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François Parmentier — Mars 2020 | |
![]() | Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
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a question des inspirations de Tolkien est une préoccupation fréquente lors de l’analyse de son œuvre : l’enjeu de tels rapprochements n’est bien sûr pas de découvrir qui le Professeur avait « copié » voire « plagié », mais plutôt d’identifier les courants artistiques, philosophiques et littéraires dans lesquels s’inscrit son travail, afin d’en saisir toute la portée. Le présent écrit s’inscrit justement dans cette démarche comparative, listant les ressemblances, quelquefois fortuites, d’autres fois flagrantes, entre la paléographie latine médiévale et les tengwar.
a paléographie, littéralement, est l’art de lire les « vieilles écritures » ; plus formellement, il s’agit de la discipline cherchant à déchiffrer et étudier les écritures manuscrites dans les documents anciens. Ici, la paléographie à laquelle nous nous intéressons est latine, car elle porte sur notre alphabet, appelé « alphabet latin », utilisé pour un grand nombre de langues (français, donc, mais aussi anglais, allemand, latin, etc.) ; elle est médiévale, car elle concerne spécifiquement les écritures, polices et notations en usage durant le Moyen Âge.
Au cours de cette époque, justement, la diversité des écritures manuscrites était grande, du fait de l’absence de système d’imprimerie et de la nécessité de recourir à des copistes, pour la diffusion de connaissances religieuses, philosophiques et historiques. La rédaction de documents écrits mettait en jeu un ou plusieurs scribes, religieux ou non, qui utilisaient plutôt telle ou telle police d’écriture selon l’époque et le contexte (e.g. onciale, semie-onciale, caroline, gothique, etc.). De même, le processus d’écriture étant assez long (3—4 pages par jour pour un texte calligraphié), le recours aux abréviations était extrêmement fréquent : il s’agissait non seulement d’abréviations telles que nous les connaissons de nos jours (John Ronald Reuel → J.R.R.), mais aussi celles consistants à remplacer un ensemble de lettres par un autre signe (et → &, etc.). L’ensemble donnait lieu à des documents assez inintelligibles pour un lecteur de notre époque, comme montré ci-dessous dans un codex du XIIe siècle1) :
En tant que philologue, J.R.R. Tolkien a forcément été exposé à un certain nombre d’éléments paléographiques, puisqu’il a traduit et publié des ouvrages médiévaux tout au long de sa vie, comme l’Ancrene Wisse ou l’Old English Exodus, quelquefois à l’occasion d’éditions diplomatiques2). Il a donc pu s’inspirer consciemment ou inconsciemment de ces éléments pour mettre au point ses propres systèmes d’écriture – pour plus de détails sur les liens entre Tolkien et Moyen Âge, voir Carruthers, 2007.
es tengwar3) sont un système d’écriture fictif inventé par J.R.R. Tolkien, sans doute le plus connu de ce dernier. Apparu en 19314), ce système d’écriture a été annoncé par un certain nombre de précurseurs, comme les sarati ou l’écriture valmarique. Plus d’informations à propos des tengwar et de leurs précurseurs peuvent être trouvées dans la section Langues et dans les Parma Eldalamberon (abrégés PE) no 13, 15, 16, 20 et 22.
Les tengwar ne sont pas les mêmes pour tous : ils sont utilisés selon des modes différents. Un mode est un ensemble de correspondances entre signes écrits et sons : par exemple, notre alphabet latin a un mode français où la lettre u produit le son « u » (/y/ en Alphabet Phonétique International), tandis que dans le mode allemand, cette même lettre produit le son « ou » (/u/) ; de même, dans le mode français, la lettre j donne le son « j » (/ʒ/), contre « y » (/j/) dans le mode allemand. En somme, un mode, c’est une façon de lire un alphabet. Un mode peut d’ailleurs utiliser des signes qui ne sont pas présents dans un autre mode : par exemple, en français, nous utilisons la lettre ç, inconnue des Allemands ; au contraire, ces derniers utilisent ß ou ü, que nous ne connaissons pas en France : pourtant, nous utilisons le même alphabet ! Il en va de même pour les tengwar, qui sont fictivement utilisés par différents peuples, donc selon différents modes.
es rapprochements exposés ci-dessous le sont par ordre décroissant de probabilité : en premier vient donc le plus évident ; en dernier, le plus hypothétique. Sauf indication contraire, les images de paléographie latine sont issues de Cappelli, 1912.
