu’il rapporte ces propos de Pengolodh :

Même si nous n’en avions pas pris connaissance, dit-il, nous n’aurions pas raisonnablement pu douter que les Valar eussent leur propre lambe19). Nous savons que tous les membres de leur ordre se sont incarnés de leur propre désir, et que la majorité d’entre eux a choisi de prendre des apparences semblables à celles des Enfants d’Eru, ainsi qu’ils nous nomment. Sous de telles apparences, il fallait qu’ils endossassent toutes les caractéristiques des Incarnés, conséquence de la co-opération d’un hroa et de la fëa y résidant. Autrement, prendre ces apparences leur eût été inutile, d’autant qu’ils se parèrent de la sorte bien avant d’avoir une quelconque raison de paraître à notre vue. Par suite, comme la confection d’une lambe est la caractéristique principale d’un Incarné, les Valar, s’étant parés ainsi, devaient inévitablement, durant leur long séjour en Arda, dû se doter d’une lambe à leur usage.20)

Ainsi, la création linguistique est-elle intrinsèquement liée à la condition de « corporéité » — il est dans l’état naturel des êtres incarnés de communiquer au moyen d’une langue articulée, et c’est uniquement dans la moindre mesure où les Valar se sont volontairement dotés d’une forme corporelle en Arda qu’ils ont alors façonné leur propre langue. D’autres aspects de la double nature angélique et « incorporée » des Valar ont déjà été étudiés ailleurs21), et nous trouvons ici, sous un angle d’approche similaire, un lien entre deux thèmes chers à Tolkien, la linguistique étant remise en perspective sous l’angle de la foi.

B. Entre musique des Ainur et langue des Valar : la glossolalie

Les Valar n’ignoraient aucune langue22). En ce sens, ils étaient doués de glossolalie. L’analyse du rapport de la langue des Valar à la glossolalie, peut être poussée plus loin. Le « parler en langue », conféré aux apôtres lors de la Pentecôte23), revêt chez Paul, dans sa Première épître aux Corinthiens, un autre aspect. Alors que le parler en langue caractérise pour les Corinthiens le don des langues réelles et la communion d’esprit avec l’ensemble des peuples à convertir, il devient chez Paul la langue du prophète, qui ne choisit pas les mots qu’il profère, parce qu’il communique avec le divin, qui lui dicte ses paroles. Paul, qui prétend « mieux parler en langue » que les Corinthiens, en critique l’usage dans les cérémonies religieuses :

Et maintenant, frères, supposons que je vienne chez vous et vous parle en langues, en quoi vous serai-je utile, si ma parole ne vous apporte ni révélation, ni science, ni prophétie, ni enseignement ? Ainsi en est-il des instruments de musique, flûte ou cithare ; s’ils ne donnent pas distinctement les notes, comment saura-t-on ce que joue la flûte ou la cithare ? (I Corinthiens XIV, 6-7)
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. (I Corinthiens XIII, 1)
Et si le joueur de trompette ne fait pas retentir un appel clair, qui se préparera au combat ? De même, comment pourra-t-on comprendre de quoi vous parlez si le message que vous exprimez au moyen de langues inconnues n’est pas clair ? (I Corinthiens XIV, 8-9)

Paul conteste la pratique de la glossolalie24) sous la forme que lui connaissent les Corinthiens, en lui assignant des limites précises pour qu’elle ne donne pas lieu à des abus. Ses critiques renvoient fréquemment, par analogie, au vocabulaire musical. La voix de Dieu le Père dans la Bible est, sinon sévère, presque toujours terrible aux oreilles humaines. Lorsque Dieu ou ses anges parlent aux mortels, ils s’expriment d’une voix puissante évoquant les éléments déchaînés, le vent et les rocs : tonnerre, mugissement des eaux ou tremblements de terre25). Mais cette apparente « cacophonie » divine, souvent accompagnée de trompettes, n’en est cependant pas moins porteuse de musicalité et d’une certaine harmonie :

Et j’entendis un bruit venant du ciel, comme le mugissement des grandes eaux ou le grondement d’un orage violent, et ce bruit me faisait songer à des joueurs de harpe touchant de leurs instruments.26)

Cette même dimension variable de la langue des anges, simultanément sévère, bruyante, harmonieuse et élémentaire, se rencontre aussi chez Tolkien, où selon Pengolodh (citant Rúmil), les Elfes n’apprécient guère la langue des Valar, déplaisante à leurs oreilles et étrangère à leur propre langue,

Car les Valar ont la langue et la voix puissantes et sévères, mais aussi rapides et subtiles dans leurs intonations, produisant des sons que nous trouvons difficile à contrefaire ; leurs mots sont généralement longs et rapides, tel l’éclat des épées, tels le bruissement des feuilles par grand vent ou les éboulements de pierres dans les montagnes.27)

En contrepoint de l’Ainulindalë, où Eru Ilúvatar façonne le monde après avoir engagé les Ainur à chanter et jouer sur les thèmes qu’il leur proposait, la langue orale des Valar et des Maiar — ceux des Ainur qui choisirent de s’incarner en Arda — a conservé sa force brute comme sa musicalité, rejoignant, par certaines caractéristiques, celle des langues des anges et de Dieu le Père dans la tradition catholique28).

Finalement, l’analogie de la glossolalie permet de poser deux questions. D’une part, en tant qu’elle est le parler d’une langue que l’on ne connaît pas, n’est-elle pas fondée sur une transmission de pensée ? Le glossolaliste lirait dans la pensée d’autrui pour lui parler. D’autre part, si comme le souligne s. Paul, c’est la volonté de transmettre non seulement une pensée, mais une pensée claire et distincte avec charité, ne peut-on dire que pour la glossolalie l’intention vaut le don ? En bref, qu’en est-il des rapports entre transmission de pensée et volonté ?

C. Transmission de pensée et volonté

Les Valar et les Maiar communiquent avant tout par transmission directe de la pensée. Leur utilisation de langues articulées relève uniquement de deux motivations : a) le plaisir de l’exercice de leur nature corporelle en Arda, et b) le désir de compréhension des autres créatures incarnées, dont c’est le mode d’expression privilégié :

Même sous forme corporelle, ils avaient un moindre besoin d’un quelconque tengwesta29) que les Incarnés : s’ils avaient conçu une lambe pour eux-mêmes, plutôt que par quelque nécessité qu’ils auraient ressentie, c’était pour le plaisir d’exercer pouvoirs et talents dus à la forme corporelle, et (dans une moindre mesure) pour en retirer une meilleure compréhension des esprits des Incarnés lorsque ceux-ci paraîtraient. Car les Valar et les Maiar pouvaient, conformément à leur vraie nature, transmettre et recevoir la pensée directement (par la volonté des deux parties).30)

Lorsque Thomas d’Aquin se penche sur l’existence d’une « langue des anges », sa solution consiste à la justifier comme relevant d’un acte d’intellection de l’ange. Le moteur de la communication angélique est la « volonté » qui consiste à manifester sa pensée pour la porter à la connaissance d’un autre esprit :

Donc, pour comprendre de quelle manière un ange peut parler à un autre ange, il faut considérer ce que nous avons dit au sujet des actes et puissances de l’âme : c’est la volonté qui meut l’intelligence à son opération. (…) Du fait que l’ange, par sa volonté, ordonne son concept mental en vue de le manifester à un autre, aussitôt ce dernier en prend connaissance : c’est ainsi que l’ange parle à un autre ange. Car parler à autrui, ce n’est pas autre chose que manifester à autrui sa propre pensée. (…) Ainsi la langue des anges est une métaphore pour signifier la puissance qu’ils ont de manifester leur pensée.31)

La fin de ce texte est capitale pour revenir à l’appréciation de la difficulté de la position de Thomas. Les anges étant spirituels pour lui, et la parole requerrant le corps, la langue des anges est une métaphore pour parler de la transmission de pensée. En revanche, chez Tolkien, puisque les anges ont un corps, on peut soutenir qu’il y a vraiment une langue des anges.

Le début de ce texte expose le rapport interangélique. Chez Tolkien, le sage Pengolodh affirme d’abord l’égalité de nature entre tous les esprits — l’égalité vaut aussi bien, nous le reverrons, pour les Valar que pour les enfants d’Eru —, ne reconnaissant qu’une gradation dans les capacités de ces esprits : « (…) tous les esprits(sáma, pl. sámar) sont égaux en statut, bien qu’ils diffèrent en capacité et en puissance »32).

La communication angélique est immédiate chez l’Aquinate : il suffit qu’un ange s’exprime pour qu’un autre prenne aussitôt connaissance de son message. Là encore, nous retrouvons dans les propos de Pengolodh une formulation proche : « Par nature, un esprit perçoit un autre esprit directement »33). Mais il ne fait guère plus que percevoir l’existence d’autres esprits : pour aller au-delà et envisager une communication, Pengolodh complète sa description en retenant, comme Thomas d’Aquin, que l’accord volontaire et réciproque de deux esprits est nécessaire pour qu’ils puissent échanger leurs pensées : « Mais il [sc. l’esprit] ne peut pas percevoir plus que l’existence de cet autre esprit (comme entité distincte de lui-même, bien que du même ordre) sans la volonté des deux parties »34). Là aussi, seule la volonté, que Tolkien nomme nirme en elfique et distingue de la pensée elle-même, sanwe, permet la communication, à la condition qu’elle soit partagée par le locuteur et le destinataire de son message. Fort de ce rapprochement, nous chercherons donc à étudier maintenant comment cette volonté s’articule selon que le langage de la pensée s’adresse (II) à Eru et à d’autres Valar ou (III) aux enfants d’Ilúvatar.

II. La force de la pensée

A. Le dialogue avec Dieu

Le dialogue avec Eru révèle des modalités d’ouverture de son esprit qui sont particulières (1). Nous verrons aussi en quoi Dieu illumine les anges (2), parle à leur cœur (4), ce qui n’est pas parfois sans rappeler certaines conceptions de l’extase (5). Mais surtout, de manière centrale, ce sera le lieu de montrer la précédence de la pensée sur le langage (3).

1. Ouverture et révélation

Eru étant infiniment supérieur à toutes ses créatures, tous les esprits peuvent lui être accessibles, tandis que ses propres pensées restent impénétrables tant qu’il ne souhaite pas les révéler : « Ils [sc. les Valar] sont, évidemment, ouverts à Eru, mais ils ne peuvent pas de leur propre volonté “percevoir” une quelconque partie de Son esprit. Ils peuvent s’ouvrir à Eru en prière, et Il peut alors leur révéler Sa pensée »35). Inversement, aucune pensée de ses créatures ne saurait être cachée à Eru : « Aucun esprit ne peut, cependant, être fermé envers Eru, que ce soit contre Son inspection ou contre Son message. S’il peut ne pas tenir compte de ce dernier, il ne pourra pas prétendre ne pas l’avoir reçu »36).

La seconde articulation de cet extrait est à mettre en parallèle avec l’intervention d’Eru lorsque Aulë créa les Nains à l’insu des autres Valar, par crainte de blâme. Eru savait qu’il en irait ainsi avant même qu’Aulë eût achevé sa création37), car elle était inscrite dans sa nature : plus encore que chez Thomas d’Aquin, c’est dans le De cognitione angelorum de Gilles de Rome que l’on retrouvera un développement sur l’idée que Dieu voit toutes les pensées secrètes et tous les mouvements de la volonté, immédiatement, sans obstacle ni médiation38). Nous aurons l’occasion de relire ce passage du Silmarillion ; restons-en pour l’instant à la première partie de la relation décrite ici par Tolkien.

Puisque Eru connaît toutes les pensées de ses créatures, mais ne laisse percevoir les siennes que de sa propre initiative, la communication divine apparaît strictement ordonnée. Nous pourrions même dire qu’elle lui est subordonnée : Eru ne « s’ouvre » que lorsqu’il a quelque chose à dire39), pour dicter sa volonté ou en réponse à une prière. Autrement dit, les Valar (ne) peuvent s’adresser à Eru (que) pour recevoir son conseil.

Tolkien envisage cela dans un dialogue40) avec Eru. Par analogie, qu’enseigne la scolastique médiévale sur la modalité de l’échange entre Dieu et les anges ? Thomas d’Aquin abordait ainsi la question :

(…) il arrive qu’une réalité est ordonnée à une autre pour en recevoir quelque bien ; ainsi, dans l’ordre des choses naturelles, le patient est ordonné à l’agent (…)
2. S’il s’agit du langage par lequel les anges louent Dieu et l’admirent, on peut dire que les anges parlent sans cesse à Dieu. Mais s’il s’agit de consulter la sagesse divine pour savoir ce qu’il faut faire, de ce point de vue les anges ne parlent à Dieu que lorsqu’une œuvre nouvelle se présente à réaliser, sur laquelle ils désirent être éclairés.41)

La double modalité présente chez l’Aquinate42) — à savoir, que Dieu ne s’adresse à ses anges que pour leur donner des directives et que ses anges peuvent en retour s’adresser à lui pour chanter ses louanges ou être éclairés par sa sagesse — se retrouve ainsi sensiblement à l’identique sous la plume de Tolkien. D’une part, « Manwë était lié par les commandements et les injonctions d’Eru »43) ; de l’autre, Eru lui accorde au besoin son conseil :

Pengolodh ajoute : « Certains affirment que Manwë, par une grâce spéciale consentie au Roi, pouvait encore, dans une certaine mesure, percevoir Eru. D’autres disent, sans doute avec plus de justesse, qu’il demeurait très proche d’Eru et qu’Eru restait à son écoute pour lui répondre. »44)

À bien lire le commentaire de Pengolodh au-delà de sa formulation première, le lien privilégié qu’entretient Manwë avec Eru relève effectivement d’un ordre hiérarchique entre le Créateur et son Régent sur la Terre : Eru écoute et répond, dans un rapport de maître à élève.

