Ainulindalë : musique, mythe de création, cosmogonie

François PARMENTIER - septembre 2019

Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

« Alors, les voix des Ainur, telles des harpes et des luths, des flûtes et des trompettes, des violes et des orgues, et des choeurs innombrables chantant avec des mots, commencèrent à façonner le thème d’Ilúvatar en une grande musique. » J.R.R. TOLKIEN

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L'Arc et le Heaume n°6 - Ainulindalë et Valaquenta.

L'Arc et le Heaume n°6 - Ainulindalë et Valaquenta

L’« Ainulindalë », récit imaginé par Tolkien dès les années 1910, mais publié à titre posthume dans le Silmarillion (1977), narre la Création mythologique du monde par Eru Ilúvatar, le Père de toute chose, et ses esprits servants, les Ainur. Ce texte, dense de par son caractère mystique et symbolique, a connu de nombreuses exégèses et a été mis en parallèle avec d’autres mythes de Création. Cependant, ces travaux de mythologie se sont révélés souvent focalisés sur un seul type de mythologie, ou décevants de par leurs faibles renvois internes au Legendarium de Tolkien : nous nous proposons donc, ici, de commencer à combler ces lacunes.

Attention, cependant : notre prétention n’est pas forcément d’identifier les inspirations directes de Tolkien, mais d’identifier les grands courants mythologiques dans lesquels le récit de l’« Ainulindalë » peut être situé. Nous partirons du principe que le lecteur a déjà lu le texte étudié

I. La musique comme avatar du Logos créateur

Les mythes de Création, en tant que mythes étiologiques, proposent une manière d’expliquer le monde qui nous entoure, et les moyens de production de ce monde diffèrent selon la mythologie. Cependant, il n’est pas rare que la production du monde soit associée à la parole d’une entité divine, quelle qu’elle soit. Ainsi donc, les mots de Prajapati (mythe védique) sert de support d’existence à la terre et au ciel, tout comme le son Om†, son originel du monde, est intimement associé à la divinité créatrice Brahma1) ; le dieu polynésien Io ordonne à terre et mer de se séparer ; les dieux Ptah (mythe égyptien memphite) ou Atoum (mythe égyptien héliopolitain) créent tout ce qui est par la parole2). Mais, bien entendu, le rôle de la parole dans la Création est prépondérant dans notre culture3), à la fois influencée par la conception grecque très riche du λόγος (logos), et par le rôle judéo chrétien de la parole dans l’acte de Création, tel que dépeint par la Genèse ou dans le Prologue de l’Évangile de Jean.

Le récit originel de Tolkien a bien sûr été rapproché, à de nombreuses reprises, de ces conceptions du Verbe créateur, et notamment de celui de la tradition chrétienne4)5) : ce rapprochement est en effet inévitable, au vu des attributs du Créateur, Eru Ilúvatar. Par exemple, ce dernier fait usage de la parole « Eä ! » (que cela soit) pour confirmer la Musique des Ainur et la rendre réelle “ nous reviendrons sur cette dynamique de concrétisation plus loinS ; il est également intéressant de noter qu’à notre connaissance, dans la langue des Ainur, Eru n’est caractérisé que par un seul mot, « akašan », signifiant « Il dit » : ce mot sera transposé en quenya (elfique), pour signifier « loi, commandement6) ». Nous avons donc bien affaire à un Dieu dont, comme dans la Genèse, la parole est souveraine.

Mais le Logos créateur ne prend pas systématiquement la forme d’une paroleS : la production verbale du monde peut se faire par d’autres moyens. Ainsi, le dieu aborigène Karora crée par son rêve, tandis que Tepeu et Kukulkan, du livre maya Popol Vuh (où la question du langage est primordiale), créent le monde par la pensée ; tout comme, dans la Théologie memphite, Ptah crée par sa pensée, avant de recourir au verbeS ; la danse de Shiva Nataraja sert de support au monde7). On peut interpréter ces différentes versions du Logos comme de simples variantes, mais aussi comme le révélateur de la faiblesse de la parole pour contenir, ordonner et signifier la création8) : le langage n’est-il pas contingent, culturellement déterminé, et donc arbitraire ? Le langage peut-il vraiment servir à signifier l’indicible ?

La musique est justement un excellent candidat pour suppléer à l’insuffisance de la parole9) : « Après le silence, ce qu’il y a de plus exact pour exprimer l’inexprimable, c’est la musique » (Aldous Huxley) 10) ; « Ce qu’exprime la musique est éternel, infini et idéal […] , ce qui est une caractéristique exclusive et spécifique à la musique, étrangère et inexprimable dans toute autre langue » (Richard Wagner)11). Musique et transcendance ont été reliées de manière importante dans de très nombreux cultures et rites “comme nous le verrons un peu plus tard “et la pensée grecque, par Platon (La République, livre III), Aristote (La Politique, livre V, chapitre V) et d’autres, a sans cesse affirmé le pouvoir de la musique sur l’âme12).

