Fabrication des noms dans les langues imaginaires

Introduction

par Marie-Claire Bally

Il n’est pas facile de définir l’œuvre de John Ronald Reuel Tolkien dans son ensemble. Faut-il se contenter de l’observer sous ses différents aspects ? Bien sûr de nombreux travaux ont déjà été faits mais ils ne permettent pas toujours de cerner le travail de l’écrivain dans son entier. C’est bien pour cela que les écrits de Tolkien sont si difficiles à appréhender ; on ne peut en saisir qu’un morceau à la fois. Ce peut être agaçant mais toujours fascinant. L’œuvre de Tolkien est une suite cohérente qui ne peut s’envisager autrement qu’en tant que suite mais que l’on ne peut saisir que par bribes. Seule une bonne biographie de l’auteur peut nous aider dans la recherche et l’explication de ses écrits. Grand nombre de choses s’éclairent d’elles-mêmes lorsqu’on sait que Tolkien était universitaire et spécialiste des langues anglo-saxonnes, finnoises et islandaises. Il connaissait aussi à la perfection toutes les légendes et les mythes des pays celtiques et scandinaves. On pourrait une fois encore gloser sur le gigantesque travail de recherche et de synthèse de l’auteur. L’œuvre est si riche que le résultat ne serait sûrement pas un double de ce qui a été déjà fait. On pourrait également s’intéresser une fois encore aux différentes langues et essayer d’en extraire une autre norme ; notre but n’est pas de rester sur des aspects du travail qui ont été déjà vus de nombreuses fois ; si nous voulons nous attacher à l’étude des noms propres dans des langues imaginaires ce n’est pas pour donner un double ou une version augmentée de travail de Foster. Notre but n’est pas de faire une liste exhaustive des noms propres de l’œuvre de Tolkien mais d’en faire un catalogue raisonné, de les classer, de les expliquer et de les mettre en rapport avec toutes les notions qui pourraient être leur point de départ.

Pourquoi le nom propre ? Simplement parce que tout l’intérêt et toute l’originalité du monde de Tolkien résident dans les caractères et les signes évidents de l’uchronie (une histoire de la Terre qui n’existe que dans l’esprit, qui est recréée. Ce nom est formé à l’évidence sur le modèle de l’utopie « un lieu qui n’existe pas » ; l’uchronie est donc « un temps de l’histoire qui n’existe pas »). Le nom propre qu’il soit toponyme ou patronyme donne une dimension plus crédible et plus aboutie au monde créé. Ainsi Michel Foucault dans Les Mots et les Choses nous montre que la réalité n’a d’existence que pour autant qu’elle est nommée.

Le nom propre permet, comme nous le dit Saul Kripke, de définir le monde réel et le monde possible ; le monde réel est nommé, il a une existence propre, il peut être défini par son nom et son nom le définira malgré ses modifications probables. Le monde possible devient réel à partir du moment où il est nommé. Un exemple donné par Kripke (« Dartmouth est une localité située sur l’embouchure de la Dart ; si le cours de la Dart se trouvait modifié, on pourrait toujours appeler cet endroit Dartmouth. »*) insiste bien que le nom propre reste personnel dès le moment où il a été donné et cela même s’il ne correspond plus à la réalité de la chose. Le nom propre semble établir une relation directe entre un signifiant et un référent, sans passer par un signifié ; il n’y a pas de concept de la personne représentée sauf lorsque le nom a étymologiquement une signification précise (ce qui était quasiment toujours le cas puisque le nom propre était au départ un surnom) ; dans une langue naturelle et de nos jours, il est complètement désémantisé car il ne conceptualise plus. Chez Tolkien et pour la plupart de ses noms propres, le nom correspond presque toujours à la réalité de la chose. C’est pour cela que le problème posé par les noms qui n’ont pas de contenu descriptif est très rare chez Tolkien ; on peut, rien qu’en lisant les noms, faire référence à la chose ou à la personne. On peut donc considérer que nous nous trouvons dans une situation de création des noms propres et même de « fureur de création de noms » pour reprendre une expression de Jean Bellemin-Noël,1), la moindre encoche de terre porte un nom et le tout est enjolivé de graffiti exotique (le deuxième type de merveilleux chez Todorov) ; mais non encore dans une situation de transformation des noms propres.

Évasion de Lúthien (© Anke Katrin Eissmann)

Bien sûr le problème se complique avec les différentes langues créées par l’auteur. Dans ses ouvrages, elles sont suffisamment élaborées pour dissimuler ce qui pourrait paraître facilement décelable à première lecture ; le problème de la traduction intervient donc ici. Traduction de langues créées par Tolkien à langues créées, et traduction de langues créées à langues naturelles.

