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Helge Kåre Fauskanger traduit de l’anglais par Julien Mansencal |
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![]() | Article théorique : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
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es idées mouvantes de Tolkien concernant ses langues sont bien illustrées par un détail de l’évolution linguistique de l’elfique primitif vers le sindarin. Il s’agit d’une question dont l’intérêt n’est pas purement académique : certains des termes « noldorins » des « Étymologies » devraient être corrigés avant d’être utilisés par les personnes désirant écrire en « sindarin mature » — ces termes doivent, pour ainsi dire, être mis à jour pour correspondre à la décision finale de Tolkien à ce sujet. La question qui se pose à nous (ou plutôt à Tolkien) est la suivante : Le *ai primitif devient-il oe ou ae en sindarin ?
Plutôt simple en apparence, n’est-ce pas ? Surtout lorsqu’il s’agit d’une langue qu’on invente soi-même et que l’on peut donc choisir l’un ou l’autre. Faux ! Ce n’était pas simple : il fallut des décennies à Tolkien pour résoudre cette question ! Il a dû passer des nuits entières sans dormir, à se demander si, par exemple, le mot « triste » devait être noer ou naer.
Les « Étymologies » reflètent l’indécision de Tolkien. Dans de nombreux cas, le *ai primitif devient ae dans les mots « noldorins » (> sindarins). Par exemple, le radical de « (petit) oiseau », AIWÊ, donne le terme noldorin aew. Pour d’autres exemples où AI (AY) devient ae, voir les radicaux DAY, GÁYAS, KAY, KAYAN/KAYAR, LAIK, NÁYAK, TAY, WAIWA, YAY, pour lister les cas les plus évidents. Mais parfois, le *ai primitif donne oe à la place. Par exemple, le radical SPAY donne le terme foeg « méchant, pauvre, mauvais » et non faeg, bien que le terme correspondant en quenya soit faika et que la forme primitive doive avoir été *spaikâ. L’indécision de Tolkien est parfois particulièrement évidente. Du radical NAY, Tolkien dériva le mot noer « triste, lamentable », mais deux secondes plus tard, il dériva de la même base nae « hélas ». Pourquoi pas noe — ou bien, pourquoi pas naer ? Sous GAY, *gairâ (reconstruction personnelle) donne à la fois gaer et goer, comme si Tolkien était incapable de trancher et avait même envisagé la possibilité de différents dialectes, l’un dans lequel l’ancien *ai donna ae et l’autre où il devint oe. Dans les entrées SLIW et MIL-IK, Tolkien créa tout d’abord des mots « noldorins » avec ae à partir de termes primitifs avec *ai, mais il y revint et corrigea ae en oe (par ex. *slaiwâ donnant tout d’abord thlaew « maladif, malade, souffrant », corrigé ensuite en thloew).
es « Étymologies » datent des années 1930. Pourriez-vous croire que deux décennies plus tard, Tolkien était toujours aux prises avec le débat ae / oe ? Son indécision est très claire dans la rédaction des Appendices du Seigneur des Anneaux. En un endroit, le nom Dirhael fut corrigé en Dirhoel1), marquant le début d’une phase « oe ». Le nom noldorin/sindarin pour « été » (en quenya Lairë) apparaît comme Loer dans l’une des premières versions de l’Appendice sur les calendriers2). Mais à présent, la terrible décision devait être prise : une fois le Seigneur des Anneaux publié, avec des noms sindarins soit en oe, soit en ae, cet élément phonologique serait fixé, et empêcherait Tolkien de changer d’avis à nouveau. Il devait donc s’assurer que le choix qu’il allait faire à ce moment-là serait le bon : après tout, il devrait vivre avec pour le reste de ses jours !