Qu’en est-il plus concrètement de la relation hiérarchique esquissée ici ? Nous avons notamment la chance de disposer d’un bref texte de Tolkien (The Converse of Manwë and Eru45)) mettant en scène une conversation entre Manwë et Eru sur un point de « théologie » — en l’occurrence, la réincarnation des elfes. Dans les échanges entre Manwë et Eru, retranscrits par nécessité sous forme dialoguée, nous distinguons en effet la dichotomie que nous avons évoquée plus haut. Manwë vient s’enquérir d’un avis et de directives auprès de son Créateur (« Qu’est ce qui doit encore être fait ? », « Comment cela doit-il être fait ? », « Est-ce selon Ta volonté que nous tentions ces choses ? », « Est-ce aussi en notre pouvoir et sous notre autorité ? »46)), tandis qu’Eru édicte des ordres (« Que les esprits dénudés de leurs corps soient relogés ! »47)) ou précise les modalités et les contraintes de leur exécution (« Je vous donne l’autorité », « Cela sera sous votre autorité, mais ce n’est pas en votre pouvoir »48)). À tout moment, le vocabulaire est celui du maître envers son disciple. Manwë s’exprime sur le mode de la prière — on notera l’emploi dans le texte anglais des pronoms bibliques Thy, Thou49) —, mais Eru s’adresse, dans ses réponses, à tous les Valar sans distinction (pluriels ye, your et The Valar), car le sujet de leur discussion ne concerne pas seulement Manwë. De fait, Manwë n’est ici que le médiateur de la pensée divine. La forme stylistique choisie par Tolkien pour présenter ces échanges, beaucoup plus sobre qu’à l’habitude50), est tout autant significative, par sa succession répétitive et didactique de « Manwë demanda… Eru répondit ».

2. Illumination divine et transports d’admiration

Ce dialogue entre Manwë et Eru n’est évidemment pas le seul exemple que nous connaissons. Dans une certaine mesure, l’Ainulindalë ou Musique des Ainur, quoique située hors du temps physique et de l’espace d’Arda, présente aussi ces caractéristiques, relatives au mode de communication entre Eru et les Ainur, qui s’inscrit plus globalement, comme nous allons le montrer, dans un rapport d’illumination tel que le définit Thomas d’Aquin51). Nous y voyons d’abord Eru guider la partition musicale des Ainur, en intégrant successivement à leur chant ses nouveaux thèmes pour leur édification. Et tandis qu’il forme devant eux la vision du monde engendré par leur musique, il les guide à nouveau vers la compréhension de son dessein, précisant son entendement de la rébellion de Melkor, éveillant la prise de conscience d’Ulmo, etc. La structure narrative de l’Ainulindalë, sous cet angle, tient alors autant d’un enseignement que d’une révélation de la vérité. Laquelle révélation se fait aussitôt dans la joie admirative :

Pendant ce temps, les autres Ainur admiraient cette demeure, enchâssée dans les vastes espaces du Monde, que les Elfes appellent Arda, la Terre ; leurs cœurs étaient emplis de joie et de lumière, leurs yeux émerveillés étaient noyés de couleurs (…)52)

Thomas d’Aquin, s’appuyant sur l’autorité de s. Grégoire, formalisait ainsi l’articulation entre l’admiration et l’illumination : « Comme dit s. Grégoire : “Les anges parlent à Dieu quand, par un regard dirigé au-dessus d’eux-mêmes, ils s’élèvent en des transports d’admiration” »53). Et aussi : « S. Grégoire écrit : “Dieu parle aux anges par le fait même qu’il dévoile à leurs cœurs les secrets cachés et invisibles.” Or parler ainsi, c’est illuminer. Donc toute parole divine est une illumination »54) qui a Dieu pour principe.

Le statut de la communication entre Dieu et ses créatures est maintenant plus clair. Nous pouvons reprendre les éléments du discours divin lors de la création des Nains, au chapitre ii du Silmarillion. Nous avons déjà mentionné les modalités de l’intervention de Dieu et leur relation d’ordre face à Aulë. Ainsi qu’on pourrait s’y attendre à présent, c’est l’illumination d’Aulë qui en est le dénouement : « Alors Aulë jeta son marteau et se réjouit, et il rendit grâce à Ilúvatar, en disant : “Qu’Eru bénisse mon œuvre et l’améliore !” »55).

La plainte exprimée par Yavanna, suite à cet épisode, est considérée par Manwë, qui s’en réfère alors à Eru pour savoir quelle conclusion lui donner. Et Yavanna, à son tour, de recevoir, dans la joie, l’illumination divine, et d’être transportée d’allégresse lorsque Manwë, toujours en médiateur, lui rapporte les paroles d’Eru : « Yavanna fut heureuse, elle se leva et dressa les bras vers le ciel (…) »56).

Dans l’optique thomasienne, nous pourrions rapidement résumer ces exemples à la thèse : toute discussion avec Dieu/Eru est une requête d’illumination57). À cet égard, le passage qui précède, concernant Manwë, dont nous avons volontairement repoussé l’analyse jusqu’ici, est doublement important pour notre sujet.

3. La précédence de la pensée sur la structure du langage

Jusqu’à présent, tant dans le dialogue formel précédemment étudiée entre Manwë et Eru que dans l’Ainulindalë et le bref échange mettant en scène Eru et Aulë, il nous a été permis d’étudier le rapport entre Eru et ses créatures, mais ce uniquement dans le cadre de structures dialoguées. « Eru écoute et répond », avons-nous dit plus haut en paraphrasant le texte, mais cela pourrait faussement nous laisser penser que la transmission de pensée présuppose une expression langagière. Or il n’en est rien : la forme dialoguée des échanges avec Eru n’est due, dans les textes considérés, qu’à la nécessité littéraire d’en retranscrire le contenu pour nous autres lecteurs. Le mode particulier de l’ósanwe opère en réalité au niveau des « visions » :

Alors Manwë se tut, et l’idée que Yavanna avait déposée dans son cœur grandit et s’épanouit, et elle fut entendue par Ilúvatar. Manwë eut l’impression que la Musique une fois encore s’élevait autour de lui, chargée de significations qu’il percevait maintenant et qu’il avait jusqu’alors entendues sans y prendre garde. Et enfin la Vision grandit à nouveau, non plus lointaine, car désormais il en faisait partie et il voyait qu’elle tenait tout entière dans la main d’Ilúvatar. Cette main se leva et il en sortit des merveilles innombrables qui lui avaient été cachées jusqu’alors au plus profond du cœur des Ainur.
Alors Manwë se réveilla et descendit sur Ezellohar. Il rejoignit Yavanna, s’assit auprès d’elle à l’ombre des Deux Arbres et lui dit : — O Kementári, Eru a parlé, et il a dit : « Un seul des Valar croirait-il que je n’ai pas entendu la Musique tout entière, jusqu’au moindre soupir de la plus faible voix ? (…) »58)

Considérons l’articulation du texte autour de la révélation dont Manwë est le témoin lors de sa méditation : il est d’abord plongé dans une vision renouvelée par Eru et son esprit s’ouvre à une nouvelle compréhension de la pensée des autres Valar et du plan divin. C’est là son expérience personnelle de l’illumination. Mais tout aussitôt il se tourne vers Yavanna pour lui annoncer : « Eru a parlé ». Autrement dit, la parole d’Eru, que le texte retranscrit ensuite par le biais du langage et des mots, lui a d’abord été donnée sous une forme imagée, non verbale. Le langage est superflu en cas de transmission de pensée59). Elle le précèderait donc. C’est exactement ce qui découlerait ici d’une stricte interprétation du texte. La vision divine devient musique céleste, puis se fait image, et seulement alors, rendue sensible, elle peut devenir langage60). À l’opposé de Thomas d’Aquin, qui élude la question en s’en tenant à un modèle strictement théorique, c’est chez Gilles de Rome que l’on retrouvera une notion similaire61), lorsqu’il évoque d’une part la communication des anges entre eux par la médiation de signes invisibles dessinés dans l’empyrée, et en arrive, d’autre part, à nier la nécessité d’un langage-instrument dans la communication avec Dieu. Chez Tolkien, cependant, en vertu de l’« univocité »62) de la transmission de pensée, le trait que nous dégageons ici et qui déborde de la seule question du langage adressé à Eru, est, de fait, le mode opératoire général de l’ósanwe, aussi valable graduellement pour les autres créatures pensantes. Il se trouve seulement que les seuls exemples qui en font clairement état dans nos sources concernent la communication avec Eru, mais nous ne pouvons douter qu’ils s’appliquent aussi à toute manifestation de transmission de pensée.

Cette précédence de la pensée sur la structure langagière transparaît aussi, par ailleurs, dans un autre texte de Tolkien, le Conte d’Adanel mis en annexe de l’Athrabeth Finrod ah Andreth. On y lit Eru se serait adressé63) aux premiers hommes avant qu’ils ne disposent d’un langage articulé : « La Voix nous avait parlé, et nous avions écouté. La Voix disait : ‘(…).’ Nous comprenions la Voix dans nos cœurs, bien que n’ayant pas encore de mots. Alors le désir des mots s’éveilla en nous, et nous commençâmes à les créer »64).

4. Le langage du cœur

Relevons l’expression « dans nos cœurs »65) que nous venons de rencontrer et que nous trouvions déjà dans le passage de l’Ainulindalë où Yavanna se confie à Manwë : nous tenons là une autre clef du fonctionnement de l’ósanwe, qui n’est pas sans évoquer le langage du cœur cher à s. Augustin66). La transmission de pensée s’effectue d’esprit à esprit — de sáma à sáma pour reprendre le terme elfique retenu par Tolkien dans l’Ósanwe-kenta — mais nous pourrions tout aussi bien dire qu’elle s’adresse directement au cœur. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faudrait comprendre les notes linguistiques tardives67) de Tolkien sur le terme elfique óre :

óre, en langage non technique, a pour glose « cœur, for intérieur » et est le plus proche équivalent de « cœur » dans notre application de ce terme aux sentiments ou aux émotions (courage, peur, espoir, pitié, etc.) (…). Mais il est aussi employé, plus vaguement, à propos des intuitions, survenant à l’esprit (sanar) ou s’y introduisant, et que les Eldar considéraient tantôt comme le résultat d’une réflexion profonde (se produisant souvent pendant le sommeil) et tantôt aussi comme de véritables messages ou des influences extérieures sur l’esprit — venant d’autres esprits, notamment des esprits [?supérieurs] des Valar et donc [par la médiation d’Eru >] indirectement d’Eru. (On supposait donc, à cette époque, qu’il arrivait qu’Eru « parle » directement à ses Enfants).68)

Concluons rapidement sur les points développés jusqu’ici avant de poursuivre notre étude : l’ósanwë est une transmission de pensée non verbale, destinée au cœur des créatures, et elle procède, dans le cas particulier du langage adressé à Eru, d’un rapport d’illumination. En cela, le cheminement de Tolkien recoupe sur plusieurs points celui des théories angélologiques médiévales.

5. Entendre et accepter : l’analogie de l’extase de s. Thérèse d’Avila

Nous l’avons dit, on peut« ne pas tenir compte » d’un message adressé par Eru, mais alors on « ne pourra pas prétendre ne pas l’avoir reçu ». L’esprit d’une créature, s’il peut se fermer aux communications d’une autre créature, sans considération de rang ni de pouvoir69), est néanmoins toujours ouvert à Eru, qui en connaît chaque secret — nous l’avons détaillé dans le cas d’Aulë — et qui peut aussi y déposer, sans opposition possible, toute injonction qu’il désire.

Au XVIe siècle, s. Thérèse d’Avila, décrivant les grâces mystiques dont elle fit l’expérience, n’évoquait pas différemment la manière dont la parole de Dieu s’imposait à elle :

Je crois utile (…) d’exposer ici la nature de ces paroles que Dieu adresse à l’âme, et l’impression qu’elles produisent sur elle (…) Ces paroles sont parfaitement distinctes, mais on ne les entend pas des oreilles du corps ; l’âme, néanmoins, les entend d’une manière beaucoup plus claire que si elles lui arrivaient par les sens. On a beau résister pour ne pas les entendre, tout effort est inutile. Pour la parole humaine, il dépend de nous de ne pas l’entendre, nous pouvons fermer nos oreilles (…). Mais pour les paroles que Dieu adresse à l’âme, il n’y a aucun moyen de ne pas les entendre.70)

Dans un autre récit de ses grâces, où elle ressentit à ses côtés la présence de Jésus-Christ, sainte Thérèse essayait d’expliquer comment la connaissance et l’intelligence de cette vision (ne) pouvaient (que) lui venir de Dieu :

Ainsi en est-il d’une autre manière par laquelle Dieu enseigne l’âme et lui parle sans paroles, en la façon que je viens de dire. (…) Il met au plus intime de l’âme ce qu’il veut lui faire entendre ; et là, il le lui représente sans image ni forme de paroles, mais par le même mode que dans la vision dont je viens de parler. (…) Par ce genre de langage, le Seigneur, selon moi, montre qu’il veut, par toutes les voies possibles, donner connaissance à l’âme de ce qui se passe au ciel, où l’on s’entend sans se parler. Qu’une telle langue existât, je l’avais toujours ignoré, jusqu’à ce qu’il plût au Seigneur de m’en rendre témoin, et de me le montrer dans un ravissement.71)

De l’expérience de l’illumination et de l’admiration, dont sainte Thérèse fait ici une relation moins formelle que ses doctes pairs, nous retiendrons que le message divin se porte à l’esprit clairement, en incluant jusqu’à la compréhension infuse de son sens.

Manwë, dans le semi-songe où il s’entretenait avec Eru, revivait la Musique et y découvrait des significations qui lui avaient auparavant échappées. Il en revenait, avons-nous vu, avec une réponse nette pour Yavanna, l’esprit empli d’une connaissance nouvelle. Plus encore que de ne pas nécessiter la médiation d’un langage, l’intelligence tenue d’Eru est là aussi infuse, comprise naturellement sans effort de la raison.

B. Le concile des Valar

L’étude du langage adressé à Dieu nous ayant déjà amené à déborder de la question initiale afin de mieux comprendre la nature de l’ósanwe, nous ne nous livrerons pas ici à une analyse détaillée de la communication entre les anges, mais nous nous bornerons à reprendre plusieurs questionnements des deux angélologues qui ont guidé jusqu’ici notre étude, en considérant à chaque fois comment Tolkien les aborde.

1. L’égalité des Valar

« Un ange inférieur peut-il parler à un ange supérieur ? » demande Thomas d’Aquin dans l’article 2 de la question 107 de sa Somme de théologie72). Sans revenir sur les comparaisons possibles entre les catégories angéliques et les ordres des Ainur (Valar et Maiar) dans le Conte d’Arda73), nous nous limiterons ici aux aspects linguistiques.