Aussi, il n’est pas surprenant de voir le Logos, sous forme musicale, créer le monde, comme c’est le cas dans la Musique des Ainur. Cette manière de produire le réel se retrouve dans les hymnes de Callimaque de Cyrène et de Pindare sur Délos13), tout comme, dans le Timée de Platon, le travail de Création est éminemment harmonique “ conception d’inspiration pythagoricienne, nous le verrons. En outre, notre comparaison serait incomplète sans mentionner la Création de Narnia (monde imaginaire inventé par C.S. Lewis), sans doute un hommage à Tolkien, qui passe aussi par le chant d’un Être très évidemment christique, Aslan14) ; ou encore sans mentionner le livre de Verlyn Flieger, Interrupted Music: The Making of Tolkien’s Mythology (2005), comparant le travail de création de Tolkien à une musique. Ainsi donc, l’« Ainulindalë » peut être situé dans le courant des mythes du Logos, attribuant la Création du monde (ou du moins son ordonnancement) à la production verbale d’une entité démiurgiqueS : parole, pensée, musique, etc. À noter que le Logos n’est pas toujours l’exclusivité d’un créateur, mais peut aussi être attribué aux créatures, spécifiquement aux entités raisonnables, anges et homme : c’est Adam qui, dans Gn 2:19-20, nomme les animaux, imitant quelque part Dieu nommant le Ciel et la TerreS ; le poème « Et nox facta estS » de Victor Hugo (inscrit dans la Fin de Satan) attribue, de manière plus originale, la capacité créatrice à l’ange déchu Lucifer (« Il cria : — Mort ! — les poings tendus vers l’ombre vide./Ce mot plus tard fut homme et s’appela Caïn », etc.). Dans l’« Ainulindalë », le Verbe créateur est partiellement concédé aux Ainur, quoique toujours sous le contrôle d’Ilúvatar, qui réalise le travail de ses esprits servants par le don de la Flamme Impérissable.

II. La musique comme vrai langage du monde

Le rôle de la Musique des Ainur ne se borne cependant pas simplement à l’acte de Création, mais soutient en permanence le monde, qui renvoie sans cesse à cette Musique, comme Tolkien l’écrit plus loin dans le récit de l’« Ainulindalë » : « Et il est dit par les Eldar que dans l’eau vit encore l’écho de la Musique des Ainur, plus que dans n’importe quelle autre substance qui est sur Terre ; et nombre des Enfants d’Ilúvatar écoutent insatiablement les voix de la Mer, quoiqu’ils ne savent pas ce qu’ils écoutent ». L’équivalence entre univers et chant est un lieu commun dans les religions, spécialement dans la culture judéo-chrétienne : les écrits judaïques, notamment les Psaumes 19 et 33 décrivent la création comme un chant à la gloire de l’Éternel15) ; cette idée est reprise par le christianisme, notamment par l’Apocalypse (5:8-13), le Catéchisme de l’Église Catholique (§320), par certains chants comme « This Is My Father’s World » ou encore des saints et saintes, à l’instar d’Hildegard von Bingen16). Plus près de notre époque, on pourrait songer à faire la connexion entre cette cosmogonie et la théorie des cordes, pour laquelle chaque constituant du monde correspond grosso modo à une vibration précise. Dans toutes ces conceptions, la musique est donc le langage inné “ la langue maternelle, pourrait-on dire “ des éléments.

D’autres occurrences d’un langage naturel du monde, cette fois-ci non plus musical mais linguistique, peut être retrouvé dans les brouillons de Tolkien sur la langue valarine : il avait imaginé, à une époque, faire de la langue des Ainur un vrai langage, un langage universellement compréhensible17), à la ressemblance de la parole inspirée des apôtres chrétiens lors de la Pentecôte (Actes, 6:2-11). On retrouve ce lien entre valarin et éléments naturels dans la description qu’en fait le lambengolmo Rúmil de Tirion, elfe linguisteS : « leurs mots sont […] comme l’éclat des épées, le bruissement des feuilles dans un grand vent ou la chute des pierres dans la montagne ». La langue des Ainur est donc comparée à des éléments naturels : la lumière reflétée par le métal, le bruit produit par l’air et la végétation, ainsi que celui de la roche.

