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![]() | Notes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n'est requise. |
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orsque l'on veut analyser l’œuvre de Tolkien, la première difficulté rencontrée
est d'ordre méthodologique. Pour aller vite, il n'est pas du tout aisé de trouver un angle
d'attaque, une démarche explicative apte à cerner l'ensemble de ses écrits. De fait, de
réels problèmes semblent se poser dès qu'il s'agit d'intégrer l’œuvre de Tolkien à une
réflexion littéraire d'ordre général. Ce constat saute aux yeux de qui dresse un
panorama des analyses faites au sujet de Tolkien.
omme le souligne Isabelle Pantin dans son essai Tolkien et l'histoire littéraire :
Aporie du contexte1), il apparaît très difficile pour les différentes études consacrées à
Tolkien de rattacher son œuvre à des thématiques universitaires consacrées. D'ailleurs,
cet auteur pourtant célébré n'a jamais atteint de réelle consécration légitime. Il reste
dans les « marges », parfois cité, mais rarement intégré parmi les grands auteurs de la
littérature anglo-saxonne. Je ne me propose pas ici d'apporter une réponse à cet état de
fait. Je voudrais simplement évoquer quelques éléments de réflexion sur ce sujet qui ne
me paraît pas inintéressant. Bien au contraire, « l'illégitimité » de Tolkien fait l'objet de
bien des débats et d'articles parmi les critiques comme parmi les aficionados. Il s'agira
ici d'éviter de tomber dans l'un ou l'autre des camps en présence. Car ce qui m’intéresse
n'est pas ici de me demander si oui ou non Tolkien devrait avoir sa place au panthéon
des auteurs littérairement reconnus. Non, je désire plutôt m'interroger sur la ou les
raison(s) de cette exclusion, sans porter de jugement de valeur. Ce serait un écueil qui
réduirait à l'échec ma modeste tentative pour sortir de l'opinion (très souvent mobilisée
à propos de cette question) et essayer de comprendre de l'extérieur les mécanismes à
l’œuvre. Un second écueil serait de trop vouloir forcer les traits de « l'exclusion » mise
en cause. La question se pose parce que (à mon avis, et à celui d'autres auteurs), Tolkien
est généralement mis à l'écart des champs lumineux et sereins de la littérature
académique. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il le soit systématiquement, ni que les
choses soient figées. J'aurai l'occasion de revenir là-dessus.
ans leurs tentatives pour analyser l’œuvre de Tolkien, certains auteurs se
cantonnent d'abord à dresser un tableau de ses « sources d'inspirations ». On cherche
ainsi à situer l’œuvre de Tolkien par rapport à ses matériaux : à savoir, les épopées
médiévales, les mythes, les contes… C'est avec la même démarche que l'on essaye de
trouver des correspondances entre les évangiles et l’œuvre de Tolkien2). Une autre
approche consiste au contraire à ancrer Tolkien dans son époque. On voudrait par-là montrer que les écrits de Tolkien s'inscrivent dans la modernité et les problématiques
du XXème siècle, ou plutôt, dans une réaction face à cette modernité. Reste alors à
définir ces « problématiques » qui marqueraient Tolkien du sceau de son temps. Pour
certains, il s'agit des thématiques environnementales ou pacifistes. Mais ce ne sont pas
les seules idées et les hypothèses sont nombreuses. L’œuvre de Tolkien est en effet
traversée par de nombreuses thématiques sous-jacentes, maintes fois mises en
évidence. D'autres analyses encore, s'essayent plutôt à étudier la formidable réception
de l’œuvre de Tolkien par le public. L'idée sous-jacente étant : Pourquoi un tel
engouement si ce n'est grâce au caractère éminemment contemporain des écrits de
Tolkien? Souvent, on cherche par là à démontrer que son œuvre vient en réponse à des
besoins présents dans nos sociétés modernes : Évasion face à un monde mécanique,
désir de renouer avec les mythes etc.
outes ces analyses ne manquent pas d'intérêt, loin de là. Elles mettent bien
souvent en évidence une part de vérité au sujet de l’œuvre de Tolkien et nourrissent de
nombreuses réflexions passionnantes. Pour autant, rares sont celles qui parviennent à
intégrer l’œuvre de Tolkien dans de grandes problématiques académiques, à faire de
Tolkien un jalon à part entière de la littérature. En fait, c'est même comme s'il était
difficile de traiter du contenu littéraire en lui même, et que l'on était limité à en faire le
tour en amont - par un étude de ses sources - et en aval - par sa réception.