Nous avons vu comment Manwë est l’esprit le plus proche d’Eru et lui rend directement compte. Les sept autres Aratar (Varda, Ulmo, Yavanna, Aulë, Mandos, Nienna et Oromë) viennent après dans l’ordre hiérarchique, à égalité entre eux tous : « Si Manwë est leur Roi, garant de leur allégeance envers Eru, ils sont égaux en majesté, sans pouvoir être comparés aux autres »74).

Lors des débats, la décision finale revient toujours à Manwë, comme par exemple lors de l’établissement du statut de Finwë et Míriel : « Ainsi soit-il ! »75). Cependant, tandis que l’Aquinate retenait une relation hiérarchique très formelle (« l’illumination, qui a Dieu pour principe, descend seulement des anges supérieurs aux anges inférieurs »76)), les catégories des Valar et Maiar s’avèrent moins tranchées : loin d’avoir toujours réponse à tout, Manwë, en souverain éclairé, prend les avis de ses pairs et vassaux avant de les soumettre à Eru et d’entériner ses décisions. Bien souvent, le concile des Valar ressemble davantage à un parlement où sont débattues ouvertement les idées et où la contradiction et les désaccords peuvent venir des échelons moindres.

2. Pensée privée, pensée pour soi et mensonge

a) Les anges peuvent-ils avoir des pensées privées, échangées entre deux locuteurs tandis qu’elles restent cachées aux autres ? Pour anodine qu’elle paraisse, cette question soulève à la fois le problème de la liberté de l’ange et de sa perfection spirituelle. Thomas d’Aquin et Gilles de Rome l’abordent sous des angles différents. Pour l’Aquinate77), la communication étant ramenée à la volonté d’intellection, rien ne s’oppose à ce que certains anges communiquent en privé :

Or l’ange peut avoir un motif pour diriger sa pensée vers celui-ci et non vers celui-là. C’est pourquoi sa pensée peut être connue par l’un et non par les autres. Ainsi le langage d’un ange peut être perçu par un seul ange, et ce n’est pas la distance qui empêche les autres de la connaître, mais la volonté ordonnatrice de celui qui parle.78))

Pour Gilles, en revanche, le message angélique étant inscrit visiblement dans l’empyrée par des signes accessibles aux autres anges, il est mis à la portée de tous les anges ayant la « volonté de voir » et est dès lors nécessairement public : il ne saurait y avoir de pensée privée entre les anges79).

Tolkien se singularise en inscrivant cette question dans la problématique plus générale de son monde fictionnel et du « marrissement » d’Arda :

L’ouverture est l’état naturel et intrinsèque d’un esprit qui n’est pas déjà engagé autrement. Dans « Arda insouillée80) » (c’est-à-dire, dans des conditions idéales libres de tout mal), l’ouverture serait l’état normal. Néanmoins, tout esprit peut être fermé (pahta). Cela nécessite un acte de volonté conscient : le Refus (avanir).81)

Dans le monde idéal dont le mal est absent, les esprits seraient en principe toujours ouverts et la transparence serait de mise. C’est en partie parce que le mal existe en Arda que le besoin de secret devient nécessaire et que l’esprit peut opposer un refus ou un déni à faire connaître ses pensées. De même que la communication découle de la volonté d’un être à s’exprimer, le refus d’ouvrir son esprit est aussi un acte volontaire. Mais la justification du secret prend d’abord sa source dans l’existence du mal.

S’accordant avec la conception thomasienne, l’Ósanwe-kenta reconnaît par ailleurs aussi le droit inaliénable d’un esprit à se fermer :

Bien qu’en « Arda insouillée » l’ouverture soit l’état normal, tout esprit a le droit, depuis sa conception première en tant qu’individu, de se fermer ; et il a le pouvoir absolu de rendre cet état effectif par sa volonté. Rien ne peut pénétrer la barrière du Refus.82)

Le libre-arbitre est préservé, tout esprit pouvant de lui-même choisir d’élire ses destinataires ou d’exercer son déni envers tel ou tel autre. Sur le plan conceptuel, l’enjeu de la perfection angélique est tout autant préservé, puisque ce déni ne trouve de nécessité que dans le monde « souillé » par Melkor83). Parce qu’ils s’inscrivent dans le Temps et l’Espace d’Arda, où ils se sont incarnés et parés de formes, les Valar peuvent fermer leur esprit. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils le fassent nécessairement : « Manwë était toujours ouvert, parce qu’il n’avait rien à cacher (…) »84). En revanche, Aulë ferma certainement son esprit à celui des autres Valar lorsqu’il façonna les Nains en secret, ainsi que le lui reprocha Yavanna : « Mais comme tu m’as caché tes pensées jusqu’à l’achèvement de ton œuvre (…) »85).

b) La question du langage pour soi se pose brièvement en corollaire de celle du langage privé : l’ange se parle-t-il à lui-même ? Thomas d’Aquin élude ce point ; Gilles de Rome en fait une question de formalisme qu’il évacue assez rapidement86). Tolkien, en revanche, semble aller plus loin en accordant aux Valar une identité propre. Plus que de simples messagers, ils ont des rôles et des fonctions à caractère individuel. Nous avons d’ailleurs déjà noté combien les frontières de leurs relations hiérarchiques peuvent sembler floues. Du coup, la possibilité pour un esprit d’exercer son refus envers toute communication et de se retrancher complètement dans son intimité propre n’est pas exclue : « [Ce refus] peut s’exprimer contre [un individu] G, contre G et d’autres, ou prendre la forme d’une totale retraite de l’esprit dans son “intimité” (aquaphtie) »87).

c) Si elle n’est pas directement pertinente dans l’optique de Thomas d’Aquin, la question du mensonge est développée par Gilles de Rome comme une simple possibilité. Sans affirmer que les anges mentent et sans donner de motif pour justifier un éventuel mensonge de leur part, Gilles retient simplement qu’ils peuvent le faire (en représentant une réalité tronquée, etc.) et affirme par ailleurs que les démons mentent nécessairement88).

De ce qu’imagine Tolkien de la pensée privée et de la pensée pour soi, nous pouvons déduire que Melkor, paradigme luciférien dans le Conte d’Arda, pouvait, sans nul doute, fermer totalement son esprit à l’inspection des autres Valar. Nous savons aussi qu’il avait recours au langage oral pour proférer ses mensonges et maîtrisait à dessein les langues des Hommes et des Elfes. Mais qu’en est-il de la possibilité de mentir en esprit ? Là encore l’Ósanwë-kenta révèle sa richesse :

[Melkor] pouvait lire l’esprit de Manwë, car la porte en était ouverte ; mais son propre esprit était faux et même lorsque la porte en semblait ouverte, des portes de fer se dressaient derrière, à jamais fermées.89)

Relevons « même lorsque la porte en semblait ouverte » : c’est présumer que Melkor pouvait laisser croire, sans qu’il n’en soit rien, que son esprit était accessible et que sa pensée était pleinement transparente. Melkor ne ment donc pas uniquement lorsqu’il a recours à l’expression langagière, il ment aussi, volontairement, dans la pensée, en présentant une image factice de son esprit.

3. Corps et pensée

La conception des Valar s’écarte de la représentation commune des anges dans la mesure où ils se sont « incorporés » en Arda, usant au quotidien d’une parure corporelle. Tolkien prend ici le contrepied de la scolastique médiévale, mais pas de certains Pères de l’Église. Il élabore le principe d’incarnation comme étant d’un certain point de vue « dégradant », dans le sens où la forme corporelle des Valar amenuise leur capacité naturelle et angélique à communiquer par la pensée :

Car les Valar et les Maiar pouvaient, conformément à leur vraie nature, transmettre et recevoir la pensée directement (par la volonté des deux parties) ; et bien que l’utilisation d’une forme corporelle (quoique assumée et non imposée) rendît, dans une certaine mesure, ce mode de communication moins rapide et précis, ils en conservèrent la faculté à un degré dépassant de loin celui constaté chez n’importe lequel des Incarnés.90)

On trouvait déjà chez Thomas d’Aquin l’idée que le corps était une barrière à la communication, mais cela s’appliquait évidemment aux hommes uniquement, tandis que les anges, substances séparées purement spirituelles, s’affranchissaient de cette restriction :

En second lieu, l’esprit de l’homme est fermé à un autre homme du fait de la matérialité du corps. C’est pourquoi, quand la volonté ordonne le concept mental en vue de le manifester à un autre, cet autre ne le connaît pas du même coup, mais il faut employer un signe sensible. C’est ce que remarque s. Grégoire quand il écrit : « Aux yeux d’autrui, dans le secret de notre âme, nous nous tenons comme derrière la muraille de notre corps ; quand nous voulons nous montrer, nous sortons comme par la porte du langage pour découvrir ce que nous sommes intérieurement ». Or l’ange ne connaît pas cet obstacle ; aussi, dès qu’il veut manifester sa pensée à un autre ange, celui-ci la connaît-il aussitôt.91)

La singularité de Tolkien à cet égard découle de ce qui précède, en ce que l’ósanwe opère pour tous les êtres ayant un esprit, mais que c’est justement la barrière de la corporéité qui l’obscurcit chez les Elfes et les Hommes. Poursuivant son développement, il définit les modalités de cet obscurcissement corporel :

Les Incarnés ont, par la nature de leur sáma92), les mêmes facultés ; mais leur perception est obscurcie par le hröa, car leur fëa est unie à leur hröa et opère normalement à travers celui-ci (…). L’obscurcissement est double, car la pensée doit passer à travers la barrière d’un premier hröa pour pénétrer l’autre. Pour cette raison, la transmission de pensée chez les Incarnés nécessite un renforcement pour être effective. Lequel renforcement peut être obtenu par affinité, dans l’urgence ou sous [l’effet de] l’autorité.93)

Nous reviendrons sur les conséquences chez les Hommes et les Elfes de cet état. Pour l’heure, retenons que chacun possède ce don en fonction de son degré d’incarnation et de son attachement à son corps, avec une gradation progressive entre les Valar d’essence angélique, les Elfes immortels et finalement les Hommes mortels. Tandis que la scolastique médiévale opérait une distinction nette entre les substances séparées des anges et la nature humaine, il existe chez Tolkien, pourrions-nous dire, une (dé)gradation (une chaîne des êtres) entre la nature angélique et celle des êtres incarnés.

C. Eru et les Valar auprès des Eruhíni ?

Comment les anges se manifestent-ils aux hommes ? La Bible rapporte plusieurs témoignages d’anges (messagers) envoyés aux hommes, auxquels l’élaboration des doctrines angélologiques s’est heurtée sur le plan théorique, la pure spiritualité des substances séparées s’accordant mal avec l’usage d’un corps visible. Thomas d’Aquin traite la question avec discrétion94), en la ramenant à la dimension philosophique d’un « corps aérien » assumé momentanément par l’ange pour se manifester. Gilles de Rome considère que la communication idéale dont il a formulé les divers degrés ne vaut qu’entre les anges : pour qu’ils s’adressent aux hommes, il leur faut recourir à un autre type de langage, résultant d’une intervention dans la matière afin d’y produire des sons semblables aux mots humains95).

Dès lors que Tolkien a posé le principe de l’« incorporation » des Valar en Arda, le problème est pour lui résolu : ils peuvent se manifester sous toute « parure » corporelle qu’ils ont choisi d’adopter. La rencontre entre Tuor et Ulmo96), où le Vala commence par se révéler à Tuor dans toute sa majesté, en est une bonne illustration. L’ósanwe nous semble se manifester ensuite dans le songe qu’Ulmo envoie à Tuor, et dans la connaissance infuse que celui-ci en retire alors à son insu :

« Si tu parviens jusqu’à lui, répondit Ulmo, alors les mots naîtront d’eux-mêmes en ton esprit, et ta bouche parlera comme j’aurais moi-même parlé. (…) »
Tuor s’émerveilla de s’entendre parler ainsi, car les mots prononcés par Ulmo à l’adresse de Turgon, lorsqu’il avait quitté le Nevrast, ces mots ne lui étaient pas connus précédemment, ni de personne hors le Peuple Caché.97)

Sans rechercher dans l’œuvre de Tolkien toutes les autres manifestations implicites de l’ósanwe qui pourraient s’y trouver, signalons, par exemple, le passage où Frodo puis Samsagace, dans l’antre d’Arachne98), invoquent en langues elfiques la lumière d’Eärendil ou la sauvegarde d’Elbereth : comment les mots de ces langues inconnues d’eux leur sont-ils venus à l’esprit ? Devrions nous suspecter l’intervention providentielle de quelque puissance angélique, voire de la Providence divine tout court ? Autant de pistes que nous laisserons ici ouvertes car elles dépassent le cadre de cet article.

III. La faiblesse de la parole

A. Degrés d’incorporation et dégradation de la pensée par la parole

Si nous avons, jusqu’ici, relevé de nombreuses analogies entre l’ósanwe et les doctrines angélologiques médiévales, Tolkien ne s’arrête cependant pas uniquement à la problématique du langage d’Eru et de ses « archanges ». En vertu de l’univocité conférée à l’ósanwe, Elfes et Hommes peuvent théoriquement aussi l’employer entre eux, bien que leur incarnation corporelle en affaiblisse la faculté.

1. La maîtrise elfique

Par nature, les Elfes affichent une plus grande maîtrise de leur volonté et un plus grand contrôle que les Hommes de leur esprit sur leur corps99). Dès lors, ils parviennent encore à s’exercer à la communication par la pensée. Dans le Seigneur des Anneaux, Galadriel interroge l’esprit des membres de la communauté lorsqu’ils se présentent devant elle : « Sur ces paroles, elle les tint sous son regard, les scrutant chacun à tour de rôle d’un œil pénétrant. À part Legolas et Aragorn, ils ne purent longtemps soutenir ce regard »100). Durant cet examen, chacun croit se voir proposer un choix entre ce qu’il désirerait intimement et ce que ses responsabilités lui imposent. « Inutile de dire que j’ai refusé (…) »101) devait conclure pour sa part Boromir : entre les lignes, nous distinguons le principe du refus d’ouvrir son esprit à l’ósanwe. Cet aspect se retrouve aussi lorsque Galadriel précise à Frodo qu’elle connaît les pensées de Sauron à l’encontre des Elfes mais qu’elle ne lui laisse pas percevoir les siennes en retour : « Mais la porte est toujours fermée ! »102).