On retrouve donc chez Tolkien les traces, discrètes mais réelles, d’un langage inné du monde, non sans lien avec la Musique des Ainur. Il va sans dire que cette question du vrai langage du monde est bien plus développée dans d’autres mondes de fantasy, comme le cycle Terremer, de Le Guin, ou l’Héritage, de Paolini : la connaissance du vrai nom des choses est alors une affaire spécialisée, réservée à une catégorie restreinte de curieux qui cherchent à revenir à l’essence même des choses, parfaitement exprimée par le vrai langage. Je souligne le mot « essence », car il s’agit d’un mot clé de la philosophie platonicienne, qui participe fortement à de telles considérations. En effet, Platon et ses suivants (comme Plotin) considéraient que les choses (alors appelées Essences ou Idées) existaient initialement de manière parfaite et désincarnée, mais qu’en s’incarnant, elles sont devenues des objets particuliers et donc imparfaits : ainsi l’Idée de chien, regroupant en elle tout ce qui peut être nommé « chien », s’est concrétisée en de nombreux chiens, avec des couleurs, des formes et des caractères déterminés, perdant alors sa perfection. Le travail du philosophe est alors de revenir aux Idées parfaites, dont la connaissance constitue le Bien véritable18). Dans les cycles de fantasy sus-nommés, le travail de nommage du monde est donc éminemment platonicien, puisque consistant à retrouver la vérité originel de l’être : connaître le vrai langage du monde est alors synonyme d’un pouvoir immense, voire illimité, comme nous le détaillerons plus loin.

La perspective platonicienne permet de mieux comprendre le récit de l’« Ainulindalë » chez Tolkien : le monde est d’abord musique, c’est-à-dire extrêmement fuyant, désincarné ; puis il devient Vision aux yeux des Ainur ; puis, enfin, il prend totalement corps sur l’ordre d’Ilúvatar. On peut également retrouver cette dynamique d’incarnation dans certaines mythologies comme celle Winnebago (où les êtres sont pensée, puis chair et sang) 19), à la différence d’autres récits, celui de Narnia, par exemple, où la Création est immédiate.

Cependant, Tolkien est-il pour autant dans une totale optique platonicienne ? Assurément pas ! Comme le défend Jonathan McIntosh20), Tolkien ne voit aucune imperfection dans l’incarnation, bien au contraire au fur et à mesure de sa concrétisation, lors des trois étapes sus-nommées, le projet créateur gagne en détails, et les Ainur sont ébahis par la merveille du monde, lorsqu’ils le scrutent dans la Vision, saisissant des éléments inaperçus jusque-là. Ulmo, l’esprit en charge des eaux, s’exclameS : « En vérité, l’eau est maintenant devenue meilleure que ce que mon cœur avait imaginé, et ma pensée secrète n’a pas conçu le flocon de neige, ni ma musique entière n’a contenu la pluie tombante. Je chercherai Manwë pour que lui et moi fassions des mélodies pour toujours, pour mon plaisirS ! S ». Si cette citation confirme, par sa dernière phrase, la valeur de la musique comme le langage élémentaire, elle montre aussi que la concrétisation du monde est enrichie par Eru lui-même, pour gagner en perfection. De même, la création, une fois terminée, contient des choses qui n’étaient même pas envisagées par la Musique : « Les cœurs des Hommes […] auront alors le pouvoir de façonner leur vie, au milieu des pouvoirs et des sorts du monde, au-delà de la Musique des Ainur, qui est le sort de toutes les autres choses » (« Ainulindalë ») ; « Le sort des Hommes après la mort, peut-être, n’est pas entre les mains des Valar, ni n’a été prédit dans la Musique des Ainur » (« Quenta SilmarillionS »). En somme, l’optique de Tolkien, voyant une plus grande perfection dans ce qui est incarné, est thomiste et aristotélicienne.