Dans ce double mouvement on peut remarquer que la traduction d’une langue créée par l’auteur est souvent donnée par celui-ci, ce qui ne pose pas de problème majeur ; le problème viendrait plutôt des traductions données par des éléments extérieurs. Nous avons pu remarquer que la traduction a évolué au cours des années et au fil de la parution des œuvres ; les noms propres sont traduits intégralement lorsque le public ne connaissait rien au monde de Tolkien. Puis au fil des ans, son univers est plus connu ; les traducteurs ne traduisent plus que ce qu’ils jugent indispensable. La méthode n’est pas mauvaise dans le sens où elle marque une évolution dans le temps et dans l’univers de Tolkien.

Pourtant, maintenant que l’œuvre est bien connue, on pourrait envisager des traductions où les noms propres ne seraient aucunement traduits mais annotés et expliqués ; la traduction dans son souci de concision n’est parfois pas suffisante pour « transcrire » un nom particulièrement pittoresque. Cet aspect des choses pourra être envisagé lorsque nous parlerons des traductions, il faudra donner leur problématique, éventuellement les discuter pour enfin constater leur pertinence face au nom original.

Il est bien évident que les différentes langues inventées par Tolkien ne sont pas directement transposables ; il faut parfois, de l’aveu même de l’auteur, en donner une traduction qui se rapproche beaucoup de l’adaptation ; à ce propos il sera intéressant de comparer les différentes langues de Tolkien avec d’autres inventions langagières comme celles de Lewis Carroll ou de H.P Lovecraft. Pour que la comparaison soit signifiante, il faut bien sûr déterminer le but de ces inventions : pour Tolkien, les langues font partie intégrante de son uchronie ; des personnages antiques qui parlent un français ou un anglais moderne, cela sonne faux. Pour Lewis Carroll, la langue parlée par Humpty-Dumpty n’est pas la marque du souci de vérité mais plutôt indique que les langues ne sont qu’assemblage et conventions, comme nous le montre bien le passage extrait de Through the Looking-Glass and what Alice found there :

« “And only one for birthday presents, you know. There’s glory for you !”
“I don’t know what you mean by glory.”, Alice said.
Humpty-Dumpty smiled contemptuously.
“Of course you don’t - till I tell you. I meant „there’s a nice knock - down argument for you !‟”
“But glory doesn’t mean „a nice knock - down argument‟.”, Alice objected.
“When I use a word,” Humpty-Dumpty said, in a rather scornful tone, “it means just what I choose it to mean - neither more or less.”
“The question is,” said Alice, “whether you can make words mean so many different things.”
“The question is,” said Humpty- Dumpty, “which is to be master. - That’s all.” »
« “Et un jour seulement réservé aux présent d’anniversaire, évidemment. Voilà de la gloire pour vous !”
- Je ne sais ce que vous entendez par “gloire”, dit Alice. Heumpty-Deumpty sourit d’un air méprisant.
- Bien sûr que vous ne le savez pas, puisque je ne vous l’ai pas encore dit.
- J’entendais par là : “Voilà pour vous un bel argument sans réplique !”
- Mais “gloire” ne signifie pas “bel argument sans réplique”, objecta Alice.
- Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Heumpty-Deumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie… Ni plus, ni moins.
- La question est si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.
- La question est, riposta Heumpty-Deumpty, de savoir qui sera le maître… Et un point c’est tout. »
Traduction de Henri Parisot, collection l’Âge d’or, Flammarion

Remarquons ici que dans la traduction française de Henri Parisot, Heumpty-Deumpty pour Humpty-Dumpty est déjà une adaptation pour rendre compte de la prononciation anglaise.

En ce qui concerne Lovecraft, les inventions langagières sont plutôt la marque d’une ambiance mystérieuse ; les passages de ses romans qui contiennent des mots ou des phrases en « langue étrangère (étrange ?) » sont en général des passages où le fantastique se fait le plus sentir. On peut lire la para-histoire de Tolkien pour ce qu’elle est, mais aussi comme une autre page de l’histoire ; le récit est différent de la science-fiction dans le sens où il ne cherche pas à être différent de la réalité. Il va à l’encontre du fantastique lovecraftien car il ne s’agit jamais de purs signifiants ou de purs signes mais bien d’un système de signifiés : on pourrait à la rigueur se détacher du monde réel pour lire le monde secondaire comme non fictionnel, mais comme une autre interprétation (dans le sens où les acteurs de la fiction peuvent jouer leur rôle d’une autre façon, différente mais reconnaissable).