Il n’est guère d’autre mention de la transmission de pensée dans le Seigneur des Anneaux avant sa fin103). C’est au chapitre « Nombreuses séparations » que nous en retrouvons une, remarquable. Pendant le retour vers la Comté, Galadriel, Celeborn, Elrond ainsi que Gandalf accompagnent un moment les Hobbits. La nuit venue, ils devisent ensemble par la pensée pendant de longues heures : « Car ils ne bougeaient ni ne parlaient oralement, se regardant d’esprit à esprit ; et seuls leurs yeux remuaient et s’allumaient dans le va-et-vient de leurs pensées »104). Ce texte, que nous citions en introduction, est maintenant plus clair, toute la théorie de l’ósanwe soutenant sa relecture. L’essentiel du travail d’éclaircissement est derrière nous. Il nous reste cependant à comprendre la faiblesse des hommes et par quels moyens ils peuvent y remédier.

2. Faiblesse humaine, trop humaine

Fortement attachés à leur nature corporelle, les Hommes et les autres créatures mortelles ont visiblement perdu l’essentiel de leur capacité à converser par la pensée : derniers des êtres incarnés dans la gradation progressive qui lie l’esprit et le corps, ils l’ont complètement remplacée par le langage articulé et n’en font plus naturellement usage entre eux105), ou bien c’est par l’entremise d’artefacts « magiques » comme les Palantíri. La faiblesse de leur esprit est compensée par une autre force. Leur parole est devenue le signe d’une faiblesse de leur pouvoir à transmettre leurs pensées.

Ils n’en restent pas moins sensibles aux communications qu’on leur adresse de cette manière, encore qu’ils semblent avoir quelque mal à clairement les interpréter et à comprendre d’où elles proviennent. Ce point nous semble transparaître dans les diverses expériences qu’en fait Frodo, à commencer par l’épisode sur Amon Hen, où son acuité est renforcée par l’Anneau unique qu’il porte à cet instant au doigt :

Il y avait là une volonté ardente et féroce. Elle bondit vers lui (…). Il s’entendit crier : Jamais, jamais ! Ou était-ce : Vraiment, je viens, je viens à vous ? (…) Puis, comme un éclair venu de quelque autre pointe de pouvoir, se présenta une autre pensée : Retire-le ! Retire-le ! Insensé, retire-le ! Retire l’Anneau ! Les deux pouvoirs luttèrent en lui.106)

La seconde présence, cherchant à lui faire ôter l’Anneau, est de toute évidence celle de Gandalf, comme l’indiquent les propos que le mage tient ensuite à Aragorn, Legolas et Gimli dans la forêt de Fangorn : « [L’Anneau] a bien failli être révélé à l’Ennemi, mais il a échappé. J’ai eu quelque part à ce sauvetage : car je siégeais en haut lieu et j’ai lutté contre la Tour Sombre »107). Que ce soit Gandalf nous est aussi confirmé bien plus tard, lorsque le mage tente à nouveau de toucher l’esprit de Frodo, alors que ce dernier se trouve aux portes du Mordor :

(…) sa [sc. Gandalf] pensée était sans cesse tournée vers Frodo et Samsagace ; par-dessus les longues lieues, son esprit les cherchait avec espoir et compassion.
Peut-être Frodo le sentait-il à son insu, comme il l’avait senti sur l’Amon Hen, bien qu’il crût Gandalf parti, parti à jamais dans l’ombre de la Moria lointaine.108)

Est-ce par ce qu’il le croit mort que Frodo éprouve des difficultés à pleinement comprendre que les pensées positives qu’il ressent à son insu lui viennent en réalité de Gandalf ? Il reste cependant évident pour nous que Gandalf fait dans les deux cas usage de son lien d’affinité (« avec espoir et compassion ») pour tenter un contact avec le Hobbit, et qu’il fait de surcroît double usage d’autorité Retire-le ! ») et d’urgence pour s’immiscer dans les pensées de Frodo lorsque ce dernier est confronté à Sauron depuis l’Amon Hen : nous retrouvons les trois caractères qui renforcent la clarté des transmissions chez les êtres incarnés109). Mais Frodo, en créature mortelle, n’est pas rompu à l’usage de l’ósanwe, et le contact ainsi établi, quand bien même proviendrait-il du Maia incarné qu’est Gandalf, ne saurait apparemment que rester superficiel.

B. Les Pierres clairvoyantes

1. Les Palantíri et la communication de la pensée

Abordons maintenant de front le cas des Palantíri, ces sept Pierres clairvoyantes (Seeing Stones) léguées aux Hommes de l’Ouest par les Elfes Ñoldor, et dont les descendants d’Elendil faisaient un usage discret pour observer le monde à distance ou pour s’entretenir en pensée. Leur modus operandi fut étudié par Tolkien dans un ensemble de notes associées aux révisions de la seconde édition du Seigneur des Anneaux. À cette occasion, les chapitres « Le Palantír » et « Le bûcher de Denethor » furent revus et approfondis. Les notes de travail de l’auteur, compilées par son fils110), remontent aux années 1966-1967 et sont ainsi postérieures de plusieurs années au traité sur l’ósanwe.

Les Palantíri, dont la description première pour le lecteur ne va pas sans évoquer les boules de cristal divinatoires111), sont avant tout des artefacts « magiques » qui « regardent au loin », reflétant des images des lieux situés sur leur ligne de vision. Sous le contrôle expérimenté d’un observateur concentré, elles peuvent diriger leur vision à distance sur un élément particulier, personne ou objet. Leur fonction première relève ainsi de l’observation visuelle.

a) Ce n’est qu’en second lieu qu’elles furent aussi utilisées à des fins de communication, selon un mode opératoire sensiblement différent. Nous ne nous intéresserons ici qu’à cet aspect secondaire, pour le mettre en relation, à l’occasion en opposition, avec les données plus générales que nous avons rassemblées sur l’ósanwe. Nous savons déjà que tous les êtres pouvaient communiquer par la pensée, mais que chez les êtres incarnés, et plus particulièrement les mortels, cette faculté était beaucoup plus faible. Les Palantíri semblent œuvrer comme un renforcement de ce don naturel amoindri. Leur fonction « communicante » se résume ainsi :

Mais lorsque deux esprits en accord mutuel sondaient une Pierre, la pensée pouvait se « transmettre » (c’est-à-dire être reçue sous forme de « paroles ») et les visions qui occupaient l’esprit d’un observateur pouvaient dès lors être vues par l’autre.112)

Une contradiction découle de la lecture de ce texte, quant à la forme parlée que revêtent, semble-t-il, les échanges. Nous avons vu comment la transmission de la pensée par ósanwe pouvait précéder la structure langagière et s’en affranchir par une adresse directe au cœur des interlocuteurs, en déposant les images utiles directement dans leur esprit. Mais le texte que nous citons fait un usage abondant des guillemets et nous noterons aussi que la contradiction que nous croyons y relever de prime abord n’est peut-être qu’apparente : ce sont bien, néanmoins, les « visions » occupant l’esprit d’un observateur qui sont transmises à son vis-à-vis. Avant de trancher cette question, continuons par conséquent notre lecture du texte :

Les palantíri n’avaient pas capacité de percer à jour l’esprit de l’individu, à l’improviste ou contre sa volonté ; car la transmission de pensée dépendait de la volonté des usagers de l’un et l’autre côté, et la pensée (reçue sous forme de parole) ne pouvait être transmise qu’entre deux accordées l’une à l’autre.113)

L’argument repris ici est de toute première importance. La volonté d’intellection est le premier impératif de l’ósanwe, la condition sine qua non pour qu’elle puisse opérer : l’esprit qui la reçoit doit être ouvert à la communication qu’on lui destine (sauf à venir d’Eru) et l’esprit qui l’émet procède par acte volontairement dirigé vers son interlocuteur. Les Pierres, n’offrant qu’une médiation matérielle, ne sauraient aller contre cet état de fait, inscrit dans la nature des créatures.

b) Laissons encore de côté, à ce stade, la forme langagière, réitérée dans ce passage, que prennent les transmissions de pensée. Un autre aspect de l’ósanwe, dont nous avons peu parlé jusqu’ici, est que l’on ne peut sous aucune condition aller contre la volonté d’un être et le forcer à ouvrir son esprit114). Melkor lui-même, en dépit des apparences, ne pouvait contourner cette barrière — il lui fallait persuader par la séduction ceux qu’il interrogeait d’abaisser la barrière de leur Refus, afin que leur esprit lui fût ouvert. Si sa séduction était inopérante, si ce refus se maintenait, son seul recours était le langage : il devait les contraindre, par la peur et la douleur, à parler115). Suivant les préceptes de son ancien maître, Sauron chercha à utiliser les Palantíri pour extorquer des informations à ses ennemis et pour les attirer dans ses rets :

Sauron fut seul à faire l’usage d’une Pierre pour imposer sa volonté supérieure, et exercer une domination sur son vis-à-vis, un observateur pusillanime qu’il contraignait à lui révéler ses pensées cachées et à se soumettre à ses ordres.116)

Denethor et Saruman, dans le Seigneur des Anneaux, témoignent tous deux des tentatives de Sauron à les soumettre par l’entremise des Palantíri — et sinon à les vaincre de facto, du moins à briser leur volonté et leurs espoirs. Mais il fallait qu’ils soient affaiblis pour succomber à la pression mentale exercée par Sauron. Pour Denethor117), ce furent la perte de sa femme Finduilas, de son fils Boromir et celle (apparente) de son fils cadet Faramir qui achevèrent de le plonger dans la folie, lorsque les forces accumulées par son ennemi lui furent révélées : « (…) mais la vision de la grande force de Mordor qui lui fut montrée nourrit le désespoir de son cœur au point de détruire sa raison »118). Pour Saruman, les effets furent autrement différents, son intégrité mentale étant déjà entamée par son orgueil et ses désirs de puissance : « [Saruman] était devenu vulnérable à l’emprise d’une volonté plus forte que la sienne, à ses menaces et à son ostentation de pouvoir »119).

En contrepartie, quelque dangereuse et éprouvante que fût leur confrontation par Palantíri interposés, Aragorn sut résister à Sauron, car il lui opposa une volonté inébranlable120). Les Pierres, ainsi, ne violent pas les modalités de l’ósanwe : seules, elles ne sauraient donner l’ascendant à un esprit sur un autre, si ce dernier ne présente pas déjà des failles que l’ennemi peut exploiter.

c) Il est encore un autre aspect où les Pierres n’entrent pas en conflit avec ce que nous savons de l’ósanwe : « (…) seul l’observateur attitré de la Pierre Maîtresse, située à Osgiliath, avait pouvoir “d’écouter aux portes”. Lorsque deux Pierres conversaient, une Troisième les trouvait toutes les deux muettes »121). Parallèlement, l’Ósanwe-kenta nous apprend dans quelles conditions une conversation à plusieurs est possible : « Seuls les grands esprits peuvent converser à plusieurs en même temps ; les conférences à plusieurs ensemble sont possibles, mais un seul à la fois révèle sa pensée, tandis que les autres la reçoivent »122). Dans une mesure moindre, puisqu’il n’existe qu’une seule Pierre maîtresse, le principe édicté ci-dessus nous semble respecté, ladite Pierre ne pouvant que recevoir une conversation entre deux autres, sans interférer autrement avec elles.

Finalement, le dossier des Pierres clairvoyantes, tardive révision du Seigneur des Anneaux, et celui de l’Ósanwe-kenta, brillant développement dans la lignée des théories angélologiques, s’accordent donc fort heureusement sur de nombreux aspects123).

2. Les Palantíri et le statut du langage

Il nous reste à étudier la question essentielle que nous avons repoussée au début de cette section, concernant la transmission des pensées « sous forme de parole ». Tolkien en traite en détail dans une autre note de travail rapportant le fonctionnement des Pierres :

Deux personnes qui sonderaient des Pierres mutuellement « concordantes » pourraient converser, mais non par le son, que les Pierres ne transmettaient pas. Se considérant mutuellement par le truchement des Pierres, les deux observateurs échangeraient des « pensées » — non point toutes leurs pensées ou leurs intentions véritables, mais un « discours silencieux », c’est-à-dire les pensées qu’ils souhaitent précisément transmettre (et qui avaient déjà pris forme linguistique dans leur esprit ou avaient même été prononcées à haute voix), et que leur correspondant recevait et traduisait immédiatement en « paroles », et que l’on ne peut rapporter que sous cette forme.124)

Il ressort de ce passage que l’important n’est pas tant la transmission d’une structure langagière que l’utilisation de cette dernière comme moyen ou méthode pour concrétiser une pensée et pour l’ordonner en vue de sa (re-)présentation. Pour l’émetteur, c’est le fait de prononcer à haute voix ce qu’il souhaite « faire connaître » à son vis-à-vis — ou au minimum de le reformuler en mots dans son esprit — qui lui permet de renforcer préalablement la netteté de ce qui doit être transmis, la Pierre permettant un second renforcement, support physique d’un effort intellectuel préalable. Pour le récepteur, c’est le fait de restituer cette même pensée en mots qui la lui rend intelligible. Les Hommes ayant perdu en grande mesure leur capacité naturelle pour l’ósanwe, l’effort à consentir pour l’exploiter nécessite toutes les ressources de leur esprit, même par le biais artificiel des Pierres. Que cette expérience soit particulièrement exigeante pour l’esprit est d’ailleurs confirmé par le texte : « L’utilisation des palantíri entraînait un état de tension mentale, surtout chez les hommes des époques plus tardives, qui n’étaient pas rompus à ces opérations (…) »125).

Nous pouvons concevoir, dès lors, que la mise en forme langagière n’est que l’artifice technique dont disposent, en dernier ressort, les Hommes pour exprimer leur volonté, en la formulant explicitement. En d’autres termes, pour paraphraser Thomas d’Aquin, le langage (apparemment nécessaire ici pour utiliser les Pierres) ne serait que le moyen d’affirmer « la volonté ordonnatrice de celui qui parle » — et a fortiori de celui qui l’écoute.

