Cet article a été publié dans les Actes du Colloque du CRELID Fantasy : le merveilleux médiéval aujourd'hui.
Cet article est issu des Actes du Colloque du CRELID paru aux éditions Bragelonne en août 2007. Les droits du présent article sont détenus par l'auteur et par les éditions Bragelonne. Tolkiendil remercie Emmanuelle Poulain-Gautret ainsi que les éditions Bragelonne pour avoir autorisé la publication de cet article en ligne. |
Cet article a été publié dans les Actes du Colloque du CRELID Fantasy : le merveilleux médiéval aujourd'hui.
Emmanuelle Poulain-Gautret 2006 |
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Colloques : Ces articles sont tirés d'actes de colloques entièrement ou partiellement consacrés à l'œuvre de J.R.R. Tolkien, et explorent une dimension spécifique de sa création. |
ertes, Le Seigneur des anneaux, par son univers de référence et la culture de son auteur, a fréquemment été comparé à la chanson de geste ; mais dans un recueil consacré d’abord à la Fantasy, l’on pourrait aussi bien inverser la perspective, à la manière de Robert Silverberg qui, dans son introduction au second volume des Légendes de la Fantasy 1), cite plusieurs épopées (L’Odyssée, Gilgamesh) comme des exemples de récits de Fantasy, genre qu’il présente comme « la plus ancienne branche des littératures de l’imaginaire » – tout cela pour justifier, s’il en était encore besoin, la comparaison que je m’apprête à développer entre la Chanson de Roland et l’œuvre de Tolkien. Ce qui m’intéresse ici n’est pourtant pas directement la tonalité épique des œuvres, mais un élément connexe au genre épique, à savoir certains traits de son caractère « populaire », ou « démagogique », pour reprendre une expression du médiéviste Jean-Charles Payen. Dans un article provocateur 2), ce dernier, avant d’étudier la chanson de geste comme apologie de la violence, rappelle que le poète épique, « satisfai[sant] […] aux normes tacites d’une littérature populaire », en proposant aux lecteurs un combat disproportionné (sur le modèle de celui de David contre Goliath), « flatte l’imagination de l’auditoire en lui découvrant un monde supérieur où la justice finit toujours par triompher » – au moyen d’une violence « délectable » 3). Pour Payen, le déchaînement de violence à l’encontre de l’ennemi, le carnage, est un des aspects démagogiques de l’épopée. Pour aller dans ce sens, rappelons les travaux d’Umberto Eco 4), qui définissent la littérature populaire comme littérature de consolation ou de compensation, où la lutte du bien contre le mal se résout toujours par une victoire jubilatoire et non problématique du bien. Si l’on ajoute à cela les bases aristotéliciennes 5) de la tension et de la catharsis 6), se dégage clairement le champ à explorer : dans des textes qui présentent tous deux la lutte éperdue d’un fragile camp du bien contre des hordes d’adversaires monstrueux, comment ces deux auteurs séparés par huit siècles et de multiples mutations idéologiques ont-ils traité le nécessaire écrasement de l’Autre absolu, quelle place ont-ils accordé à cette pulsion à la fois agressive et compensatoire ? Peut-on de la même manière parler à leur égard d’œuvre « démagogique » ?
n guise d’exemples à la fois significatifs et logiquement comparables, j’ai choisi deux épisodes de nature différente : d’une part, le traitement réservé au « traître désigné » dans les deux textes, à savoir, naturellement, Ganelon dans la Chanson de Roland, et Grima Langue de Serpent 7) dans le Seigneur des anneaux ; d’autre part les deux scènes de bataille principale des œuvres, dans la Chanson de Roland, la bataille des armées de Charlemagne contre Baligant (après la mort de Roland, donc), et dans le Seigneur des anneaux, la bataille des champs du Pellenor. Dans la mesure où il s’agissait de « littérature populaire », il m’a semblé utile de confronter le texte de Tolkien à sa récente adaptation cinématographique 8), d’autant plus que, par ailleurs, la mise en image rencontre le caractère visuel et spectaculaire de la chanson de geste.