Ainsi donc, nous l’avons vu, l’idée du monde comme fondamentalement musical, c’est-à-dire avec un langage propre et inné, est platonicienne : ceux qui maîtrisent ce langage sont donc doués de pouvoirs sur les éléments naturels. Sans surprise, ce type de personnage se retrouve dans les mythologies, et particulièrement la mythologie grecque, avec le très célèbre Orphée. Ce dernier est un musicien légendaire, dont les pouvoirs ont été mentionnés par de très nombreux auteurs (Pseudo-Apollodore, dans Bibliotheke ; Euripide, les Bacchantes), mais notamment Ovide dans ses Métamorphoses (livre XI) : « par ses accents, le chantre de Thrace entraîne sur ses pas les forêts, les bêtes féroces et les rochers émus ». Ayant perdu sa dulcinée, Eurydice, il va jusque dans les Enfers pour la retrouver, mais il la perd de nouveau pour ne pas avoir respecté les conditions du retour d’Eurydice parmi les vivants. Il sera finalement tué par des Bacchantes, furieuses qu’il dédaigne les femmes après sa perte d’Eurydice, le lapidant en prenant bien soin de masquer ses chants suppliants par un sauvage tintamarre (« la flûte de Phrygie, les tymbales, le bruit des mains frappées, les hurlements des bacchantesS »). D’autres personnages de la mythologie grecque sont également dotés de pouvoir sur les éléments grâce à la maîtrise de la musiqueS : comme Amphion, qui déplace les pierres par le simple son, ou des figures à la fois prophétiques et artistiques, comme Bakis de Boétie, Musæus d’Athènes, Aristée de Proconnèse, ou encore le légendaire Marsyas. Par ailleurs, il est intéressant de noter combien chant et pouvoirs magiques sont liés, au sein de l’étymologie du mot latin « carmen » (qui a donné son nom à un personnage d’opéra bien connu), signifiant tout à la fois « enchantement », « poème », « chant » et « prédiction prophétique ».

Mais au-delà de ces simples inspirations méditerranéennes, on retrouve des personnages orphiques dans d’autres mythologies, comme dans le récit finlandais du Kalevala, épopée étudiée par Tolkien : Väinämöinen, né d’une divinité primordiale, voire démiurge lui-même, subjugue toutes les créatures par sa maîtrise du chant et du kantele (sorte de cithare) qui sert, à l’occasion, à vaincre ses antagonistes (comme Joukahainen, qui manque d’être noyé).

Le Legendarium de Tolkien, s’inspirant de ces figures mythiques, ne manque pas de puissants qui savent chanter le monde et, par ce chant, le commander : le plus marquant est le personnage de Tom Bombadil, qui mériterait un article à lui seul. Apparaissant dans le Seigneur des Anneaux, il sauve à plusieurs reprises les principaux protagonistes de divers dangers. Bombadil a toujours été une énigme, aux dires mêmes de Tolkien21), sur sa nature (il n’est sans doute pas humain, pas elfe, pas nain, etc.) et son origineS ; mais le plus grand mystère est le pouvoir qu’ont ses paroles et ses chansons. Contre l’Homme-Saule, un arbre magique et mauvais, Bombadil dit : « Ce vieux grison d’Homme-Saule ! Je vais lui geler la moelle, s’il ne se tient pas bien. Je vais lui chanter un air qui lui racornira les racines. Je vais soulever par une chanson un vent qui emportera feuilles et branches […] Vieil Homme-Saule ! À quoi penses-tu? Tu ne devrais pas être éveillé. Mange de la terre ! Creuse profond ! Bois de l’eau ! Dors ! Bombadil parle ! » (Livre I, chapitre 6, traduction de F. Ledoux, italique rajouté par mes soins). Aussitôt, l’Homme-Saule s’exécute. Bombadil, après avoir sauvé les protagonistes une première fois, les accueille chez lui, sans cesser de chanter. Lors du dîner servi par Tom et sa femme, le narrateur raconteS : « Les convives s’aperçurent soudain qu’ils chantaient gaiement, comme si ce fût plus facile et plus naturel que de parler » (Livre I, ch. 7, trad. Ledoux), ce qui fait écho à ce que nous venons de dire sur la musique comme vrai langage du monde. Après ce dîner, les protagonistes dorment, inquiétés par les bruits de la nuit, mais rassuré par les mots de BombadilS : « Pippin […] se retourna en gémissant. Il […] eut soudain le sentiment affreux de n’être pas du tout dans une maison ordinaire, mais à l’intérieur du saule, et d’entendre cette horrible voix sèche et grinçante se rire à nouveau de lui. […] Il lui parut entendre résonner à ses oreilles les mots: “Ne craignez rien ! Soyez en paix jusqu’au matin ! Ne prêtez attention à aucun bruit nocturne ! ” Et il se rendormit. » (idem). Bien plus tard, Bombadil appelle les chevaux des protagonistes par des noms très particuliers (Godichon, Bon-nez, etc.) : « Merry, à qui [ils] appartenaient, ne leur avait jamais donné pareils noms, mais ils répondaient aux nouvelles appellations que Tom leur avait assignées pour le restant de leur vie » (idem). Plus loin, Tom sauve les héros des griffes d’un Être ténébreux, lié à la mort et au ténèbres : à nouveau, c’est la musique qui sert d’arme, d’instrument de pouvoir. Ces liens visiblement étroits entre pouvoirs de Bombadil et son penchant pour la chanson font suspecter certains lecteurs d’être un composant essentiel de sa nature22). Le parallèle avec Orphée, quoiqu’à manier avec prudence23), est donc concluant24).