Du reste, l’expérience du jeune Hobbit Pippin nous semble confirmer cette analyse. Lorsqu’il regarde dans le Palantír d’Orthanc, l’Ennemi lui « parle », mais sans mots : ces derniers s’impriment directement dans son esprit et s’imposent intuitivement à sa compréhension : « Puis il est venu. Il ne parla pas de façon que j’entende les mots. Il me regardait simplement, et je compris »126). Si la formulation langagière est bien, comme nous le pressentons à la suite de cette étude, devenue incontournable pour que les Hommes puissent communiquer par la pensée, nous n’en mesurons que d’avantage la perte qui est la leur, d’une origine où l’ósanwe valait pour tous et ne nécessitait pas la médiation des mots127), à ces jours sombres où ils ne sauraient désormais plus s’en affranchir — même en utilisant de puissants Palantíri.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons proposer synthétiquement les acquis de cette enquête selon un triple axe : d’abord selon un rapport d’extériorité à l’œuvre de Tolkien, en rapport à la théologie de la Terre du Milieu et aux angélologies de s. Thomas d’Aquin et de Gilles de Rome ; ensuite de manière interne au légendaire, en dressant un tableau-bilan des modalités de la transmission de pensée. De la sorte, nous pourrons, enfin, éclairer notre étonnement initial concernant Le Seigneur des Anneaux.

1) En interrogeant systématiquement la question des langues des Valar, Tolkien opère un retournement sur ses écrits antérieurs pour poser, en termes précis, la relation de la pensée et du corps. Le modèle théorique qu’il élabore, dont nous avons ici mis en perspective la cohérence structurelle, ne laisse que peu de place à l’arbitraire : rendant raison des causes comme des effets de la parole (Lambe Valarinwa) et de la communication des pensées (Ósanwe), il aboutit aux problématiques fondamentales du dialogue avec Dieu, du libre-arbitre et de la volonté des individus, de la précédence de la pensée sur le langage, de la corruptibilité et de la faiblesse des créatures de chair. Le projet de Tolkien dans l’Ósanwe-kenta déborde ainsi des seules langues des Valar et empiète largement, degré après degré, sur celles des elfes et des hommes. Si les concordances avec l’angélologie scolastique sont nombreuses, ce n’est pas tant que les approches méthodiques dont procèdent ces réflexions sont similaires, c’est surtout que toutes mettent, finalement, l’homme au centre de la question. De même que la scolastique conceptualise en fait l’être humain quand elle parle de l’ange (par rapport au péché, à l’âme, etc.), les « espèces » d’êtres imaginées par Tolkien — Valar, elfes etc. — nous apprennent quelque chose de l’humain. Mais il ne suffit pas, superficiellement, de les opposer à l’homme sur les seules caractéristiques dont ils en diffèrent par nature (immortalité, degré d’incarnation, etc.), il faut aussi regarder en quoi ces caractères affectent leur relation au monde et à l’homme, auquel nous nous devions logiquement d’arriver à la fin de note enquête. En cela peut-on considérer que l’Ósanwe-kenta fait œuvre de théologie dans le Conte d’Arda.

2) Les modalités de l’ósanwe pourraient être ainsi schématisées :

Eru Valar Elfes Hommes Nains128)
Corporéité non incarné129) de très peu incarné
à incarné130)
incarnés
Force de la volonté sur le corps sans objet presque totale très grande faible nulle
Ouverture non
(ou au seul Manwë)
oui
avec possibilité de Refus (fermeture)
oui
sans Refus
Fréquence et facilité de l’ósanwe toujours
très facile
souvent
très facile
moyenne131)
facile
rare
difficile
exclusif
(au seul Aulë)
Parole / pensée pensée pensée > parole parole > pensée parole » pensée parole ≅ pensée
Renforcement de l’ósanwe sans objet affinité, urgence, autorité sans objet
Palantíri :
parole > pensée

3) Quand bien même les mentions de l’ósanwe dans le Seigneur des Anneaux seraient discrètes, elles participent d’un ensemble. L’impression de profondeur du Seigneur des Anneaux ne tient pas uniquement à l’existence du « Silmarillion » comme chronique de faits, lui conférant une vraisemblance historique. Les langues inventées ne relèvent pas seulement d’un artifice stylistique qui « colorerait » de vraisemblance la réalité socio-linguistique des peuples du Conte d’Arda. Non, ainsi que nous l’avons vu, ces éléments s’alimentent aussi d’une réflexion philosophique, filée en travers du récit, dont elle éclaire le sens et les multiples facettes132).