Tengwa | Lettre/notation latine | Commentaire |
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![]() | ![]() (Source) | La tilde est synonyme de nasalisation dans les manuscrits latins, c’est-à-dire qu’elle remplace un n ou un m (dans l’image ci-contre, le n de omnibus). Dans l’Usage Général des tengwar, l’usage de la tilde est quasi-identique5). |
![]() | ![]() | Le signe présenté est une notation montrant la présence du -is final (par exemple dans le latin finis) ― elle est aussi utilisée en cornique. En tengwar, ce signe (ar-rince, PE 22, p. 49) est utilisée pour noter la présence d’un -s final : sa forme est très proche de celle du sa-rince (voir illustration à gauche, au-dessus de « ts »). Certains sarati de même forme ont la même signification (e.g. PE 13, p. 44). |
![]() | ![]() (Source) | Le þ (thorn) barré est utilisé en ancien anglais pour signifier le mot thæt, fréquemment utilisé : la barre sur le thorn indique qu’il s’agit d’une abréviation. Les abréviations de mots fréquents dans l’usage anglais du mode général sont extrêmement similaires, puisqu’elles concernent elles aussi des mots très utilisés et utilisent des formes longues de tengwar. Il est fort possible que Tolkien ait été influencé par cet élément au moment de mettre au point ces notations. |
![]() | ![]() | Tolkien a utilisé la lettre o pour désigner effectivement le son o (PE 20, p. 56), mais aussi w (PE 22, p. 44) ou u (dans les modes actuels) : ce symbole signifie dans tous les cas un arrondissement de la bouche, expressément désigné par le symbole lui-même. Seules exceptions à cela, les valeurs r (PE 15, p. 80) et n (PE 16, p. 20 & 24) qui ont pu lui être assignées. |
![]() | ![]() | Cette lettre, utilisée pour noter la lettre g, est dite « insulaire », car elle fut en usage sur les îles irlandaises et britanniques tout au long du Moyen Âge. On la trouve notamment dans le manuscrit de Beowulf, que Tolkien a traduit et commenté. Le tengwa ![]() |
![]() | ![]() | Le signe diacritique dans cette forme remplace un r dans les manuscrits latins (dans l’image ci-contre, lire praeterquam). Dans l’usage général des tengwar, l’usage de ce signe est synonyme de labialisation, c’est-à-dire du son w. Voir ci-dessous la relation entre les lettres r et w chez Tolkien. |
![]() | ![]() | La lettre y, toujours en usage chez nous, n’est plus à présenter. L’occurrence ci-contre présente un tracé remarquablement similaire au tengwa associé. Ce tengwa ![]() |
![]() | ![]() | La lettre t, sous forme de capitale, mais aussi sous sa forme minuscule, dans certains usages insulaires, ressemble de manière frappante au tengwa ![]() Cette lettre elfique désigne le son l, mais un certain nombre d’autres phonèmes lui ont été associés par le passé : /x/ en sarati (PE 13, p. 19) ou k (PE 13, p. 26 & 32), t (PE 13,30) ; en dehors des sarati, elle pouvait donner t (PE 16,14), s (PE 15, p. 82 ; PE 16, p. 14, 22, 27 & 30), z (PE 16, p. 33), i̯ (PE 16, p. 24, 30) ou l (PE 20, p. 17 & 19 ; PE 16, p. 20), voire plusieurs de ces sons en même temps, avec quelques légères nuances de taille et de tracé. Ce tengwa est conçu comme un retournement de ![]() |
![]() | ![]() (Source) | Le yogh est une lettre anglo-saxonne archaïque, modernisée transcrite en gh (comme dans night ou bought) : elle était prononcée « y » (/j/) ou « ch » (/x/ ou /ç/). On pourrait aussi faire l’hypothèse d’une inspiration à partir de la lettre z, sans doute plus probable vue la valeur du tengwa ![]() En effet, la lettre elfique ![]() ![]() ![]() |
![]() ![]() | ![]() | La ressemblance entre la lettre p et le tengwa ![]() ![]() Si l’on y regarde de plus près, d’autres rapprochements de ce type sont possibles : entre d et ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
![]() ![]() | ![]() | Il est important de noter qu’originellement, les lettres i et j ne comportaient pas de point suscrit, et que la lettre j est issue d’un allongement de i. En tengwar, ![]() ![]() |
![]() | ![]() ![]() | Il est deux signes qui ont pu inspirer le ![]() Le ![]() ![]() ![]() ![]() |
![]() | ![]() | Ce symbole ressemblant à un 2 est en fait une autre version de la lettre r, souvent utilisé en milieu de mot. En faire l’inspiration du tengwa linda est cependant improbable, attendu qu’il est vu comme une inversion de ![]() |
![]() | De nombreux diacritiques utilisés en tengwar sont également présents dans l’alphabet latin, comme l’accent aigu, les points suscrit et souscrit, le tréma et le caron : l’origine des autres diacritiques, ainsi que celle des significations de ces signes n’est pas ici discutée. |
Un dernier rapprochement concerne plus généralement le matériel et la méthode utilisés. En effet, pour tracer les tengwar, Tolkien emploie une plume biseautée, avec un angle de plume à 45o, mettant en valeur les pleins et déliés des lettres tracées. Ces éléments, contrastés à d’autres cultures calligraphiques – comme celle chinoise, où l’on utilise plutôt un pinceau – ne sont pas neutres : ils permettent de mettre en lumière certaines bases européennes sous-jacentes dans l’écriture des tengwar.
n sus des rapprochements ci-dessus, des influences non-latines sur les tengwar sont bien sûr possibles : on peut le montrer rien qu’en évoquant la similarité entre le tengwa
et la lettre grecque lambda λ – même si elles diffèrent par le son associé. Par ailleurs, il est également possible de comparer les cirth de Tolkien avec les runes ayant réellement existé ; de même, un rapprochement entre sarati et devanagari pourrait être profitable, puisqu’ils partagent tous deux la fixation à une barre horizontale (potence) et ont un fonction alphasyllabaires où les voyelles sont généralement indiquées sous forme de diacritiques ― source du fonctionnement alphasyllabaire des tengwar. De même, on pourrait hasardeusement rapprocher le triple point, diacritique signifiant la voyelle a en tengwar, avec celui signifiant e en langue hébraïque.
En somme, si les tengwar peuvent principalement être rapprochés de l’alphabet latin, notamment tel qu’il a pu être utilisé, abrégé, modifié dans les manuscrits médiévaux, il est certain que Tolkien ne s’est pas borné à une seule source d’inspiration.