l serait pourtant faux d'affirmer qu'aucune analyse n'ait été faite du cœur des
textes. Bien au contraire, elles sont très nombreuses. Mais ces études s'inscrivent dans
un cadre strictement interne à l’œuvre. On cherche par exemple à mettre en évidence
les différents moments des écrits de Tolkien, à travers les multiples versions de mêmes
légendes, réécrites à de nombreuses reprises. La tâche est immense car il s'agit de
démêler une masse impressionnante de textes séparés parfois de plusieurs décennies,
se contredisant et s'inscrivant dans différentes périodes de l’œuvre : une véritable
« philologie fictionnelle3) » Une autre démarche interne consiste à fouiller dans le
contenu même de l’œuvre afin d'y trouver un riche terreau de réflexions et
d'interprétations. C'est dans ce cadre que des questions se posent, telles que : Qui est
Tom Bombadil? Où sont les Ent-femmes? etc. Mais toutes ces problématiques restent
strictement closes aux limites des écrits de Tolkien. D'ailleurs, un néologisme forgé par
les amateurs de ces analyses exprime bien cette fermeture : La « Tolkienologie ». Il est
rare qu'un tel terme existe pour désigner le domaine spécifique d'un auteur. Au
demeurant, si ce terme (non reconnu officiellement) existe, c'est bel et bien qu'il répond
à un besoin et à une réalité. L'étude de Tolkien constitue bien un domaine « à part », et
pourtant exceptionnellement dynamique. Il est rare de trouver un aussi vaste potentiel
de réflexion au sein d'une œuvre littéraire. Le plus étonnant étant que ces études soient le plus souvent proposées par des passionnés « bénévoles » dont ce n'est pas le métier.
C'est dire la barrière qui sépare Tolkien de l'étude littéraire officielle.
our autant, dès que l'on s'essaye à dépasser ces limites, on est vite confronté à
d'insurmontables problèmes. Par exemple : A quel courant rattacher Tolkien? On a pu
essayer de l'assimiler à une sorte de néo-romantisme. Ce n'est pas totalement faux,
mais loin d'être suffisant! De la même manière, l'inscrire dans la tradition fantastique
s'avère relativement inexact. De fait, les écrits de Tolkien ne racontent pas l'irruption
dans la réalité d'éléments surnaturels, puisque ces éléments font partie inhérente du
monde dans lequel se déroulent ses récits. La majorité des auteurs l'incluent dans un
genre à part, dont il serait l'un des pères fondateurs. Ainsi s'inscrirait-il dans la grande
famille de la fantasy, aux côtés d'écrivains tels que Lewis, Howard et d'autres figures
emblématiques. C'est sans doute vrai. Mais là également, il apparaît très difficile
d'établir une clarification de ce qu'est la fantasy. Cette question a été traitée par Anne
Besson dans son ouvrage consacré à ce sujet, La Fantasy en 50 questions4). La spécialiste
y dresse un très intéressant panorama qui met bien en évidence la difficulté d'apporter
une définition satisfaisante à ce genre littéraire.
omment expliquer cet état de fait? Pourquoi Tolkien résiste-il
(majoritairement) à l'intégration dans un système littéraire légitime et académique? On
est amené pour le comprendre à s'interroger sur la conception qu'avait l'auteur de son
œuvre. Que cherchait-il à créer? Un mythologie? Oui très certainement, au moins pour
une partie de ses écrits. Mais cette définition renvoie plus aux matériaux utilisés qu'à la
forme littéraire de ses récits. Cette forme, Tolkien y donne un nom et nous fournit
toutes les clés pour la comprendre. C'est celle du conte de fées5).
e fait, dans son essai, « Du conte de fées », Tolkien apporte une explication claire
de son point de vue sur la façon dont un auteur doit écrire un tel récit. Selon lui, il
« fabrique un monde secondaire dans lequel l'esprit peut entrer. A l'intérieur, ce qu'il
relate est “vrai” : cela s'accorde avec les lois de ce monde. L'on y croit tant que l'on se
trouve, pour ainsi dire, dedans. Dès qu'intervient l'incrédulité, le charme est rompu ; la
magie, ou plutôt l'art, a échoué. On est alors ressorti dans le monde primaire, et l'on
regarde du dehors le petit monde secondaire avorté6) ».