Nous attacherons aussi bien aux patronymes qu’aux toponymes ; il y a aussi des noms que nous pouvons qualifier de noms propres simplement par le fait qu’ils sont commencés par une majuscule ; il faudra, je pense, les envisager comme des marques même de l’expression typique de l’auteur ; ces noms qui commencent par une majuscule ne sont pas forcément des noms propres comme on l’entend habituellement mais par l’adjonction de majuscule, ils prennent une dimension différente et atteignent presque la qualité du mythe. C’est le conte de Niggle qui contient un certain nombre de ces « noms propres ». Nous trouvons donc Le Porteur, Le Conducteur, La première Voix, La seconde Voix, La Forêt, Les Montagnes, La Source, Le vieux Défricheur et bien d’autres encore ; le problème qui se pose alors est de savoir quelle est la nouvelle qualité que revêtent ces mots lorsqu’on y adjoint une majuscule.

Les textes sont d’une manière générale écrits dans une langue qui se veut celle d’une époque reculée tout en restant compréhensible par tous ; la plupart des traductions françaises tiennent compte de cet état de fait. Le traducteur a voulu respecter dans le choix d’un vocabulaire volontairement vieilli ce caractère propre de la langue de Tolkien. La langue employée correspond donc au plus près à la création de l’écrivain qui se veut être le miroir de temps anciens, proches des modèles exprimés dans les ouvrages de Braudel ou de Bloch. On peut lire les ouvrages de Tolkien de manière totalement détachée comme s’ils étaient l’expression d’une invention totale mais il est plus intéressant de les envisager comme l’expression d’une autre vérité historique et de faire remarquer comment l’auteur s’y est pris pour donner une telle tonalité à ses textes.

Problématique

Il faudrait déterminer et donner des exemples sur la grande différence entre langues naturelles et langues inventées ; à savoir la désémantisation quasi générale du nom propre dans une langue naturelle face à la correspondance entre mot et chose dans une langue inventée.

Projet de thèse

Nous avons l’intention de réunir le plus d’informations possibles, le plus de noms propres possibles afin de forger un lexique récapitulatif de tous les patronymes, toponymes et théonymes présents dans l’œuvre publiée de John Ronald Reuel Tolkien. Cela pour montrer que dans une langue fabriquée par un auteur les noms propres ont tous un sens ce qui s’oppose aux noms propres des langues naturelles où bien souvent ils se trouvent désémantisés par leur usage ou par le temps. L’intérêt et toute l’originalité du monde de Tolkien résident dans les caractères et les signes évidents et manifestes de l’uchronie. Le nom propre qu’il soit toponyme, patronyme ou théonyme donne une dimension plus crédible et plus aboutie au monde créé. L’œuvre de J.R.R. Tolkien, mieux que les ouvrages d’heroic-fantasy ou de science-fiction voire de bande dessinée, semble être le meilleur substrat pour une recherche lexicologique, de par la qualité de linguiste de son auteur. Celui-ci ne s’en cache pas et avoue avoir trouvé son sujet dans la « linguistique », c’est-à-dire les langues les plus caractéristiques de l’ensemble des langues indo-européennes du Moyen-Âge. Pourtant il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’une fiction ; le plus difficile est donc d’envisager cette œuvre comme une œuvre d’imagination représentant des choses totalement imaginaires mais ayant des points d’ancrage dans la réalité. Réalité éloignée certes mais existante tout de même.

Pour le classement des différents noms trouvés dans l’œuvre publiée il faudra :

  • rappeler d’où viennent les noms et où on peut les retrouver (titres des ouvrages) ;
  • ne parler que de ce dont on est sûr. Cependant au lieu d’abandonner les cas douteux, il faudra chercher à en parler (parler des traductions, donner leur problématique, les discuter, parler de telle ou telle adaptation du traducteur, expliquer pourquoi elles semblent bien adaptées ou non au nom original) ;
  • peut-être fera-t’on une liste alphabétique de tous les noms utilisés avec leurs références, cette liste prendra place en fin d’ouvrage et permettra une recherche facile du nom dans les classements d’après caractéristiques ;
  • ne pas oublier le caractère littéraire de l’œuvre,

a) récit de voyage cf. Tacite ou G. de Galles,
b) l’épopée cf. Homère, l’Arioste,
c) récits du Moyen-Âge cf. Perceval le Gallois,
d) légendes celtes & vikings ;

  • ne pas oublier le caractère historique ou pseudo-historique de l’uchronie ;
  • comparer les langues de Tolkien avec celles de Lewis Carroll ou de Lovecraft et leurs différences ;
  • donner une définition du nom propre d’après les théories de Kripke, de Frege et de Gary-Prieur ;
  • rappeler l’origine des noms propres ;
  • expliquer les références de Tolkien (largement données dans sa biographie).

Notre but n’est pas de faire une liste exhaustive des noms propres de l’œuvre de Tolkien (un double du travail de Foster) mais de leur donner une explication et de les mettre en rapport avec des notions existantes qui auraient pu être leur point de départ.

1) Littérature no 2, mai 1971, p. 112
 
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