L’autre personnage orphique du Legendarium de Tolkien est sans conteste l’elfe Lúthien, dont une partie de l’histoire est directement inspirée du mythe d’OrphéeS : l’héroïne va chercher son amant Beren dans le royaume des morts, émeut le gardien des défunts par son chant, et obtient la résurrection de Beren. Cependant, comme le fait remarquer S. Vrayenne, Tolkien rompt avec le tragique grec, faisant de cette expédition une réussite, et non une tentative avortée. Cet élément est caractéristique du schéma narratif eucatastrophique de TolkienS : tout va de mal en pis, jusqu’à une résolution surprenante et frappante. À un autre moment de son histoire, toujours pour l’amour de Beren, Lúthien vainc les puissances des ténèbres par ses chantsS : d’abord le terrible Sauron, puis Morgoth Bauglir lui-même, le plus grand et le premier des seigneurs des ténèbres, l’origine du mal dans le monde, comme nous le verrons plus bas. Le narrateur décrit comment l’elfe ensorcela Morgoth : « Alors, soudaine ment, elle échappa à sa vue et de l’obscurité naquit une chanson d’un si incomparable charme et d’un tel pouvoir aveuglant qu’il écouta à son corps défendant ; et une cécité vint sur lui, tandis que ses yeux erraient de-çà de-là, la cherchantS » (« Quenta Silmarillion », chapitre 19). Les parallèles entre Orphée et Lúthien, que nous ne détaillerons pas davantage, ont été explorés bien plus avant par Jane Beal25). Ainsi donc, le pouvoir de la musique est suprême dans le monde de Tolkien, et peut mettre en échec les plus grandes puissances : mais la défaite du chant de Finrod contre Sauron montre bien que ce pouvoir n’est pas infaillible.

Pour résumer, nous avons donc vu que le vrai langage du monde, notion d’inspiration platonicienne, semble avant tout musical dans le monde crée par Tolkien, quoique ce dernier se démarque de la philosophie de Platon a minima sur la valeur de l’incarnation26). L’importance de la musique comme moyen d’action sur le monde, présente dans de nombreuses mythologies, influence de fait considérablement les pratiques cultuelles : chrétiennes27), bien sûr, mais aussi musulmanes28), hindoues29), chamaniques30), etc.31)32)

III - La naissance du mal : 'Harmonia' et dissonance, un duel musical

Malgré son aspect contemplatif et mystique, l’« Ainulindalë » n’est pas un récit naïf : il raconte aussi comment le mal a été créé. L’un des Ainur, Melkor (aussi appelé Morgoth), introduit dans la Musique ses propres idées, qui dissonent : rappelé à l’ordre trois fois par Ilúvatar, qui répond à chaque dissonance par un thème encore plus merveilleux, Melkor est cependant incorrigible. Il a été dit à de nombreuses reprises33), et à juste titre, que l’Ainu perverti est un personnage luciférien, serviteur qui a désobéi au Maître, mais ce n’est pas cet aspect qui sera développé ici : nous traiterons plutôt des valeurs et significations de l’harmonie et de la dissonance, et du duel entre ces deux entités.

Traiter de l’harmonie d’un point de vue cosmogonique nous ramène à nouveau aux considérations platoniciennes de musique comme vrai langage du monde, et à une philosophie voisine : le pythagorisme. Ce dernier considère le monde comme un gigantesque orchestre jouant une symphonie géante, le tout dans une harmonie admirable appelée de bien des manières : musique des sphères, musique céleste, harmonia mundi. Applicable à toute la création, cette notion a connu du succès tout particulièrement en astronomie, où le mouvement des astres et leurs rapports mutuels forment généralement un tout très esthétique à appréhender et à représenter34) : mais l’harmonia mundi ajoute à cela les considérations astrologiques sur les astres, leurs caractères, leurs pouvoirs et leurs volontés, considérant quelquefois l’espace comme un lieu parfait. En fait, les pythagoriciens adoraient les rapports mathématiques sous toutes leurs formes, notamment sous leur forme musicale, très travaillée par Pythagore, qui a mis au point un modèle de gamme usité jusqu’au Moyen Âge : c’est donc logiquement qu’ils ont associé les mouvements synchronisés des astres à des sons harmonieux. Par la suite, ces considérations ont été transmises par des auteurs antiques, puis médiévaux, comme Platon (dans le Timée déjà cité) et Boèce, qui a aussi pu influencer Tolkien sur d’autres points35). Plus tardivement, des noms très connus, comme l’astronome Johannes Kepler (Harmonices Mundi) qui attribuait à chaque astre une note particulière, ont contribué à perpétuer cette conception du monde. Tout cela, bien sûr, a déjà été mis en perspective avec l’« AinulindalëS », texte à portée musicale et cosmogonique, principalement par Bradford Eden36).