remier exemple, donc, la punition du traître : dans la Chanson de Roland, comme dans le Seigneur des anneaux, celle-ci s’opère en deux temps. Un premier, où il est démasqué, et un second, où il reçoit son « juste châtiment », si tant est que l’expression puisse s’appliquer aux deux textes. Dans la Chanson de Roland, le premier temps paraît très caractéristique d’un mouvement de tension/détente, pour ne pas parler de défoulement : la situation est critique, Roland vient de sonner trois fois du cor (et, ce faisant, d’ailleurs, de déclencher le processus de sa propre mort), l’armée de Charlemagne comme l’empereur lui-même sont pris d’angoisse, et Ganelon, qui chevauche auprès de Charlemagne, s’est montré parfaitement digne de la haine de l’auditoire, particulièrement dans la laisse 134, où il accuse Roland de faire de l’effet, voire d’être en train de s’époumoner pour une vulgaire chasse au lièvre 9). Le moment est clairement tragique, le poète montre les tempes rompues du héros, les pleurs des Francs, l’impossibilité où ils seront, de toute façon, d’arriver à temps pour sauver l’arrière-garde – on peut d’ailleurs imaginer à ce moment, compte tenu de la réactivité du public médiéval, un auditoire en larmes – la tension est à son comble. C’est alors (laisse 137) que Charlemagne prend enfin la décision attendue, faisant saisir Ganelon comme traître. Or cette « arrestation » s’énonce clairement sur le mode de l’humiliation :
Li reis fait prendre le cunte Guenelon, si l’cumandat as cous de sa maisun ; tut le plus maistre en apelet, Besgun : « Ben le me guarde si cum tel felon ! de ma maisnee ad faite traïsun ». Cil le receit, s’i met cent cumpaignons de la quisine, des mielz e des peiurs. Icil li peilent la barbe e les gernuns, cascun le fiert quatre colps de sun puign, ben le batirent a fuz e a bastuns, e si li metent el col un cäeignun, si l’encäeinent altresi cum un urs ; sur un sumer l’unt mis a deshonor ; tant le guarderent que l’rendent a Charlun. (v. 1816-1829)10)
emise aux membres les moins nobles de l’armée, torture, coups « non nobles » (usage du bâton), cheval de somme – rappelons que Ganelon est un des grands seigneurs du royaume – animalisation, rien ne manque ici à cette libération instinctive de haine, d’autant mieux soulignée que dans le même temps le texte valorise le redressement de l’empereur et des Francs, mus par leur colère et leur détermination 11) (ce qui constitue d’ailleurs une source de jubilation d’un autre type, complémentaire).
ans le Seigneur des anneaux, Grima Langue de Serpent 12), mauvais conseiller du roi Théoden du Rohan, présente quelques similitudes avec Ganelon : comme le traître franc, on peut le considérer comme un pacifiste, qui accuse les héros d’apporter la mort et la guerre 13), et le texte laisse entendre que bien qu’il soit, comme Ganelon, vendu à l’adversaire (en l’occurrence au magicien Saroumane), il a été par le passé un des fidèles du roi 14). Au moment où les héros arrivent au palais pour demander son aide au roi Théoden, la situation, comme dans la Chanson de Roland, est sombre : les troupes des bons sont encore à former, l’avenir des quatre hobbits est en péril et la tension augmente du fait de l’accueil insultant de Grima, qui, soufflant ses répliques au roi sous sa coupe, traite Gandalf de corbeau et de charognard 15). Là encore, le soulagement ne se fait pas attendre : utilisant toute sa puissance magique, Gandalf écarte, littéralement « en un éclair », Grima, qui reste étendu à terre (le texte le répète deux fois), avant qu’on ne lui demande des comptes : soumis à un bref interrogatoire, il est représenté comme « se traînant sur le sol », ayant dans les yeux « l’expression d’une bête pourchassée » avant, démasqué, de « découvri[r] les dents, et, dans un souffle sifflant, [de] crache[r] aux pieds du roi » 16). On voit qu’ici l’animalisation est intérieure au personnage – comme son surnom l’indiquait déjà – la dénonciation ne faisant que révéler au grand jour la véritable personnalité du conseiller.
i l’on trouve bien ici le même écrasement du traître (quasi littéralement puisque plaqué au sol par l’éclair lancé par Gandalf), il faut néanmoins souligner deux différences importantes avec la Chanson de Roland. D’une part, au sujet de cette nature profonde du traître : si Grima a (classiquement) l’air de ce qu’il est, Ganelon, quant à lui, est constamment peint comme un grand seigneur, plein de prestance, beau jusqu’à son procès 17). À cet égard, on pourrait lire le personnage comme moins « populaire » ou « démagogique » dans le texte médiéval, puisque cette cohabitation de la noblesse et de la bassesse en Ganelon constitue un trait « problématique » moins conforme au schématisme de la littérature populaire – et sans doute explicable en partie par la dimension politique de l’œuvre.