1) « Une partie de l’attrait du S[eigneur des] A[nneaux] est due, je pense, aux aperçus d’une vaste Histoire qui se trouve à l’arrière-plan, Part of the attraction of The L. R. is, I think, due to the glimpses of a large history in the background » (Letters, p. 333).
2) Sur le « style philosophique » du « Silmarillion » (au sens large), voir David Bratman, « The literary value of The History of the Lord of the Rings », in Verlyn Flieger & Carl F. Hostetter, éd., Tolkien’s Legendarium. Essays on The History of Middle-earth, Wesport – London, Greenwood Press, 2000, p. 74 sqq.
3) « For they did not move or speak with mouth, looking from mind to mind ; and only their shining eyes stirred and kindled as their thoughts went to and fro » (The Lord of the Rings, p. 985 = Le Seigneur des Anneaux, p. 1049).
4) Pour une reconstruction complète de Quendi and Eldar, voir dans la Feuille de la Compagnie, n° 1, p. 106.
5) « (…) je suis un pinailleur-né, hélas, (…) I am a natural niggler, alas ! », lettre n° 236 à Rayner Unwin du 30 décembre 1961, Letters, p. 313.
6) « Je les ai toujours eus : cette sensibilité aux formes linguistiques, qui m’affecte émotionnellement comme la couleur ou la musique, It has been always with me : the sensibility to linguistic pattern which affects me emotionally like colour or music », lettre n° 163 à W. H. Auden du 7 juin 1955, Letters, p. 212 (traduction modifiée) ; le thème de l’esthétique linguistique ou phonétique revient à plusieurs reprises dans différentes autres lettres, voir p. 143, 172, 176, 213, 220, 231, 345, 380 ; et enfin, dans son ensemble, l’essai « A Secret Vice », in The Monsters & the Critics and others Essays.
7) Pour l’argumentaire, voir Édouard Kloczko, Dictionnaire des langues des Hobbits, des Nains, des Orques (etc.), Argenteuil, Arda, 2002, § 107 « Histoire externe de la langue commune ou ‘sôval phârë’ », p. 125–127, notamment p. 125.
8) Nous pouvons aborder les langues inventées dans leur rapport avec la création mythologique en ne les cantonnant pas uniquement à un phénomène isolé ou une lubie étrange d’un philologue amoureux des sons, mais en les intégrant dans l’étude des relations complexes entre le logos et le mythos de son œuvre. En effet, si de nombreux ouvrages — et plus encore de sites internet — traitent des langues inventées par Tolkien, ils les réduisent très souvent à leur stricte analyse linguistique (grammaires énumératives ou comparatives, dictionnaires et lexiques), en dehors de leur relation intime avec le récit et avec la culture sous-jacente des peuples dont Tolkien en a fait les locuteurs. Nous proposons donc aussi un dossier (voir notre article « L’équivocité des conceptions valarine et elfique du “marrissement” d’Arda » in la Feuille de la Compagnie n° 3 (l’Effigie des Elfes) à paraître aux éditions Ad Solem) réfléchissant aux concepts théologiques d’Aþāraphelūn Amanaišāl et d’Aþāraphelūn Dušamanūðān, en illustrant la spécificité de la langue valarine à cet égard. On trouvera également (ibidem) une autre tentative, due à Sébastien Mallet, pour désenclaver conceptuellement les langues elfiques des recherches purement linguistiques.
9) Nous donnons ici, une fois pour toutes, les références complètes de ces textes et notre mode de citations : la Note on the ‘Language of the Valar’ est publiée en Home XI, 397-407, 416-417 ; Ósanwe-kenta suivi d’un numéro de page renvoie au texte intitulé « Ósanwe-kenta “Enquiry into the Communication of Thought” (résumé of Pengolodh’s discussion) », éd. par Carl F. Hostetter, Vinyar Tengwar, n° 39, juillet 1998, p. 23-32 (voir les comptes rendus dans la Feuille de la Compagnie, n° 1, Didier Willis, « Vinyar Tengwar n° 39 », p. 100–102, et Michaël Devaux, « Ósanwe-kenta », p. 103), ce texte (comme Home XI et X, ainsi que les Letters que nous citons) n’étant pas traduit en français, tous les extraits le sont par nos soins ; pour une traduction italienne complète, voir sur internet à l’adresse <http://www.eldalie.com/Saggi/Osanwe.htm> ; et pour une traduction espagnole, voir à l’adresse : <http://www.enarda.net/tolkien/relatos/osanwekenta.html>. Rappelons aussi le bref texte de Tolkien sur les arguments du « Silmarillion », publié en Home X, 398-399, qui évoquait déjà la communication par la pensée, sans atteindre la précision de l’Ósanwe-kenta.
10) Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges selon Thomas d’Aquin et Gilles de Rome, Paris, Vrin, Études de philosophie médiévale, 2003, 272 p.
11) Il n’appartient pas à cet article d’en couvrir exhaustivement les détails. Édouard Kloczko retrace, citations à l’appui, ces évolutions dans son Dictionnaire des langues des Hobbits, des Nains, des Orques (etc.), § 21 « Histoire externe du valarin », p. 13–15.
12) Sur le rôle de Rúmil et plus tard de Pengolodh, puis de leurs continuateurs, dans la transmission fictive, au sein du légendaire tolkienien, des récits et des mythes, voir notamment Philippe Garnier, « Les traditions textuelles de Jours anciens », la Feuille de la Compagnie n° 2 (Tolkien, les racines du légendaire), automne 2003, p. 285. Le caractère informel de cette transmission (connaissance rapportée, attribuée à une personne tierce se basant elle-même sur des éléments d’information incomplets) revêt ici, pour la langue valarine, une importance particulière puisqu’il est utilisé pour justifier la méconnaissance que nous pouvons en avoir.
13) « Since the Valar had no language of their own, not needing one, they had no ‘true’ names, only identities, and their names were conferred on them by the Elves, being in origin therefore all, as it were, ‘nicknames’, referring to some striking peculiarity, function, or deed » (Letters, n° 211, p. 282).
14) « Videtur, quod unus Angelus alteri non loquatur. Dicit enim Gregorius (…) quod in statu resurrectionis uniuscuiusque mentem ab alterius oculis membrorum corpulentia non abscondit. Multo igitur minus mens unius Angeli absconditur ab altero. Sed locutio est ad manifestandum alteri quod latet in mente. Non igitur oportet quod unus Angelus alteri loquatur » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 1er, obj. 1). Nous citons la traduction de la Somme théologique de Thomas d’Aquin parue à Paris, aux éditions du Cerf, 1984, 1990 (trad. fr. par Marie-Joseph Nicolas pour la question qui nous retient). Le texte, en latin et en français, est disponible sur internet, respectivement, à partir des adresses suivantes : <http://www.corpusthomisticum.org/sth1103.html> et <http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/phpes/saintthomas.htm>.
15) « (…) locutio exterior quae fit per vocem, est nobis necessaria propter obstaculum corporis » (Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 1, sol. 2).
16) Car pour Thomas, les anges aient beau être de nature spirituelle (voir Summa theologiae, Ia p., qu. 50), ils ont une langue (qu. 107).
17) « (…) car bien que les Valar ont des noms véritables, ils ne révèlent point, (…) for though the Valar have right names, they do not reveal them » (Home XI, 401).
18) Édouard Kloczko, Dictionnaire des langues des Hobbits, des Nains, des Orques (etc.), § 21, p. 15.
19) Lambe : terme elfique désignant la langue, le langage articulé (voir aussi, plus précisément, n. 29). Plus loin : hroa se traduit (« approximativement ») par le corps, et fëa par l’âme.
20) « ‘Even if we had no knowledge of it,’ he says, ‘we could not reasonably doubt that the Valar had a lambe of their own. We know that all members of their order were incarnated by their own desire, and that most of them chose to take forms like those of the Children of Eru, as they name us. In such forms they would take on all the characters of the Incarnates that were due to the co-operation of hroa with indwelling fëa, for otherwise the assumption of these forms would have been needless, and they arrayed themselves in this manner long before they had any cause to appear before us visibly. Since, then, the making of a lambe is the chief character of an Incarnate, the Valar, having arrayed them in this manner, would inevitably during their long sojourn in Arda have made a lambe for themselves. (…)’ » (Home XI, 397).
21) On pensera notamment à Michaël Devaux, « Les anges de l’Ombre », la Feuille de la Compagnie, n° 2 (Tolkien, les racines du légendaire), notamment § V : « Des Maiar incorporés », p. 216–233.
22) « (…) aucune langue n’était étrangère à ceux qui s’incarnaient d’eux-mêmes, (…) no lambe was ‘alien’ to the Self-incarnate » (Home XI, 406). Depuis la rédaction initiale de cet essai, il a été porté à notre connaissance que Tolkien avait aussi envisagé, dans les années 20, une autre forme de glossolalie universellement compréhensible : « [Les Valar] n’ont pas besoin à tout moment dans leurs conseils les uns avec les autres d’habiller leur pensée de mots ; bien qu’il se s’arrangent eux-mêmes de façon visible, ils prennent alors pour eux-mêmes des langues mérités par leur parure et ils parlent, ou semblent parler, à chacune des races du monde, d’une manière que chacun puisse comprendre. [The Valar] do not need at all times in their councils one with another to clothe their thought in words; though when they array themselves visibly, then they take to themselves tongues that are fitting to the raiment, and they speak, or seem to speak, to each of the races of the world in a fashion that each can comprehend. », Parma Eldalamberon n° 18, p. 71. Avec ce « où semblent parler », il est possible que nous rejoignions la conception plus tardive, développée plus loin, d’un langage du cœur qui s’imprime directement par transmission de pensée imagée (cf. II, A, 3 et 4), de sorte que chacun se le matérialiserait ensuite simultanément à la raison comme s’il était exprimé dans sa langue propre.
23) D’abord comme capacité, par expérience de l’Esprit-Saint, à parler dans toutes les langues réelles à la fois, pour être intelligible simultanément par tous les auditeurs de quelques nations qu’ils soient (Actes II, 1-12, en particulier « Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans son propre idiome maternel ? », Actes II, 8). Ailleurs, pour glorifier Dieu (Actes X, 34-48) ; pour prophétiser (Actes XIX, 1-6) ; comme signe de la révélation accompagnant ceux qui ont cru (Marc XVI, 17). De fait, le Nouveau Testament renvoie implicitement, dans ces passages où la compréhension universelle prime, au prophète Isaïe de l’Ancien Testament, Isaïe XXXII, 3-5 (« Les gens irréfléchis se mettront à comprendre, les bègues s’exprimeront vite et clairement »), tandis que le « parler en langue » des Corinthiens, décrié par s. Paul, fait davantage écho, a contrario, dans son caractère inintelligible et réservé au secret divin, à Isaïe toujours, mais en extase, Isaïe XXVIII, 10-11 (séquence que l’on traduit, à la suite de la Septante et de la Vulgate, par « Car c’est ordre sur ordre, ordre sur ordre, règle sur règle, règle sur règle, tantôt ceci, tantôt cela ! Oui, c’est par des lèvres bégayantes et dans une langue étrangère qu’il parlera à ce peuple » — mais qui dans sa formulation araméenne évoque justement un bégaiement, une succession de sons sans queue ni tête) ; cf. Paul, I Corinthiens XIV, 2 : « Car celui qui parle en langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne en effet ne comprend : il dit en esprit des choses mystérieuses ».
24) Au sens premier, « don surnaturel de parler les langues, par exemple chez les apôtres après la mort de Jésus » (Littré) ; par extension, y compris dans le domaine religieux et l’extase mystique, une pseudo-langue agglutinant des mots dépourvus de sens, voir Paolo Albani & Berlinghiero Buonoarroti, Dictionnaire des langues imaginaires, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 193-194 (s. v. « glossolalique, langue ») et p. 381-382 (s. v. « parler en langue »). Voir Ralph Shallis, Le Don de parler diverses langues : une analyse détaillée des textes bibliques, suivie de quelques réflexions, Liginiac, Éditions du Centre culturel et biblique du Périgord, 1982, 398 p., Felicitas D. Goodman, Speaking in tongues : a cross-cultural study of glossolalia, Chicago, University of Chicago Press, 1972, xxii-176 p., et entre autres travaux du baptiste Watson E. Mills, sa Glossolalia : a bibliography, New York – Toronto, The Edwin Mellen Press, Studies in the Bible and early Christianity 6, 1985, ix-129 p. — À noter que, dans le domaine médical, la glossolalie est « le terme utilisé pour qualifier le langage jargonné de certains patients psychiatriques » (Louise Bérubé, Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement, Montréal, Les Éditions de la Chenelière, 1991, p. 63), et recouvre plus généralement « le phénomène psychiatrique consistant à inventer sa propre langue. » En pensant aux nombreux mots non interprétables du valarin, voire contestés dans leur graphie même par leurs scribes (notamment Dahanigwishtilgûn vs dâhan-igwiš-telgûn, Home XI, 417 ; voir Édouard Kloczko, Dictionnaire des Hobbits, des Nains, des Orques (etc), p. 24), nous pourrions alors aller jusqu’à dire que le valarin est doublement une langue glossolalique, à la fois comme langue angélique dans le Conte d’Arda et comme invention linguistique des Valar incorporés. Il est néanmoins clair que dans l’esprit de Tolkien, cette langue n’a rien de sacré et est simplement un mode de communication oral choisi par les Valar.
25) Par exemple : voix de Dieu dans le tonnerre, ébranlant la terre et accompagnée de trompettes, Exode XIX, 18-19, XX, 18 ; voix de Dieu pareille au bruit de grandes eaux, Ezéchiel XLIII, 2 ; voix de Dieu ou d’un ange évoquant le tonnerre lors de la crucifixion, Jean XII, 28-29 ; voix de Dieu dominant le mugissement des eaux et les bruits de la tempête, Psaumes XXIX, 3-9 ; voix d’un ange pareille au rugissement d’un lion et suivie par sept coups de tonnerre, Apocalypse X, 3. (Nous citerons la Bible selon la T. O. B., Traduction Œcuménique de la Bible.)
26) Apocalypse XIV, 2.
27) « For the tongues and voices of the Valar are great and stern, and yet also swift and subtle in movement, making sounds that we find hard to counterfeit ; and their words are mostly long and rapid, like the glitter of swords, like the rush of leaves in a great wind or the fall of stones in the mountains » (Home XI, 398).
28) Insistons-y : il ne s’agit que de certaines caractéristiques de la tradition catholique. D’une part, on a dit, en effet, que la langue des Valar apparaît aux elfes comme difficile à contrefaire car les sons longs en sont sans doute confus (bruissement de feuilles, éboulement de pierre) : en cela elle s’oppose à la glossolalie en tant qu’elle doit délivrer un message clair et distinct. Que dire alors du secret ? D’autre part, la glossolalie est fondamentale pour le Pentecôtisme où l’on peut être baptisé dans l’Esprit et parler en langue, mais pour l’Église catholique (à laquelle appartenait Tolkien), le parler en langue est devenu notamment le signe de la possession diabolique. Et bien sûr, la glossolalie des saints n’est pas la langue des anges. Telles sont les limites de l’analogie de la glossolalie.
29) Tengwesta : terme elfique désignant « un système ou un code de signes » ; dans le même texte, le terme elfique pour « langage » est un nom abstrait tengwestië ; par opposition lambe, « langue », est une manifestation (gestuelle ou acoustique) du langage — définitions qui évoquent celles de Ferdinand de Saussure, « le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept (le signifié) et une image acoustique (le signifiant) » (Cours de linguistique générale, Paris, 1916, p. 98).
30) « Even when using bodily forms they had less need of any tengwesta than had the Incarnate ; and they had made a lambe for the pleasure of exercising the powers and skills of the bodily form, and (more remotely) for the better understanding of the minds of the Incarnate when they should appear, rather than for any need that they felt among them-selves. For the Valar and Maiar could transmit and receive thought directly (by the will of both parties) according to their right nature (…) » (Home XI, 406).
31) « Ad intelligendum igitur qualiter unus Angelus alii loquatur, considerandum est quod, sicut supra diximus cum de actibus et potentiis animae ageretur, voluntas movet intellectum ad suam operationem. (…) Ex hoc vero quod conceptus mentis angelicae ordinatur ad manifestandum alteri, per voluntatem ipsius Angeli, conceptus mentis unius Angeli innotescit alteri, et sic loquitur unus Angelus alteri. Nihil est enim aliud loqui ad alterum, quam conceptum mentis alteri manifestare. (…) Et sic lingua Angelorum metaphorice dicitur ipsa virtus Angeli, qua conceptum suum manifestat » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 1er, rép.).
32) « (…) all minds (sáma, pl. sámar) are equal in status, though they differ in capacity and strengh » (Ósanwe-kenta, p. 23).
33) « A mind by its nature perceives another mind directly » (Ósanwe-kenta, p. 23).
34) « But it cannot perceive more than the existence of another mind (as something other than itself, though of the same order) except by the will of both parties » (Ósanwe-kenta, p. 23).
35) « They are, of course, open to Eru, but they cannot of their own will “see” any part of His mind. They can open themselves to Eru in entreaty, and He may then reveal His thought to them » (Ósanwe-kenta, p. 24).
36) « No mind can, however, be closed against Eru, either against His inspection or against His message. The latter it may not heed, but it cannot say it did not receive it » (Ósanwe-kenta, p. 30 n. 3).