C’est donc logiquement que la dissonance, s’opposant à l’harmonie naturelle, est vue comme une présence du mal, comme sa symbolisation37). Ainsi, le triton, dissonance frappante, a été considéré depuis l’an mil comme Diabolus in musica (appellation attestée seulement en 1702, par A. Werckmeister), et donc évitée au maximum, comme en témoigne d’Arezzo dans son ouvrage, préconisant des techniques d’évitement du triton. Plus généralement, la personne du diable était associée à des sons désagréables et grinçants, voire à une absence de sons38). Avec le temps, la dissonance a été globalement plus acceptée dans la musique occidentale, mais elle reste une expérience désagréable. Cependant, le point important concernant la dissonance est qu’elle exprime classiquement une tension, et donc qu’elle appelle une résolution. Cette logique peut être transposée à la question du mal, rejoignant les conceptions thomistes du bien et du mal : ce dernier étant fondamentalement une absence, un non-être, il est voué à sa propre extinction, c’est-à-dire à un retour au Bien originel, source et but de tout être. La dissonance appelle et évoque la consonance à mots couverts.

Mais, du point de vue de la mythologie comparative, l’Ainulindalë importe surtout sur le cadre qu’elle pose, celle de la confrontation (certes pas égale, puisque, nous l’avons dit, le mal est voué à la disparition) entre le bien et le mal. Le duel musical entre deux entités symboliquement chargées est un topos, un lieu commun de la littérature antique, et tout particulièrement de la littérature hellénique. Nous avons déjà mentionné les hymnes de Callimaque et de Pindare, qui célèbrent la victoire de l’harmonie d’Apollon face à la dissonance primordiale, la victoire du monde organisé et harmonieux face au Χάος (chaos) originel39) ; Apollonios de Rhodes, justement disciple de Callimaque, conte dans ses Argonautiques comment Orphée a repoussé par son chant la mélopée envoûtante des sirènes, symbolisant encore la victoire de l’ordre sur la sauvagerieS ; Ovide (Métamorphoses, livre XI) raconte au contraire la mort d’Orphée, rendue possible par le vacarme des femmes, disciples de DionysosS ; ou encore le duel entre Thamyris, ou dans d’autres versions, les Piérides, contre les Muses. Mais le modèle de ces topoï est sans doute le duel entre Apollon et Marsyas (ou, selon d’autres, Pan lui-même dans Métamorphoses, XI)40) : symbole du culturel contre le naturel, du civilisé contre le barbare, de l’apollinien contre le dionysiaque, c’est un temps de la mythologie grecque. Mais ce qui caractérise ce duel, c’est l’inégalité fondamentale qui le caractériseS : le jury est constitué des Muses, filles et suivantes d’Apollon (et quelquefois de Midas, châtié pour ne pas avoir tranché en faveur du dieu musicien) ; Marsyas est donc perdant d’entrée de jeu et châtié pour son impudence. De même, chez Tolkien, Melkor défie, par ses actes, Ilúvatar, face à qui il ne peut gagner : à nouveau, le mal tient le rôle d’imperfection vouée à disparaître dans l’harmonie du monde. Et, comme le racontent les prophéties sur la fin des temps, Morgoth sera effectivement châtié et une seconde Musique, parfaite, sera faite par les Ainur et les Enfants d’Ilúvatar, les Elfes et les Hommes.

En somme, nous l’avons vu tout au long de cette analyse, l’« Ainulindalë » puise dans de nombreuses mythologies, et s’inscrit dans de nombreux courants culturels et philosophiques, donnant au récit ce parfum à la fois si familier et si étranger. Nous l’avons dit, la Création par la Musique se place dans la tradition mythologique du Logos, et se révèle voisine avec les notions, respectivement platonicienne et pythagoricienne, de vrai langage du monde et d’harmonia mundi, fournissant un support théologique et philosophique cohérent à Eä, la création. Toute cette analyse, bien entendu, ne saurait résumer la place de la musique et de la poésie dans le Legendarium de Tolkien, étudié de manière plus satisfaisante dans d’autres travaux41). Le plus ironique dans tout ça ? C’est qu’il ne peut y avoir aucun son, donc aucune musique, dans le Vide…

N.B. : Les extraits de Tolkien sont traduits par mes soins, sauf contre-indication.