e fait, dans son essai, « Du conte de fées », Tolkien apporte une explication claire
de son point de vue sur la façon dont un auteur doit écrire un tel récit. Selon lui, il
« fabrique un monde secondaire dans lequel l'esprit peut entrer. A l'intérieur, ce qu'il
relate est “vrai” : cela s'accorde avec les lois de ce monde. L'on y croit tant que l'on se
trouve, pour ainsi dire, dedans. Dès qu'intervient l'incrédulité, le charme est rompu ; la
magie, ou plutôt l'art, a échoué. On est alors ressorti dans le monde primaire, et l'on
regarde du dehors le petit monde secondaire avorté7) ».
e récit de Tolkien s'éclaire ainsi comme un microcosme imaginaire séparé du
macrocosme réel. Entre les deux, une barrière infranchissable s'élève. Il s'agit même
d'une double clôture. La première d'abord, empêche le vaste monde réel de faire irruption dans le petit monde. Cette fermeture existe grâce à la croyance, temporaire et
« feinte », de la vérité absolue du conte et de ses lois internes. Par « feinte », il faut
comprendre que le lecteur n'oublie pas qu'il appartient en vérité à un monde bien réel
différent du conte. Sa croyance en la véracité du « petit monde imaginaire » n'existe
que le temps de la lecture, et de façon tacite, acceptée. Le conte n'est pas un rêve, où
l'on oublie justement que ce que l'on vit est un songe. Il s'apparenterait donc plutôt à
une « rêverie ». La seconde barrière entre les deux mondes, elle, empêche le « petit »
de faire irruption dans le vrai. Il est absolument hors de question pour Tolkien d'utiliser
le conte afin de transmettre un message au monde réel. C'est pourquoi il réfute toute
hypothèse d'une possible analogie entre son microcosme et le macrocosme. Il faut
d'ailleurs bien insister sur l'horreur qu'il porte à toutes formes d'analogie entre son
œuvre et le monde réel8). Ainsi s'oppose-il fortement à toutes les interprétations selon
lesquelles, par exemple, la guerre de l'anneau serait une métaphore littéraire de la
seconde guerre mondiale…
es exemples de cette « double-clôture » sont nombreux dans l’œuvre de
Tolkien. L'un des plus intéressant est peut-être le fameux « Livre Rouge ». Ce Livre est
un ouvrage fictif qui serait la source réelle du Seigneur des Anneaux, de Bilbo le hobbit
et des Aventures de Tom Bombadil. Cet ouvrage aurait été assemblé à partir de notes
de multiples auteurs (dont Bilbo, mais aussi Frodo, Merry etc.). Des éléments
concernant ce livre sont dispersés ça et là dans les écrits de Tolkien, et notamment dans
le para-texte du Seigneur des Anneaux. L'analyse que propose Vincent Ferré dans son
article « Le Livre Rouge et Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, une fantastique
incertitude »9) est à ce propos intéressante. Elle met en évidence une tension existant à
propos de ce Livre Rouge. Car si d'un côté, Tolkien utilise cet ouvrage afin de rendre plus
crédible la véracité de ses récits, il glisse également de nombreux indices par lesquels il
remet justement en question le caractère réel de ses histoires. Ainsi, le prologue
présente Le Seigneur des Anneaux comme un récit traduit à partir de sources existantes,
qu'une longue transmission aurait fait parvenir jusque dans les mains d'un éditeur
anonyme, chargé de retranscrire de façon moderne la titanesque Quête de l'Anneau10).
En opposition, l'avant-propos, signé par Tolkien lui-même, enlève toute part de vérité à
ses écrits. L'auteur y réfute tout caractère réel du Seigneur des Anneaux. On sait donc
dès le départ que le Livre Rouge est fictif. D'ailleurs, le prologue lui-même brouille la
piste d'une source réelle du Seigneur des Anneaux en ne donnant aucune précision sur
la manière dont elle aurait été transmise jusqu'à aujourd'hui, ni comment le roman
exploiterait cette source. A vrai dire, on ne sait pas vraiment ce qui est une pure
invention de « l'éditeur anonyme » censé avoir écrit Le Seigneur des Anneaux, et ce qu'il
aurait tiré de sources « historiques ».
e « Livre Rouge » illustre parfaitement la « double-clôture » opérée par Tolkien.