éanmoins Tolkien échappe lui aussi, mais par un autre biais, à ce « schématisme » populaire du sort réservé au traître, et c’est la seconde différence à souligner : d’abord, la scène de dévoilement de Grima, dans le livre, laisse finalement peu de place à l’assouvissement d’une pulsion de vengeance. Gandalf comme Théoden lui accordent le bénéfice de son passé, donc leur clémence, et le laissent partir librement – de manière générale, la narration dans le passage accorde d’ailleurs quantitativement beaucoup plus d’importance à la renaissance du roi Théoden, tant physique que morale. Ensuite, lorsque le personnage de Grima réapparaît à la fin de l’œuvre, c’est comme victime, esclave malheureux de Saroumane, qu’il accuse de l’avoir poussé au pire, et qu’il finit par tuer, avant d’être lui-même abattu par une flèche des hobbits – alors que Ganelon, rappelons-le, finit écartelé sur dix vers, si l’on peut dire, et dans les pires souffrances 18). Rien n’empêche de lire cet écart entre les deux personnages comme la marque de l’évolution des mentalités – ou de la fonction des œuvres. La Chanson de Roland est un texte de propagande lié à un genre où manichéisme et loi du talion sont encore la règle, et c’est aussi un texte qui pose le problème politique du rapport entre les grands vassaux et le roi, ce qui justifie probablement la sévérité du traitement imposé à Ganelon (après tout, mourir écartelé exprime bien la tension intérieure au personnage). Le Seigneur des anneaux, dont l’auteur est connu pour ses idéaux chrétiens, vise plus vraisemblablement à la glorification d’une humanité idéalisée 19), où l’on s’efforce de distinguer entre l’incarnation du mal et le pécheur à qui l’on tend la main jusqu’au bout. Reste aussi enfin que Grima est un personnage beaucoup plus secondaire que Ganelon 20).
l n’en demeure pas moins, cependant, que ces deux exemples montrent précisément comment les deux textes se situent sur une sorte de « ligne de crête » entre deux esthétiques et deux idéologies : pour la Chanson de Roland, si l’on peut justifier politiquement les tortures de Ganelon, il reste difficile d’éliminer l’explication, avant tout défoulatoire, de la scène de l’arrestation. Et dans le Seigneur des anneaux, même si le versant « humaniste » fait que l’on se montre miséricordieux avec Grima, comment ne pas remarquer que, conformément à une morale « populaire », il finit par mourir ? Personnage mauvais par essence, comme son nom l’indique, il ne saurait être pris en pitié par le lecteur, soulagé de la mort d’un être qui a finalement trahi tout le monde, y compris son dernier maître 21).
ignificativement, la transposition cinématographique, destinée sans doute à un public plus large encore 22), retrouve simplement les voies de la satisfaction populaire, sadisme en moins (politiquement incorrect, à l’égard d’un être humain – autant dire reporté dans le film sur les orques). Si l’épisode attribue également une place essentielle à la renaissance du roi et à l’humanité des héros (au cinéma, c’est Aragorn qui obtient la clémence de Théoden – on comprend le déplacement de la qualité sur le héros principal), il fournit néanmoins suffisamment de motifs de jubilation au spectateur : Grima, huileux et doucereux (le public vient de subir une écœurante scène de tentative de séduction sur la noble Eowyn), est écrasé à terre par le nain Gimli, personnage comique du film, qui le maintient négligemment par un pan de son habit lorsqu’il tente de s’enfuir. Ensuite, contrairement au livre, le film nous montre Grima jeté sans ménagement aux bas des marches du palais, vraisemblablement rossé par Théoden lui-même. Humiliation, donc, coups, même si l’intervention du nain confère une note comique susceptible d’atténuer la violence du passage, et si P. Jackson recourt à l’ellipse (nous ne voyons pas Théoden battre Grima, seulement ce dernier grimacer de douleur) on retrouve bien là les modalités défoulatoires du retour à l’ordre. À cet égard, la version cinématographique offre bien les schémas populaires, tempérés certes, mais moins nuancés que dans les œuvres littéraires.
’analyse du traitement des deux batailles principales permet de mieux distinguer encore ce qui rapproche et sépare les œuvres. Dans la Chanson de Roland, l’épisode est très étendu : il court de la laisse 214 à la laisse 266, et se distingue par son caractère « ritualisé », par la place accordée aux motifs tant narratifs que rhétoriques : établissement précis des corps de bataille dans les deux armées, credo épique, portrait de Baligant, défis, série de combats singuliers parallèles, duel entre les deux chefs, naturellement marqué par la traditionnelle défaillance – passagère – du bon et son triomphe final, avant quatre laisses consacrées à l’écrasement de l’armée païenne en déroute, laisses scandées par les variations autour de la formule « païen s’en fuient » (répétée au début de trois laisses, v. 3625, 3634, 3648), et présentant la mort de honte et de douleur de Marsile, chef païen blessé précédemment, et surtout la prise de Saragosse (l. 265-66), qui seule semble laisser cours à la « pulsion destructrice ». Le texte montre la porte démolie, la ville fouillée, les idoles païennes détruites, les opposants (au baptême) tués. On peut évidemment lire comme défoulatoire cette évocation de masses de fer, de cognées, de temples et de synagogues attaqués 23). Néanmoins il faut souligner la brièveté du passage (quelques vers), rapidement remplacée par le récit des conversions et surtout par le retour allègre (« repairz sunt a joie e a baldur », v. 3682) au foyer, en attendant le procès de Ganelon.