37) « Ilúvatar apprit ce qui avait été fait, et (…) Ilúvatar s’adressa à lui. Aulë entendit sa voix et resta silencieux, Now Ilúvatar knew what was done, and (…) Ilúvatar spoke to him ; and Aulë heard his voice and was silent » (Le Silmarillion, p. 36 = The Silmarillion, p. 43). Nous pouvons utilement comparer cette situation au rapport entre Aulë et ses Nains avant l’intervention d’Eru : « (…) les êtres crées de ta main et de ton esprit ne peuvent vivre que de ta seule existence, bouger lorsque tu penses à les faire bouger, rester comme morts lorsque ta pensée est ailleurs, (…) the creatures of thy hand and mind can live only by that living [sc. thy own being only], moving when thou thinkest to move them, and if thy thought is elsewhere, standing idle. » (Le Silmarillion, p. 36 = The Silmarillion, p. 43) — C’est dire a) qu’à la différence des créatures d’Eru, les Nains sont initialement créés sans libre-arbitre, puisqu’ils ne peuvent agir de leur propre chef, et b) qu’ils perçoivent directement l’esprit de leur créateur puisqu’ils exécutent sa volonté aussitôt qu’il l’ordonne vers eux en pensée. Eru les en affranchit en leur restituant le libre-arbitre de leurs actes : « Sinon ils n’auraient pas reculé devant tes coups ni devant ta volonté, Else they would not have flinched from thy blow, nor from any command of thy will » (Le Silmarillion, p. 37 = The Silmarillion, p. 44). Cela indique qu’une créature privée de libre-arbitre est soumise à la volonté de celui qui la domine et ne fait plus qu’un avec sa pensée. Ceci peut ne paraître relever que du seul cas exceptionnel des Nains avant leur reconnaissance par Eru, mais l’on en verra un prolongement intéressant, plus loin en n. 83
38) Gilles de Rome, De cognitione angelorum, XII, 111va (édition imprimée à Venise en 1503, réimpression : Francfort, 1968) commenté par Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 222-223 et Barbara Faes de Mottoni, « Voci “alfabeto” » e altri segni degli angeli nella Quaestio XII del De cognitione angelorum di Egidio Romano », Medioevo, 14, 1988, p. 97 sq. — Sur ce motif chez Tolkien, voir aussi les propos d’Eru précédant la création d’Eä dans l’Ainulindalë : « Je connais les désirs de vos esprits, I know the desire of your minds » (Le Silmarillion, p. 13 (trad. fr. modifiée) = The Silmarillion, p. 20) : nous sommes proches ici de la conception augustinienne du « langage du cœur », nous y reviendrons.
39) Nous pouvons reprendre et tenter d’affiner les suggestions du compte rendu de l’Ósanwe-kenta par Michaël Devaux, la Feuille de la Compagnie, n° 1, p. 103 : « [Ce texte] semble prendre parti pour ce que l’on nomme, en philosophie et en théologie, l’univocité. Le processus de la transmission de pensée vaut pour tous les êtres, Eru y compris. La seule différence entre Eru et les créatures est qu’il n’est pas corporel ». — La problématique proposée pour aborder les points saillants de ce texte est bien celle de l’univocité, de l’équivocité et de l’analogie – question cardinale pour la théologie médiévale. On peut dire qu’il y a univocité au sens où a) « tous les esprits sont d’égal statut, all minds are equal in status » (Ósanwe-kenta, p. 23), et qu’Eru en est un (Ósanwe-kenta, p. 24), et b) qu’Eru lui-même exerce l’ósanwe. La question de la modalité est seconde par rapport au fait qu’il exerce la même communication de pensée. La difficulté commence lorsque l’on remarque que Tolkien fait dire à Pengolodh a) que ce « Toutes ces choses (…) sont vraies pour tous les esprits, depuis les Ainur en présence d’Eru, ou les grands Valar (…) jusqu’aux moindres des Mirröanwi, All these things (…) are true of all minds, from the Ainur in the presence of Eru, or the great Valar (…) down to the least of the Mirröanwi » (Ósanwe-kenta, p. 24). Cela signifie-t-il que ce n’est qu’avec la hiérarchie des Ainur que le modus operandi de l’ósanwe décrit s’inaugure ou qu’il vaut déjà entre les Ainur et Eru ? Exclut-on Eru ou non ? b) Cette difficulté, qui permettrait de trancher pour l’univocité ou l’analogie, se retrouve lorsque Tolkien fait encore dire à Pengolodh que « Certains affirment que Manwë, par une grâce spéciale consentie au Roi, pouvait encore, dans une certaine mesure, percevoir Eru (…), Some say that Manwe, by a special grace to the King, could still in a measure perceive Eru (…) » (Ósanwe-kenta, p. 30, n. 4), d’autres le nient. Autrement dit, Tolkien ne tranche pas la question de savoir si le plus grand des Valar peut toujours, lui, percevoir Eru, alors que le texte dit par ailleurs, que les autres Valar ne perçoivent rien d’Eru sans qu’il ne le révèle expressément ; la note 4 laissant entendre que les Ainur perçoivent toujours Eru, ce qui va encore contre ce que dit le corps du texte. Le flottement est maintenu. Quant à la question de savoir si la seule différence entre Eru et les Valar dans l’ósanwe tient à l’incarnation, elle rejoint la question et le flottement précédents.
40) Il s’agit d’un converse : nous parlons de « dialogue » pour conserver l’ambiguïté du grec logos, à la fois pensée et parole.
41) « Alio modo ordinatur aliquid ad alterum, ut ab eo aliquid accipiat ; sicut in rebus naturalibus passivum ad agens (…) Ad secundum dicendum quod locutione qua Angeli loquuntur Deo laudantes ipsum et admirantes, semper Angeli Deo loquuntur. Sed locutione qua eius sapientiam consulunt super agendis, tunc ei loquuntur, quando aliquod novum per eos agendum occurrit, super quo desiderant illuminari » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 3, rép. et sol. 2).
42) Double modalité : voir aussi Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 201.
43) « Manwë was bound by the commands and injunctions of Eru » (Ósanwe-kenta, p. 28).
44) « Pengolodh adds : “Some say that Manwë, by a special grace to the King, could still in a measure perceive Eru ; others more probably, that he remained nearest to Eru, and Eru was most ready to hear and answer him” » (Ósanwe-kenta, p. 30, n. 4).
45) Home X, 361-366. Comme souvent en matière d’études tolkieniennes, la position de ce texte au sein du légendaire est difficile à saisir : sa rédaction est ultérieure aux Laws and Customs among the Eldar, dont il rejette certaines des conclusions, mais précède le commentaire de l’Athrabeth Finrod ah Andreth où Tolkien affine et développe à nouveau son système de pensée. Quoi qu’il en soit, les nuances théoriques de ce texte ne concernent pas notre propos, et c’est sur sa formulation stylistique uniquement que nous nous attarderons ici.
46) « What further is to be done ? (…) How shall this be done ? (…) Is it Thy will that we should attempt these things ? (…) Is that too within our power and authority ? » (Home X, 361-362).
47) « Let the houseless be re-housed ! » (Home X, 362).
48) « I give you authority (…) It shall be within your authority, but it is not in your power » (Home X, 362).
49) Nous ne détaillerons pas d’avantage ce point. Un autre essai aborde cette question dans la Feuille de la Compagnie n° 3.
50) En tout point différente, par exemple, de celle, beaucoup plus libre, des débats entre les Valar lors du statut de Finwë et Míriel (Home X), tant dans le style (par exemple p. 244, où Vairë intervient brusquement dans la conversation) que sur le fond (par exemple p. 245, où Manwë soupèse à égalité différentes positions puis justifie sa décision finale en l’argumentant). Voir aussi infra, pour le langage des anges entre eux.
51) Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia p., qu. 106, art. 1-4, et De veritate, qu. 9, art. 4 ; textes commentés par Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 186-188.
52) « But the other Ainur looked upon this habitation set within the vast spaces of the World, which the Elves call Arda, the Earth ; and their hearts rejoiced in light, and their eyes beholding many colours were filled with gladness » (The Silmarillion, p. 19 = Le Silmarillion, p. 12, trad. fr. modifiée).
53) « (…) sicut Gregorius dicit (…) quod Angeli loquuntur Deo, cum per hoc quod super semetipsos respiciunt, in motum admirationis surgunt » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 3, rép.).
54) « Gregorius dicit (…) quod Deus ad Angelos loquitur, eo ipso quod eorum cordibus occulta sua invisibilia ostendit. Sed hoc ipsum est illuminare. Ergo Dei locutio est illuminatio » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 2, obj. 3).
55) « Then Aulë cast down his hammer and was glad, and he gave thanks to Ilúvatar, saying : ‘May Eru bless my work and amend it !’ » (The Silmarillion, p. 44 = Le Silmarillion, p. 37).
56) « Then Yavanna was glad, and she stood up, reaching her arms towards the heavens (…) », (The Silmarillion, p. 46 = Le Silmarillion, p. 40).
57) Voir Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 201 ; Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia p., qu. 107, art. 5, « Toute parole divine adressée aux anges est illumination » et qu. 107, art. 3 (déjà cité).
58) « Then Manwë sat silent, and the thought of Yavanna that she had put into his heart grew and unfolded ; and it was beheld by Ilúvatar. Then it seemed to Manwë that the Song rose once more about him, and he heeded now many things therein that though he had heard them he had not heeded before. And at last the Vision was renewed, but it was not now remote, for he was himself within it, and yet he saw that all was upheld by the hand of Ilúvatar ; and the hand entered in, and from it came forth many wonders that had until then been hidden from him in the hearts of the Ainur. / Then Manwë awoke, and he went down to Yavanna upon Ezellohar, and he sat beside her beneath the Two Trees. And Manwë said : ‘O Kementári, Eru hath spoken, saying : “Do then any of the Valar suppose that I did not hear all the Song, even the least sound of the least voice? (…)” » (The Silmarillion, p. 46 = Le Silmarillion, p. 39, trad. fr. modifiée).
59) Nous suivrons donc volontiers Michaël Devaux dans son compte rendu de l’Ósanwe-kenta : « Étant donné la distinction entre transmission de pensée et usage de la parole, peut-on dire que Tolkien considérait, comme Descartes, que l’on peut penser avant la mise en œuvre d’une structure langagière ? »
60) Que Dieu soit « Verbe » (Jean, I, 1) ou « Parole » (Genèse, I, 3 sq. « Dieu dit (…) ») ne s’oppose pas à l’idée que la pensée peut précéder le langage, car le « Verbe » signifie ici plus largement la réalité qui procède de Dieu, la manifestation divine par laquelle la création se déploie, cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia p., qu. 34, et en moindre mesure l’introduction de Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 181.
61) Gilles de Rome, De cognitione angelorum, XII, 110 ; voir le commentaire de Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 214-215 et p. 223.
62) Sur cette univocité problématique, voir n. 39.
63) Pour mémoire, le Conte d’Adanel, de tradition strictement humaine, a un statut mythologique contesté au sein du légendaire et n’a ainsi aucune valeur « historique », sinon comme document sur la pensée de certains sages de la tribu de Marach. On pourra s’étonner d’y voir Eru s’adresser à l’ensemble de ses créatures, sans médiation angélique. Reste que le procédé par lequel il s’adresse à elles, comme on le voit, est conforme au schéma que nous dégageons sur le fonctionnement de la transmission de la pensée. On comparera aussi utilement cette idée avec la position de s. Augustin, De Gen. contra Manichaeos, II, 4, 5, où avant le péché Dieu parlait directement à l’esprit des hommes.
64) « The Voice had spoken to us, and we had listened. The Voice said : ‘(…).’ We understood the Voice in our hearts, though we had no words yet. Then the desire for words awoke in us, and we began to make them » (Home X, 345).
65) Voir aussi en fin de n supra. Et pour comparaison, voir en Home X, 360, n. 23, une première version légèrement différente du texte, questionnant la façon dont la voix d’Eru fut entendue (par le biais d’un messager, par sa voix propre seulement, ou encore, et finalement, comme connaissance intrinsèque au cœur des Hommes).
66) Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 200, n. 3.
67) Vinyar Tengwar, n° 41, juillet 2000, textes présentés par Carl F. Hostetter, « Notes on Óre » ; voir aussi notre bref compte rendu de ces textes, Didier Willis, la Feuille de la Compagnie, n° 1, p. 104–105. À noter qu’on trouve un autre terme elfique de portée similaire dans l’Ósanwe-kenta : enda « cœur, centre » (p. 32, n. 7).
68) « óre in nontechnical language, glossed ‘heart, inner mind’, nearest equivalent of ‘heart’ in our application to feelings, or emotions (courage, fear, hope, pity, etc.) including baneful [?ones]. But it is also used [?more] vaguely of things arising in the mind or entering the mind (sanar) which the Eldar regarded as sometimes the result of deep reflection (often proceeding in sleep) and sometimes of actual messages or influences on the mind — from other minds, including the [?greater] minds of the Valar and so [deleted : mediately from >] indirectly from Eru. (So at this period it was supposed Eru even “spoke” directly to his Children) » (« Note on Óre », p. 13, nous traduisons librement).
69) « Néanmoins tout esprit peut être fermé (…). Cela requiert un acte conscient de la volonté : le Refus (…). Rien ne peut pénétrer la barrière du Refus, Nonetheless any mind may be closed (…). This requires an act of conscious will : Unwill (…). Nothing can penetrate the barrier of Unwill » (Ósanwe-kenta, p. 23). Voir aussi infra, l’étude de la pensée privée chez les Valar, pour la remise en perspective de cette même citation.
70) « Paréceme será bien declarar cómo es este hablar que hace Dios al alma y lo que ella siente (…) Son unas palabras muy formadas, mas con los oídos corporales no se oyen, sino entiéndense muy más claro que si se oyesen ; y dejarlo de entender, aunque mucho se resista, es por demás. Porque cuando acá no queremos oír, podemos tapar los oídos (…). En esta plática que hace Dios al alma no hay remedio ninguno (…) » (Thérèse d’Avila, le Livre de la vie, chap. xxv, 1, nous soulignons). Pour la version française, nous citons les Œuvres complètes de s. Thérèse d’Avila, trad. des carmélites de Paris, éditions du Cerf, 4 vol., 1982 (réédition), dont le texte intégral est disponible sur internet à l’adresse <www.carmel.asso.fr/visages/teresa/vida1.shtml>. Le texte original, en espagnol, est quant à lui disponible à l’adresse <www.santateresadeavila.com/libros/libro.pdf>.
71) « Así es también en otra manera que Dios enseña el alma y la habla de la manera que queda dicha. (…) Pone el Señor lo que quiere que el alma entienda, en lo muy interior del alma, y allí lo representa sin imagen ni forma de palabras, sino a manera de esta visión que queda dicha. (…) Pues tornando a esta manera de entender, lo que me parece es que quiere el Señor de todas maneras tenga esta alma alguna noticia de lo que pasa en el cielo, y paréceme a mí que así como allá sin hablar se entiende (lo que yo nunca supe cierto es así, hasta que el Señor por su bondad quiso que lo viese y me lo mostró en un arrobamiento), (…) » (Thérèse d’Avila, le Livre de la vie, chap. xxvii, 6-10, nous soulignons).
72) Voir Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 198-200.
73) La question est détaillée avec précision par Michaël Devaux, « Les anges de l’Ombre », la Feuille de la Compagnie, n° 2 (Tolkien, les racines du légendaire), § III « L’ordre des anges », p. 204–212.
74) « Though Manwë is their King and hold their allegiance under Eru, in majesty they are peers, surpassing beyond compare all others » (The Silmarillion, p. 29 = Le Silmarillion, p. 21).
75) « So be it ! » (Home X, 247).
76) Nous reprenons la formule résumée de Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia p., qu. 107, art. 2. Il argumente en fait ce rapport dans la qu. 106.
77) Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 201-203 sur la question du langage public ou privé : Thomas d’Aquin (Somme de théologie, Ia p., qu. 107, art. 5 et De veritate, qu. 9, art. 7) défend l’idée d’une « utopie de la transparence » (« la pure spiritualité des anges renforce l’idée d’une communication transparente, sans secret et accessible à tous ») en la doublant d’une « utopie de la liberté » (libre arbitre de l’ange à n’adresser certaines de ses pensées qu’à un autre ange particulier), sans néanmoins s’accompagner d’une « utopie du secret » qui consisterait pour un ange à masquer ses pensées à d’autres.
78) « Potest autem ex aliqua causa ordinari aliquid ad unum, et non ad alterum. Et ideo potest conceptus unius ab aliquo uno cognosci, et non ab aliis. Et sic locutionem unius Angeli ad alterum potest percipere unus absque aliis, non quidem impediente distantia locali, sed hoc faciente voluntaria ordinatione, ut dictum est » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 5, rép.
79) Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 221-222, commentant Gilles de Rome, De cognitione angelorum, XII, 112ra : alors que Thomas voit la perfection dans la liberté pour les anges à élire les destinataires de leurs messages, Gilles considère au contraire que l’excellence des substances séparées se manifeste dans l’aspect public de leur communication.
80) Nous rendons ici l’anglais Unmarred par « insouillée » ; pour plus d’exactitude, voir les deux dossiers consacrés à cette question dans la Feuille de la Compagnie, n° 3.
81) « “Openness” is the natural or simple state (indo) of a mind that is not otherwise engaged. In “Arda Unmarred” (that is, in ideal conditions free from evil) openness would be the normal state. Nonetheless any mind may be closed (pahta). This requires an act of conscious will : Unwill (avanir) » (Ósanwe-kenta, p. 23).
82) « Though in “Arda Unmarred” openness is the normal state, every mind has, from its first making as an individual, the right to close ; and it has absolute power to make this effective by will. Nothing can penetrate the barrier of Unwill », (Ósanwe-kenta, p. 23).
