De Finrod à Finarfin et autres anecdotes liées à la seconde édition du « Seigneur des Anneaux »

Damien Bador

Dans l’article « De si discrets détails : les changements opérés par J.R.R. Tolkien entre la première et la seconde édition du Seigneur des Anneaux »1), j’évoque les différents types de modifications opérées lors de la révision de ce roman en vue de sa publication au format poche par Ballantine Books en 1965 et de ses rééditions grand format ultérieures. Certaines d’entre elles ont cependant une histoire textuelle assez complexe et ont pu avoir des conséquences non négligeables sur certains aspects du Légendaire. Il est donc utile de les évoquer ici plus en détail.

Elros, Eldarion et les événements de « La Nouvelle Ombre »

Dans l’Appendice A de la première édition du Seigneur des Anneaux, Tolkien indique au sujet d’Elros qu’« une grande longévité lui fut conférée (ainsi qu’à ses descendants), bien au-delà de celles des hommes moindres2) ». Toutefois, la révision du texte supprime la parenthèse, restreignant dès lors ce don à Elros lui-même et laissant dans l’ombre le devenir de sa lignée. Sans nul doute, cette correction permet d’éviter une contradiction possible avec la suite du texte, puisque les dates de décès des rois d’Arnor et de Gondor montrent indiscutablement un rétrécissement très notable de leur espérance de vie. Toutefois, il est manifeste que cette suppression en apparence modeste cache un changement de conception assez important. En effet, le premier schéma des dates de règne des rois de Númenor, publié par Christopher Tolkien dans The Peoples of Middle-earth, montre que Tolkien envisageait d’octroyer aux rois de l’île une durée de vie strictement constante jusqu’à la Submersion, indépendamment de leur rejet progressif des Valar3). C’est donc cet événement et l’exil des Fidèles en Terre du Milieu qui aurait modifié l’espérance de vie d’Elendil et de ses successeurs.

Toutefois, Tolkien s’intéresse de très près à la durée de vie des Elfes vers 1959 et constate des difficultés à faire coïncider l’âge d’Idril et de Maeglin, donnée pourtant essentielle à l’intrigue de la chute de Gondolin. En effet, la naissance de Maeglin étant postérieure à la fondation de la cité, Maeglin est logiquement trop jeune pour tomber amoureux d’Idril, alors qu’il est nécessaire qu'il le fasse et soit repoussé afin que sa jalousie envers Tuor puisse naître. La correction envisagée conduit à poser un problème équivalent pour Arwen et Aragorn, ce qui aurait été tout aussi dommageable. Par conséquent, Tolkien envisage d’ajuster cela en modifiant la nature du don de longue vie des Semi-Elfes. Celui-ci s’appliquerait aux deux lignées et non aux seuls humains, mais ne serait étendu qu’à Elrond et Elros, ainsi qu’à leurs enfants. Leurs descendants ultérieurs n’auraient fait l’objet d’aucune promesse spéciale et verraient leur espérance de vie se réduire progressivement4). On peut discerner là les prémisses de la réduction progressive de la durée de vie des rois de Númenor détaillée dans le texte tardif « La lignée d’Elros »5). Dans cette optique, la longue durée de vie d’Aragorn par rapport à ses prédécesseurs immédiats n’est manifestement plus conçue comme le simple rétablissement d’une durée de vie normale pour le descendant en droite lignée d’Elros. Il doit donc s’agir d’une grâce spéciale octroyée au regard de ses mérites éminents.

À cette aune, il n’est guère surprenant que son fils Eldarion ne bénéficie pas d’une longévité équivalente à la sienne, bien qu’il soit aussi le fils d’Arwen. L’essai de 1959 envisage cependant une réduction particulièrement importante :

Eldarion était mortel et n’était pas inclus dans la promesse de la “grâce d’Eärendil”, mais il eut en fait une longue jeunesse, laquelle prit la forme de rester semblable à un jeune homme de la maturité à 20 ans jusqu’à 60 sans changement. Il vécut ensuite encore 65 ans : ce qui lui faisait 125, mais en âge de vie 20 + 65 = 85. Ses descendants devinrent normaux, mais dotés de longue vie (80–90)6).