e n’est sans doute pas un hasard non plus si le récit de la bataille et de la déroute païenne se définit moins par la férocité que par le chant, le lyrisme – par le biais de la répétition des motifs, qui contribuent à la stylisation : si Charlemagne dit bien aux Francs « Seignurs, vengez vos doels,/Si esclargiez voz talenz e voz coers, Kar hoi matin vos vi plurer des oilz » 24), ce qui correspond exactement au « défoulement compensatoire », les quatre strophes sont majoritairement elliptiques et montrent peu les ennemis, à l’exception justement de Bramimonde, la reine sarrasine – mais c’est justement celle que Charlemagne épargnera et convertira. Ces faits doivent inciter à faire retour sur la place accordée au « carnage » dans l’ensemble de l’œuvre – J.-C. Payen a peut-être accordé trop de place au « goût du massacre ». Plus précisément, il me semble que, dans la Chanson de Roland, les passages les plus féroces, où les héros se réjouissent le plus de leur carnage sont ceux où ils sont véritablement en danger de mort, voire sur le point de mourir : cette tonalité est en effet majeure lors des ultimes combats de Roland, Olivier et Turpin 25). Le fait que la valorisation du massacre se lise dans ces moments, et non lorsque les Francs vainqueurs pourraient s’y adonner en toute liberté (rappelons l’injonction de Charlemagne), alors que nous savons bien que c’est ce qui se produit dans les « vraies guerres » (nous en avons suffisamment d’exemples au XXe siècle), donne dès lors à penser que la compensation violente intervient ici pour contrebalancer le désespoir : mourir, oui, mais dans l’exaltation, le furor – le terme latin reflète bien les différents aspects de cet état. Le déchaînement de l’hybris, au fond condamnable, n’a pas de place dans les moments de véritable triomphe, qui s’ouvrent au contraire sur la possibilité de l’« amur » (dernier mot de la laisse 266) et le retour au foyer. Si l’on ne saurait pour autant faire de la Chanson de Roland une œuvre toute de charité chrétienne et d’humanité, ce qu’elle n’est assurément pas, accordons que prédominance du chant, stylisation et limitation de la vengeance permettent en tout cas de nuancer l’appréciation de Payen.
ur des procédés différents, il semble que l’on puisse tirer la même conclusion de l’étude de la bataille des champs de Pellenor. Précédée par l’assaut de Minas Tirith, la bataille proprement dite se concentre sur le chapitre 6, soit trente et une pages en édition de poche. Or, la plupart de ces pages, si elles racontent bien les différentes péripéties de la bataille, adoptent essentiellement le point de vue des personnages, notamment celui du hobbit Merry (terreur lors de l’attaque du seigneur des Nazgûl, émotion à la reconnaissance d’Eowyn, chagrin pour Théoden, lassitude et découragement). Or Merry n’est pas un personnage de l’exaltation guerrière, de la violence, de la vengeance : c’est un personnage extérieur au monde guerrier, projeté dans la guerre par le hasard ou le destin (c’est un des leitmotiv du texte), mais constamment « décalé », offrant donc un regard distancié. De plus, même lorsque Tolkien s’attache à des personnages de guerriers plus traditionnels, comme Eomer, frère d’Eowyn, qui, à la vue de son oncle mort et de sa sœur blessée, cède à la furie meurtrière 26), l’humanité l’emporte. D’abord, comme chez Roland, l’hybris est punie : « la fortune avait tourné contre Eomer, et sa furie l’avait trahi » 27) – là encore, d’ailleurs, il s’agissait d’une furie désespérée liée à la certitude de l’anéantissement. Ensuite, le texte laisse comparativement plus de place aux retrouvailles d’Eomer et d’Aragorn venu à son secours, à leur joie, à leur fidélité – c’est-à-dire encore une fois aux sentiments.