N.B. : Dans un contexte ambigu, j’utilise « Création » avec une majuscule pour signifier l’acte, posé par un démiurge, de créer ; le résultat de cette Création, c’est-à-dire le monde créé, ne comporte pas de majuscule : « création ».

1) CHEVALIER, J., & GHEERBRANT, A. (1982). Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris : Robert Laffont, Jupiter, p. 897-898, rubrique « Son ».
2) MIRCEA, E., « (Les Mythes de la) Création », in Encyclopædia Universalis, 1ère édition, vol.S V, 1969-1975, disponible sur : <https://www.universalis.fr/encyclopedie/creation-lesmythes-de-la-creation/2-creation-par-la-pensee-la-parole-et-l-echauffement-d-un-dieu/>(consulté le 05/04/18).
3) Sur ce point, consultez la conférence de Frédéric BOYER donnée à la BnF en 2010 : <http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2010/a.c_100206_boyer.html>, accessible également sur : <http://multimedia.bnf.fr/conferences/100206_boyer.mp4>.
4) JURICKOVÁ, M., The Myth of Creation in Tolkien’s The Silmarillion, 2016, doi:10.13140/RG.2.1.5058.3448 <https://www.researchgate.net/publication/300446928_The_Myth_of_Creation_in_Tolkien’s_The_Silmarillion>.
5) HENSLER K.R., « God and Ilúvatar: Tolkien’s Use of Biblical Parallels and Tropes in His Cosmogony », Mythmoot, 11, 2013, disponible sur : <https://www.academia.edu/5697594/God_and_Il%C3%Bavatar_Tolkien_s_Use_of_Biblical_Parallels_and_Tropes_in_His_Cosmogony>.
6) TOLKIEN, J.R.R., The War of the Jewels (The History of Middle-earth vol. 11), éd. de Christopher Tolkien, HarperCollins, 1994, p. 399.
7) MCGLASHAN, A. R., « La musique en tant que processus symbolique », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2005, 113 (1), p.S 37-52, doi:10.3917/cjung.113.0037.
8) À ce titre, voir ULUDAHAN, Pensée et langage chez J.R.R. Tolkien, 2013, disponible sur : <https://www.tolkiendil.com/langues/textes/pensee_langage_tolkien>.
9) Cf. WHOBREY, M.A.M., From Ainulindalë to Valhalla J. R. R. Tolkien’s Musical Mythology and its Eddaic Influences, 2013, p. 40, accessible sur : <http://library.uco.edu/UCOthesis/WhobreyMAM2013.pdf>.
10) Cité par CHINMOY, S., Music: God’s Universal Language, accessible sur : <https://www.srichinmoy.org/resources/music_and_spirituality/music_gods_language>.
11) Cité par CHINMOY, S., Music: God’s Universal Language, accessible sur : <https://www.srichinmoy.org/resources/music_and_spirituality/music_gods_language>.
12) Voir <https://fr.wikisource.org/wiki/La_Politique/Traduction_Barth%C3%A9lemy-Saint-Hilaire> sur les Spartiates et le joueur de lyre Timothée, accusé d’efféminer les Spartiates par sa musique.
13) HARDIE, A., « Pindar’s ‘Theban’ cosmogony (the first hymn) », BICS, 44, 2000, p. 29-30.
14) L’« Ainulindalë » et la création de Narnia sont comparées dans : ORAZI, K., « TheCreation Stories of Narnia and Middle Earth », The middle page, 2013, accessible sur : <http://www.themiddlepage.net/2013/09/the-creation-stories-of-narnia-and.html>.
15) Voir Rabbi SACKS, J., Music, Language of The Soul, disponible sur <https://www.chabad.org/parshah/article_cdo/aid/1748472/jewish/Music-Language-of-the-Soul.htm>.
16) WESTERMEYER, P., « Music and Spirituality: Reflections from a Western Christian Perspective », Religions, 4 (1), 2013, p. 567-583, doi:10.3390/rel4040567.
17) WILLIS, D., Parole et pensée chez Tolkien : l’analogie de l’angélologie, 2012, disponible sur : <https://www.tolkiendil.com/essais/religion/parole_pensee_angelologie>.
18) Voir « Le mythe de la caverne de Platon », dans le livre VII de la République.
19) ELIADE, M. op. cit.
20) MCINTOSH, J. (2012). Metaphysics of Music. Sur : <https://jonathansmcintosh.wordpress. com/category/j-r-r-tolkien/metaphysics-of-faerie/ metaphysics-of-the-music/>.
21) « Et même en un Âge mythique, il doit y avoir quelques énigmes […] Tom Bombadil en est une (intentionnellement) » CARPENTER, H. (ed.), The Letters of J. R. R. Tolkien. Houghton Mifflin, 1981, Lettre 144.