Il n’existe probablement aucune trace de cette journée difficile dans sa carrière de concepteur de langues. Mais imaginons Tolkien faire une longue promenade et tenter de résoudre son dilemme, soupesant avec attention les deux possibilités. La date-butoir approche : une décision doit être prise. Ae ou oe, oe ou ae ? Laquelle de ces diphtongues correspond le mieux à la langue des Elfes ? Qu’est-ce qu’un Elfe est le plus susceptible de dire ? Tolkien décide soudain de laisser la question de côté. « Allez, se dit-il, tu ne peux pas continuer à bricoler éternellement les langues elfiques ! Tu as utilisé des formes en oe dans les Appendices que tu prépares, parfait ! Penses-tu vraiment que les lecteurs s’en préoccuperont ? »
Tolkien remarque alors un petit oiseau posé sur un arbre, non loin de là, qui le regarde. Il a soudain l’impression que l’oiseau l’accuse de quelque chose. Il fait quelques pas hésitants en direction de l’arbre. L’oiseau le regarde toujours, sans s’envoler. Il ressent un besoin inexplicable de l’observer de plus près. Quel était le nom pour ce genre d’oiseau en elfique, déjà ? Oew ? Non, non ! L’illumination survient brutalement. C’est forcément aew ! Il est tout simplement impossible que ce soit un oew ! Comment a-t-il pu être aussi aveugle pendant tout ce temps ?
L’oiseau le regarde d’un air approbateur, puis s’envole. L’indécision a disparu. Tolkien se sent calme, mais impatient. Dès qu’il rentre, il change le mot pour « été » de Loer en Laer3). Et désormais, le *ai primitif donna toujours ae en sindarin, jamais oe : voir par exemple la Lettre nº 282 (écrite en 1958), où *laikâ donne le sindarin laeg « vert ». Il fallut à Tolkien plus de vingt ans d’une lutte intérieure pour déterminer ce que disaient vraiment les Elfes, mais il avait enfin trouvé la réponse !
outefois, il est possible qu’une forme en oe se soit en fin de compte retrouvée dans le Seigneur des Anneaux. Le nom Nen Hithoel, qui désigne le lac près des chutes du Rauros, avait peut-être comme sens désiré « Eaux de l’étang brumeux » lorsque Tolkien le forgea (hith + oel). Les deux premiers volumes du Seigneur des Anneaux avaient déjà été publiés lorsque Tolkien arrêta son choix définitif sur la question ae / oe, et Nen Hithoel n’est mentionné que dans le premier d’entre eux. Mais à présent, le mot « étang » était ael et non « oel » comme c’était le cas dans « Les Étymologies ». Il est possible que Tolkien, remarquant à son grand chagrin qu’une forme désormais obsolète s’était glissée dans son magnum opus, ait décidé de réinterpréter le nom (il faut noter que la diphtongue oe en tant que telle n’était pas bannie de la langue sindarine, ayant toujours sa place dans de nombreux autres mots où elle ne provient pas d’un *ai antérieur). Dans l’index des Contes et légendes inachevés4), à l’entrée Emyn Muil, Nen Hithoel est traduit par « Eaux de la fraîcheur brumeuse ». Je soupçonne qu’il ne s’agit pas du sens qu’avait Tolkien en tête pour ce nom à l’origine ; nulle part ailleurs dans le matériel publié n’y a-t-il d’élément ressemblant seulement à oel qui ait le sens de « fraîcheur ».
Quoiqu’il en soit, certains noms du Silmarillion confirment la décision de Tolkien que *ai doive désormais donner ae et non oe. La Grande Mer est à présent appelée Belegaer, et non « Belegoer » comme dans « Les Étymologies » (voir BEL, AYAR/AIR, ÁLAT). Le nom sindarin des Monts Brumeux, Hithaeglir, contient aeglir « chaîne de pics montagneux », qui apparaît sous la forme « oeglir » dans « Les Étymologies » (AYAK). Il y a également Aelin-uial, les « Étangs du Crépuscule », qui apparaissent sous la forme « Oelinuial » dans « Les Étymologies » au radical AY. Cf. également l’Appendice, où le sindarin maeg « pointu, perçant » (comme dans Maeglin « Regard perçant ») est dit être l’équivalent du quenya maika.
Il faut noter, toutefois, que si *ai devient ae en sindarin, *ây avec un â long devient toujours oe ! Dans PM, p. 363, Tolkien dérive le sindarin goe « terreur, grande peur » du primitif *gâyâ. Voici une liste, je l’espère complète, des termes « noldorins » en oe des « Étymologies » qui devraient s’écrire ae en sindarin mature.