ar ailleurs, Tolkien accorde également une grande importance aux formules et au lyrisme dans le passage : si compensation il y a, elle vient ici – et c’est une autre affaire – du plaisir du tableau 28), voire du chant, puisque le passage contient un fragment versifié, une strophe isolée et un poème complet 29) : significativement, c’est d’ailleurs le chant composé en souvenir de la bataille (et surtout de ses morts) qui clôt le chapitre, plutôt qu’une quelconque tuerie d’orques.
ne fois encore, c’est le film qui va rendre aux scènes le caractère « démagogique » qu’elles portent en germe, bien que Tolkien n’ait pas souhaité les développer. Tout d’abord, la réorganisation chronologique permet de recourir au schéma tension/détente avec une extrême rigueur : outre que l’épisode de la bataille est soigneusement entrelacé à la fois à celui du parcours de Frodon et Sam et à celui du bûcher de Faramir (qui faisaient l’objet de chapitres séparés dans le livre), le combat suit strictement une alternance de succès et de revers, chacun particulièrement spectaculaire. À chaque épouvantable méfait des armées du mal répond un acte d’éclat sanglant des héros : le recours au monstrueux bélier à tête de loup, les massacres causés par les armées du mal dans le premier niveau de la ville précèdent l’irrésistible vague des Rohirrim qui renversent les rangs d’orques ; à la charge des Mûmakil jetant humains et chevaux en l’air comme des poupées et à l’attaque du Nazgûl répondent d’une part les exploits de Legolas seul contre un Mûmakil et sa troupe (moment particulièrement jubilatoire – tous les spectateurs du film s’en souviennent – et entièrement inventé pour satisfaire les désirs du public) et d’autre part la bravoure d’Eowyn qui égorge la monture du Nazgûl puis parvient à plonger son épée dans le casque de son ennemi (soit une double représentation du réconfortant combat de David contre Goliath).
l faut aussi souligner l’importance du trait comique dans ces scènes, parfois de pure détente (le concours entre Gimli et Legolas, portant sur le plus grand nombre d’ennemis tués, traitement distancié du carnage, puisque chaque mort se réduit à un chiffre) mais, la plupart du temps, visant à ridiculiser l’adversaire réifié : les orques sont renversés comme des quilles, le seigneur Nazgûl se dégonfle comme une baudruche 30). Certes, c’est la nature uniformément monstrueuse des adversaires qui rend acceptable ce traitement sans nuance : on tue de bon droit des êtres imaginaires et maléfiques, répugnants (les seuls adversaires humains exterminés, maîtres des Mumâkil, sont surchargés de peintures de guerre, et se caractérisent par leurs grimaces de haine sadique). Chez Jackson, une plus grande violence ne doit pas être imaginée en dehors de sa dimension ludique – mais Tolkien, en choisissant le tableau lyrique ou l’intériorisation du point de vue, avait évité ces grossissements 31).
u total, même si c’est le film qui accorde le plus simplement les jubilations attendues, l’étude montre que les deux œuvres littéraires n’ignorent rien de ces exigences, et y apportent des réponses variées – et « adaptées ». La Chanson de Roland réserve la plus grande violence au châtiment du traître, impardonnable parce que mettant en péril l’unité intérieure politique, ou encore à la geste désespérée des héros voués à une mort tragique – mais glorieuse. Dans ces deux cas, il s’agit également de compenser une insupportable tension, liée à l’injustice et au désordre : ignominie du traître, mort imminente des représentants du bien. Mais lorsqu’il s’agit de représenter l’ultime combat du représentant de Dieu sur terre, Charlemagne, et puisque les actes de l’empereur constituent de toute façon le retour à la justice et à l’ordre, le texte se fait tableau, chant, se stylise et s’élève. Tolkien, quant à lui, cède rarement à la pulsion « agressive et compensatoire » que j’évoquais en introduction – peut-être parce que c’est un rescapé de la Première Guerre mondiale, dont on sait à quel point elle a ouvert le questionnement sur la guerre et l’humanité : la victoire sur l’adversaire, si inhumain soit-il, n’est jamais exempte de mélancolie et de retour à l’humanité. Où donc trouver de la jubilation sans mélange, de la conclusion non problématique, si ce n’est chez P. Jackson ? On aurait tort néanmoins d’en conclure qu’il faut mépriser l’œuvre du cinéaste, comme son traitement de l’épique. Le Turold de la Chanson de Roland, comme Tolkien et comme P. Jackson, ont compris, me semble-t-il, un des autres aspects « populaires » – de l’épopée, son adret lumineux : la célébration d’une communauté, l’élan irrésistible et héroïque d’une humanité au service du bien, vecteurs d’un plaisir non moins grand, plus avouable et finalement plus fréquent, dans ces trois œuvres.