83) Repartant du rapport des Nains à Aulë (voir supra en note le début de l’analyse), rappelons qu’une créature départie par une pensée dominante de son libre-arbitre est dés-individualisé. Associer cette idée à la possibilité, pour toute créature d’opposer, ainsi qu’on l’a maintenant vu, une barrière inaliénable de « Refus » pour fermer son esprit nous permet de ré-affirmer, d’une part, que le libre-arbitre et barrière du Refus sont concomitamment indissociables. D’autre part, bien que l’Ósanwe-kenta prétende que rien ne peut forcer le Refus — Melkor même ne pouvant transgresser cet interdit (voir supra en note les citations déjà données sur ce thème) — il nous paraîtrait possible que Sauron fût arrivé en quelque sorte à le circonvenir habilement chez les Hommes à l’aide des Anneaux de Pouvoir (ce dont Pengolodh, parti de la Terre du Milieu au début de l’avènement Sauron, ne pouvait avoir connaissance), en ce que ces anneaux concourent à ce que leurs porteurs acceptent la corruption de leur esprit et, fissurant le mur de leur volonté, en cèdent par usure les clefs à Sauron par l’intermédiaire de l’Unique, ne devenant dès lors plus que ces « spectres » dés-humanisés et totalement assujettis à la volonté de leur maître que sont les Nazgûl : « Un par un, l’un après l’autre, (…) ils devenaient esclaves de l’anneau qu’ils portaient et tombaient sous l’empire de l’Unique, celui de Sauron. Ils devenaient invisibles à jamais et pour tous, sauf pour le porteur du Maître Anneau, et ils entraient au royaume des ombres, And one by one, sooner or later, (…) they fell under the thralldom of the ring that they bore and under the domination of the One, which was Sauron’s. And they became for ever invisible save to him that wore the Ruling Ring, and they entered into the realm of shadows » (Le Silmarillion, p. 285 = The Silmarillion, p. 289). Nous relevons que les Nazgûl sont aussi peu indépendants de Sauron que les Nains l’étaient à l’origine d’Aulë. Sans qu’on puisse en préciser les modalités exactes, ósanwe et Anneau de Pouvoir sont indubitablement liés : voir aussi la réponse de Galadriel à Frodo lorsqu’il lui demande s’il lui serait possible de percevoir les pensées des autres porteurs (The Lord of the Rings, p. 365 = Le Seigneur des Anneaux, p. 398).
84) « [Manwë] was ever open because he had nothing to conceal (…) » (Ósanwe-kenta, p. 28).
85) « Yet because thou hiddest this thought from me until its achievement (…) » (The Silmarillion, p. 45 = Le Silmarillion, p. 38).
86) Voir Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 222-223, à propos de Gilles de Rome, De cognitione angelorum, XII, 111va : « Il ne s’agit pas de communication à proprement parler mais d’une prise de conscience de son intellection et de son contenu ».
87) « It may be made against G, against G and some others, or be a total retreat into “privacy” (aquapahtie) » (Ósanwe-kenta, p. 23).
88) Voir Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 243-245.
89) « [Melkor] could read the mind of Manwë, for the door was open ; but his own mind was false and even if the door seemed open, there were doors of iron within closed for ever » (Ósanwe-kenta, p. 28).
90) « (…) though the use of bodily form (albeit assumed and not imposed) in a measure made this mode of communication less swift and precise, they retained this faculty in a degree far surpassing that seen among any of the Incarnate » (Home XI, 406).
91) « Secundo autem clauditur mens hominis ab alio homine per grossitiem corporis. Unde cum etiam voluntas ordinat conceptum mentis ad manifestandum alteri, non statim cognoscitur ab alio, sed oportet aliquod signum sensibile adhibere. Et hoc est quod Gregorius dicit (…) alienis oculis intra secretum mentis, quasi post parietem corporis stamus, sed cum manifestare nosmetipsos cupimus, quasi per linguae ianuam egredimur, ut quales sumus intrinsecus, ostendamus. Hoc autem obstaculum non habet Angelus. Et ideo quam cito vult manifestare suum conceptum, statim alius cognoscit » (Summa theologiae, Ia p., qu. 107, art. 1, rép. 1).
92) L’utilisation récurrente du vocabulaire elfique dans ce texte ne tient pas seulement à la passion de Tolkien pour ses langues inventées, mais aussi, pensons-nous, à un besoin d’exprimer les concepts manipulés au moyen d’une terminologie aussi précise que se peut, en faisant finalement abstraction des sens très chargés que ces mêmes mots ont déjà dans nos langues réelles.
93) « The Incarnates have by the nature of sáma the same faculties ; but their perception is dimmed by the hröa, for their fëa is united to their hröa and its normal procedure is through the hröa, which is in itself part of Eä, without thought. The dimming is indeed double ; for thought has to pass one mantle of hröa and penetrate another. For this reason in Incarnates transmission of thought requires strengthening to be effective. Strengthening can be by affinity, by urgency, or by authority » (Ósanwe-kenta, p. 24).
94) Voir Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 203-204. L’Aquinate n’envisage pas la question dans le cadre de son étude du langage angélique, que ce soit dans la question 107 de la Somme théologique ou dans la question ix du De veritate. On devra se reporter à la Somme de théologie, Ia p., qu. 51, art. 1-3.
95) Tiziana Suarez-Nani, Connaissance et langage des anges, p. 237.
96) Unfinished Tales, ed. George Allen & Unwin, 1980, part 1, I, « Of Tuor and his coming to Gondolin », p. 17 sq. (Contes et légendes inachevés, Premier Âge pour la traduction française par Tina Jolas).
97) « “If thou come to him” answered Ulmo, “then the words shall arise in thy mind, and thy mouth shall speak as I would. (…)” Tuor marvelled to hear himself speak so, for the words of Ulmo to Turgon at his going from Nevrast were not known to him before, nor to any save the Hidden People » (Unfinished Tales, p. 30, 32 = Contes et légendes inachevés, p. 403, 406).
98) Le Seigneur des Anneaux, IV, ix et x.
99) Voir notamment Home X, 218 : « [The command of their spirits over their bodies] was, nonetheless, at all times greater than it has ever been among Men. From their beginnings, the chief difference between Elves and Men lay in the fate and nature of their spirits ».
100) Le Seigneur des Anneaux, II, vii : « And with that word she held them with her eyes, and in silence looked searchingly at each of them in turn. None save Legolas and Aragorn could long endure her glance » (The Lord of the Rings, p. 357 = Le Seigneur des Anneaux, p. 390).
101) « It need not be said that I refused (…) » (The Lord of the Rings, p. 358 = Le Seigneur des Anneaux, p. 391).
102) « But still the door is closed ! » (The Lord of the Rings, p. 365 = Le Seigneur des Anneaux, p. 398). La comparaison imagée entre l’état d’un esprit et une « porte » ouverte ou fermée se retrouve aussi à de multiples reprises dans l’Ósanwe-kenta, voir notamment supra pour diverses mentions relevées au cours de notre analyse.
103) A contrario, l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson met beaucoup plus souvent en scène la communication par la pensée entre les Elfes, entre Elrond et Galadriel par exemple, pour motiver leur intervention au gouffre de Helm. Outre l’écart scénaristique fait dans ce cas avec le livre (par une sorte d’artifice qui tient du deus ex machina, dans le but apparent de rattraper un montage assez erratique, à en croire les making of accompagnant la version longue en DVD), c’est à notre avis forcer le trait, en rendant plus commune l’ósanwe qu’elle ne l’est réellement. Déjà dès le premier opus, P. Jackson et son équipe montraient la même tendance à la surenchère dans la scène du miroir, où Galadriel parle à Frodo tantôt à voix haute, tantôt par la pensée.
104) Le Seigneur des Anneaux, VI, vi : « For they did not move or speak with mouth, looking from mind to mind ; and only their shining eyes stirred and kindled as their thoughts went to and fro » (The Lord of the Rings, p. 985 = Le Seigneur des Anneaux, p. 1049).
105) Sur la transmission de pensée chez l’homme, voir Paul-Clément Jagot, l’Influence à distance. Cours pratique de télépsychie, de transmission de pensée et de suggestion morale, Saint-Jean-de-Braye, Dangles, 1962, 200 p. Les recherches scientifiques les plus récentes tendraient à prouver que si la transmission de pensée s’est effectivement dégradée chez l’être humain moderne, les animaux, en revanche, seraient toujours capables de ce qu’il est préférable de nommer télépathie ; voir Rupert Sheldrake, Dogs that know when their owners are coming home and other unexplained powers of animals, New York, Crown, 1999, xiv-352 p. ; trad. fr. par Jérôme Bodin & Jocelyne de Pass, Ces chiens qui attendent leur maître et autres pouvoirs inexpliqués des animaux, Paris, éd. du Rocher, 2001, 411 p. (voir aussi son site <www.sheldrake.org>). Pour une approche psychanalytique de la télépathie, voir Wolfgang Leuschner, Telepathie und das Vorbewußte. Experimentelle Untersuchungen zum „siebten Sinn“, Tübingen, Diskord, Psychoanalytische Beiträge aus dem Sigmund-Freud-Institut 12, 2004, 108 p.
106) Le Seigneur des Anneaux, II, x : « He heard himself crying out : Never, never ! Or was it : Verily I come, I come to you ? He could not tell. Then as a flash from some other point of power there came to his mind another thought : Take it off ! Take it off ! Fool, take it off ! Take off the Ring ! » (The Lord of the Rings, p. 401 = Le Seigneur des Anneaux, p. 438).
107) Le Seigneur des Anneaux, III, v : « Very nearly it was revealed to the Enemy, but it escaped. I had some part in that : for I sat in a high place, and I strove with the Dark Tower (…) » (The Lord of the Rings, p. 495 = Le Seigneur des Anneaux, p. 536).
108) Le Seigneur des Anneaux, IV, iii : « (…) his [sc. Gandalf] thought was ever upon Frodo and Samwise, over the long leagues his mind sought for them in hope and pity. / Maybe Frodo felt it, not knowing it, as he had upon Amon Hen, even though he believed that Gandalf was gone, gone for ever into the shadow in Moria far away » (The Lord of the Rings, p. 644 = Le Seigneur des Anneaux, p. 691).
109) « Pour cette raison, la transmission de pensée chez les Incarnés nécessite un renforcement pour être effective. Lequel renforcement peut être obtenu par affinité, dans l’urgence ou sous [l’effet de] l’autorité (…). Ces causes renforceront la pensée pour la dévoiler et parvenir à l’esprit [du] destinataire, For this reason in Incarnates transmission of thought requires strengthening to be effective. Strengthening can be by affinity, by urgency, or by authority. (…) These causes may strengthen the thought to pass the veils and reach a recipient mind » (Ósanwe-kenta, p. 24).
110) Ces notes sont publiées dans les Unfinished Tales dont elles constituent le dernier chapitre ; se reporter à l’introduction de l’ouvrage pour les éléments de datation (p. 13 = Contes et légendes inachevés, p. 384).
111) Telles qu’elles sont utilisées par les voyants en cristallomancie (du grec krystallos et manteia, voir par exemple Jean Wier, De praestigiis daemonum, Bâle, 1583, p. xii. krystallomanteia, pour une attestion ancienne du terme). Il va de soi, comme nous le verrons plus précisément, que les Palantíri de Tolkien procèdent d’une autre réflexion, sans rapport avec la divination, et que la référence occulte s’arrête à cette ressemblance superficielle.
112) « But when another mind occupied a Stone in accord, thought could be ‘transferred’ (received as ‘speech’), and visions of the things in the mind of the surveyor of one Stone could be seen by the other surveyor » (Unfinished Tales, p. 412, n. 5 = Contes et légendes inachevés, p. 816, n. 5, trad. fr. modifiée).
113) « The palantíri could not themselves survey men’s minds, at unawares or unwilling ; for the transference of thought depended on the wills of the user on either side, and thought (received as speech) was only transmittable by one Stone to another in accord » (Unfinished Tales, p. 411 = Contes et légendes inachevés, p. 815, trad. fr. modifiée).
114) « Néanmoins tout esprit peut être fermé (…). Cela requiert un acte conscient de la volonté : le Refus (…). Rien ne peut pénétrer la barrière du Refus, Nonetheless any mind may be closed (…). This requires an act of conscious will : Unwill (…). Nothing can penetrate the barrier of Unwill » (Ósanwe-kenta, p. 23).
115) « De cette manière, extorquer des secrets à un esprit semble provenir de sa lecture forcée en dépit de son refus, puisque la connaissance obtenue apparaîtra aussi complète que celle qui pourrait être obtenue [normalement]. Néanmoins elle ne vient pas de la pénétration de la barrière du refus (…). Ainsi, par tromperie, par mensonges ou par torture du corps et de l’esprit, par la menace de la torture de ceux que l’on aime, ou par la terreur absolue de sa présence, Melkor a même cherché à forcer les Incarnés qui tombèrent en son pouvoir, ou vinrent à sa portée, pour les faire parler et lui dire tout ce qu’il voulait savoir, In like manner, extortion of the secrets of a mind may seem to come from reading it by force in despite of its unwill, for the knowledge gained may at times appear to be as complete as any that could be obtained. Nonetheless it does not come from penetration of the barrier of unwill. (…) Thus by deceit, by lies, by torment of the body and the spirit, by the threat of torment to others well loved, or by the sheer terror of his presence, Melkor ever sought to force the Incarnate that fell into his power, or came within his reach, to speak and to tell him all that he would know » (Ósanwe-kenta, p. 26-27).
116) « (…) It was only Sauron who used a Stone for the transference of his superior will, dominating the weaker surveyor and forcing him to reveal hidden thought and to submit to commands » (Unfinished Tales, p. 412, n. 5 = Contes et légendes inachevés, p. 816, n. 5).
117) Nous reprenons ici brièvement le développement qu’en donne les Unfinished Tales, p. 406-409 = Contes et légendes inachevés, p. 809-812.
118) Le Seigneur des Anneaux, V, vii : « (…) yet the vision of the great might of Mordor that was shown to him fed the despair of his heart until it overthrew his mind » (The Lord of the Rings, p. 856 = Le Seigneur des Anneaux, p. 917).
119) « [Saruman] was open to the domination of a superior will, to its threats, and to its display of power » (Unfinished Tales, p. 413, n. 14 = Contes et légendes inachevés, p. 817, n. 14).
120) Voir pour le récit de cette confrontation : « Je ne lui dis pas un mot, et à la fin, je forçai la Pierre à n’obéir plus qu’à ma seule volonté, I spoke no word to him, and in the end I wrenched the Stone to my own will » (Le Seigneur des Anneaux, p. 836 = The Lord of the Rings, p. 780). S’ensuit la description de la manière dont Aragorn se montre à Sauron en choisissant exactement ce qu’il veut lui révéler.
121) « (…) only the surveyor using the Master Stone of Osgiliath could ‘eavesdrop’. While two of the other Stones were in response, the third would find them both blank » (Unfinished Tales, p. 408 = Contes et légendes inachevés, p. 812).
122) « Only great minds can converse with more than one other at the same time ; several may confer, but then at one time only one is imparting, while the others receive » (Ósanwe-kenta, p. 30, n. 2).
123) On pourrait néanmoins objecter que l’existence d’une Pierre maîtresse pouvant « écouter aux portes » s’oppose, au moins partiellement, au principe de la pensée privée. Mais le dossier reste mince sans autre source textuelle à l’appui.
124) « Two persons, each using a Stone “in accord” with the other, could converse, but not by sound, which the Stones did not transmit. Looking one at the other they would exchange “thought” – not their full or true thought, or their intentions, but “silent speech”, the thoughts they wished to transmit (already formalized in linguistic form in their minds or actually spoken aloud), which would be received by their respondents and of course immediately transformed into “speech”, and only reportable as such » (Unfinished Tales, p. 415, n. 21 = Contes et légendes inachevés, p. 818, n. 21).
125) « The use of the palantíri was a mental strain, especially on men of later days not trained to the task (…) » (Unfinished Tales, p. 413, n. 13 = Contes et légendes inachevés, p. 817, n. 13).
126) Le Seigneur des Anneaux, III, xi : « Then he came. He did not speak so that I could hear words. He just looked, and I understood » (The Lord of the Rings, p. 593 = Le Seigneur des Anneaux, p. 638).
127) Voir, par exemple, supra notre étude du Conte d’Adanel.
128) Avant leur libération par Eru.
129) Même lorsque Tolkien envisage l’entrée et la rentrée d’Eru en Arda (Home X, 321 et 345), jamais il ne parle de l’incarnation, même si l’on ne peut manquer de penser aux deux incarnations du Christ, mais précisément, l’incarnation est, pour Tolkien, un mystère infiniment trop grand pour qu’il ose l’aborder, voir Letters, p. 237.
130) Sur les degrés de « parure » des Valar et Maiar, voir Ósanwe-kenta, n. 5 p. 30-31.
131) L’usage de la langue orale prédomine chez les créatures incarnées, mais le désir même de communiquer ouvre l’esprit des locuteurs et permet alors à l’ósanwe d’être mise en œuvre concomitamment, par affinité : « Avec moins de mots, ils parviennent plus rapidement à un meilleur entendement, With fewer words they come swifter to a better understanding » (Ósanwe-kenta, p. 25).
132) Nous tenons à remercier Romaine Casademont, Michaël Devaux et Philippe Garnier pour leurs conseils et leurs relectures avisées pendant la laborieuse élaboration de cette enquête ou kenta.
 
essais/religion/parole_pensee_angelologie.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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