D'un point de vue interne au récit (et donc, une fois le prologue attaqué pour le lecteur),
il permet d'asseoir la véracité de ce qui est raconté. C'est l'un des moyens parmi
d'autres que Tolkien met en œuvre pour créer chez le lecteur l'illusion d'une fresque
historique, d'un récit réellement tiré du fond des âges. Cet effet est à mettre en
parallèle avec « Du conte de fées » et la remarque de Tolkien selon laquelle « A l'intérieur,
[du monde imaginaire] ce qu'il relate est “vrai” ». Pourtant, ce Livre Rouge opère
également un rôle de clôture externe de l’œuvre. Le lecteur sait d'avance (il est averti)
que ce Livre Rouge n'existe pas. D'ailleurs l'ouvrage, décrit comme relié en cuir et
couvert d'une écriture manuscrite, semble bien renvoyer à l'idée que le sens commun se
fait d'un livre de contes. De l'extérieur, le Livre Rouge renforce ainsi le caractère fictif de
la quête de l'Anneau.
'il y a donc une apparente ambiguïté dans le rôle de cet ouvrage fictif, il n'en est
rien si on garde en tête la vision que Tolkien a de ses « Faëries » : Un monde vrai tant
que l'on se trouve à l'intérieur, mais évidemment fictif lorsqu'on en est dehors. Le Livre
Rouge parvient à merveille à faire coexister cette ambivalence, cette double-fermeture
qui rend possible une véritable illusion. C'est tout un talent de conteur qui est mis en jeu
ici. Un don essentiel qui seul peut permettre l'immersion dans le conte.
ne fois ce constat établi et cette double-fermeture mise en évidence, que
reste-il comme choix pour l'analyste de cette œuvre ? Soit il se place selon un point de
vue interne, auquel cas il s’intéresse au microcosme imaginaire en étant contraint
d'oublier le « monde réel », soit il se place d'un point de vue externe, auquel cas il est
limité à s'interroger sur les sources de Tolkien ou sur sa réception critique, ses enjeux
sociologiques etc. Une position à cheval sur ces deux points de vue s'avère complexe,
car elle va dans le sens opposé de tous les mécanismes mis en place par l'auteur. Et par
« position à cheval », il faut entendre : un biais d'analyse faisant le pont entre le
contenu de l’œuvre lui-même et des problématiques littéraires académiques. Cela
explique toutes les difficultés rencontrées par ceux qui désireraient intégrer Tolkien
dans le grand fleuve de la littérature : Non, Le Seigneur des Anneaux n'est ni néoromantique
ni fantastique. Ce n'est pas de la science-fiction et certainement pas du
surréalisme. Ce n'est pas non plus un « mythe contemporain », comme voudraient le
faire croire certains (car si mythe il y avait, ne faudrait-il pas que le public croit en la
vérité de son contenu, ou tout du moins qu'il s'en serve pour expliciter une part de la
réalité?). Quel est l'apport de Tolkien à la littérature? A quel type de processus créatif
peut-on rattacher la structure de ses écrits? Toutes ces questions s'avèrent réellement
complexes à résoudre. Et cette difficulté induit, pour reprendre l'expression d'Isabelle
Pantin, à une « transparence » de son l’œuvre, « quasiment réduite à l'invisibilité11) ».
insi s'explique peut-être la frilosité de la Littérature Académique à reconnaître
à Tolkien une certaine forme de légitimité12). Mais cette double-clôture éclaire sans
doute aussi une partie du succès de l’œuvre. Car elle correspond en définitive
parfaitement aux attentes d'un lecteur contemporain, qui sait bien que les mythes et les
légendes ne sont pas réels. Tolkien institue un « contrat tacite » entre lui et son lecteur,
qui consiste à faire en sorte qu'aucune des deux parties ne brise l'illusion. Cette
croyance en la réalité du récit, d'un point de vue interne à l’œuvre, n'insulte pas pour
autant l'intelligence du lecteur. Elle n'est pas un mythe au sens païen du terme. Elle est
une faërie, une rêverie qui invite le voyageur à faire semblant d'oublier que les dragons
sont des inventions. En définitive, toutes les difficultés rencontrées par les analyses de
Tolkien trouvent leur explication dans la nature profonde du conte, car « la richesse et
l'étrangeté mêmes de celui-ci lient la langue d'un voyageur qui voudrait les rapporter. Et
tandis qu'il s'y trouve, il est dangereux pour lui de poser trop de questions, de crainte
que les portes ne se ferment et que les clefs ne soient perdues13). »