22) Voir les âpres discussions sur le forum Tolkiendil, où Tom est supposé être un avatar de l’Ainulindalë : <https://forum.tolkiendil.com/thread-188-post-138760.html#pid138760> et <https://forum.tolkiendil.com/thread-8962-post-166295.html#pid166295>.
23) Bombadil est en effet dionysiaque et non apollinien, à la différence d’Orphée. Décrivant le chant de la femme de Bombadil, le narrateur dit que « le plaisir était moins aigu et moins sublime, mais plus profond et plus proche d’un cœur de mortel, merveilleux et pourtant point étrange » (Livre I,S 6).
24) Voir aussi QADRI, J.P., « Tom Bombadil ou le chant de la forêt », in DEVAUX M. (dir.), J.R.R. Tolkien, l’effigie des Elfes, Bragelonne, 2014, le comparant avec Väinämöinen.
25) BEAL, J., « Orphic Powers in J.R.R. Tolkien’s Legend of Beren and Lúthien », Journal of Tolkien Research, 1(1), 2014, disponible sur : <http://scholar.valpo.edu/journaloftolkienresearch/vol1/iss1/1>.
26) Voir sur ce thème le billet de H. LONG, Tolkien on the incarnation, 2014, disponible sur : <https://longish95.blogspot.fr/2014/05/tolkien-on-incarnation.html>.
27) Cf. WESTERMEYER, P. op. cit. et SMITH, T., « “There Is a Higher Height in the Lord”: Music, Worship, and Communication with God », Religions, 6, 2015, p.S 543-565, doi:10.3390/rel6020543.
28) Cf. pratiques mystiques soufies, notamment sur le point des derviches tourneurs.
29) MOORE, N.Y., In Hindu worship, music is gift to gods, 2006, disponible sur : ><http://articles.chicagotribune.com/2006-05-12/news/0605120279_1_hindu-temple-ramatemple-songs>.
30) TURSUN, G., ALYONA, B., AKMARAL, M., & SAIRA, S., « Shaman Music as State of Mind of the Nomad of the Kazakh », Procedia - Social And Behavioral Sciences, 217, 2016, p. 643-651, doi:10.1016/j.sbspro.2016.02.087.
31) Music and Religion in Africa, Afiavi magazine : <http://www.afiavimagazine.com/musicand-religion-in-africa/>
32) À ce titre, consulter tous les articles du Yale Journal of Music and Religion, dédié à l’étude des relations entre l’art musical et les croyances et rites, disponible sur : <https://elischolar.library.yale.edu/yjmr/>.
33) JURICKOVÁ, M., op. cit., p. 24-26.
34) Voir le principe, scientifiquement vérifié, de la résonance orbitale, synchronisation naturelle des astres.
35) CARRUTHERS, L., Tolkien et la Religion : Comme une lampe invisible. Presses Universitaires de la Sorbonne, 2016, Partie I, chapitre 3, «Boèce et la Consolation de la Philosophie ».
36) EDEN, B.L. « The Music of the Spheres: Relationship between Tolkien’s Silmarillion and Medieval Cosmological and Religious Theory » in Jane CHANCE (ed.), Tolkien the Medievalist, New-York, Routledge, 2004.
37) Voir JENSEN, K. W., « Dissonance in the Divine Theme: The Issue of Free Will in Tolkien’s Silmarillion » in B.L. EDEN (ed.), Middle-Earth Minstrel: Essays on Music in Tolkien, McFarland, 2010, p.S 102-113, disponible sur : <https://books.google.fr/books?id=AOS74uZTasYC>.
38) WESTERMEYER, P., op. cit., p. 574-575.
39) HARDIE, A., op. cit., p.S 29-30.
40) VERGARA CERQUEIRA, F., « Apollo and Marsyas: musical contest or duel? a mythological approach of the symbolic duality between the Lýra and the Aulós », Classica - Revista Brasileira de Estudos Clássicos, 25, 2012, p. 61-78, doi:10.14195/2176-6436_25_4, disponible sur :<https://www.researchgate.net/publication/276105321_Apollo_and_Mar syas_musical_contest_or_duel_a_mythological_approach_of_the_symbolic_duality_bet ween_the_Lyra_and_the_Aulos>.
41) Je vous recommande à ce titre le brillant mémoire de PIERSON, C., J.R.R. Tolkien : Chant, poésie et création de la Terre du Milieu, 2016, accessible sur : <https://www. tolkiendil.com/essais/travaux/pierson_chant_poesie>.
 
essais/concepts/ainulindale_musique_mythe_cosmogonie.txt · Dernière modification: 11/03/2023 10:58 par Simon
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