On comprend alors mieux l’arrière-plan politique que Tolkien envisage lorsqu’il entame son récit inachevé « La Nouvelle Ombre », publié de manière posthume dans The Peoples of Middle-earth, lequel devait se dérouler un peu moins de 110 ans après la guerre de l’Anneau7). Selon la chronologie atteinte vers 1959, Aragorn renonce à la vie en 100 Q.Â. et son fils, né en 1 Q.Â., est déjà un homme âgé une décennie plus tard, puisqu’il approche des 110 ans, soit 70 « années de vie ». Son propre héritier serait également au seuil de la vieillesse, puisque même en supposant qu’il soit né tardivement vers 50 Q.Â., il aurait alors une soixantaine d’années. Une telle succession de monarques et d’héritiers âgés constitue un terreau idéal pour le complot qu’imagine Tolkien dans son amorce de récit.

Toutefois, lorsque celui-ci remanie le début de cette histoire vers 1968, la chronologie envisagée ne tient plus, comme le souligne Christopher Tolkien, puisqu’Aragorn ne doit quitter la vie qu’en 120 Q.Â., suivant la chronologie de la seconde édition du Seigneur des Anneaux8). De la même manière, la durée de vie d’Eldarion poserait problème, car la version imaginée en 1959 ne lui octroierait plus que cinq ans à vivre. Cela ne serait guère compatible avec les paroles de son père peu avant sa mort, lesquelles suggèrent qu’Eldarion a certes déjà atteint l’âge adulte, mais non qu’il approche de la sénescence9). C’est sans doute cette constatation qui conduit Tolkien à revoir entièrement la chronologie prévue pour ce récit lorsqu’il l’évoque dans une lettre à Douglas Carter en 1972 et indique qu’il devait se dérouler « à peu près 100 ans après la mort d’Aragorn »10).

Cela suppose évidemment qu’Eldarion aurait eu une vie d’au moins 220 ans, donc une plus grande longévité qu’Aragorn lui-même. Il faut en fait remonter à Amlaith en personne, vingt-trois siècles plus tôt, pour trouver un roi qui a vécu aussi longtemps11). Dans cette optique, il faut bien supposer que l’ascendance elfique d’Arwen ait joué un rôle. Une telle révision chronologique aurait toutefois été fatale à d’autres éléments de ce récit, puisqu’il serait matériellement impossible que Borlas, le héros de l’histoire, soit le frère cadet de Bergil, même en supposant qu’il soit né peu après la chute de Sauron. Il n’est pas impossible que de telles contradictions aient contribué à l’abandon de ce récit.

La parentèle de Felagund

A l’époque de la première édition du Seigneur des Anneaux, le frère de Galadriel se nommait Inglor Felagund et leur père était appelé Finrod. Par la suite, Tolkien décida que Finrod était le nom de Felagund lui-même, mais continua d’hésiter sur le nom de son père. Lors de la réédition, ce dernier possédait le nom de Finarphir et la mention de « la maison dorée de Finrod » dans l’Appendice F devint donc « la maison dorée de Finarphir ». Lors du travail que fit Christopher Tolkien en vue de publier le Silmarillion, il réalisa que son père avait à nouveau modifié ce nom par la suite. En 1975, il fit donc modifier ce nom en Finarphin, avant de réaliser que la version finale était Finarfin, correction qu’il fit introduire l’année suivante. Curieusement, la mention de la « maison royale de Finrod [>> Finarphir] » un peu plus haut dans le même Appendice semble initialement avoir échappé à son attention, puisqu’elle ne fut quant à elle corrigée qu’en 197812). Notons au passage qu’une troisième mention de « la Maison de Finrod » dans l’Appendice B fut quant à elle purement et simplement supprimée lors de la réédition de 1965, au profit d’un court développement sur la vie de Felagund13). L’histoire ne s’arrête toutefois pas là, car deux difficultés subsistaient : dans cet Appendice, la mention selon laquelle la chevelure des Elfes « était sombre, sauf dans la maison dorée de Finarfin » ne devait à l’origine s’appliquer qu’aux Noldor, comme en témoigne un brouillon de ce texte. Il fallut attendre 2004 pour qu’une note éditoriale vienne signaler l’erreur qui s’était introduite dans le texte publié14).

De plus, le personnage de « Gildor Inglorion de la Maison de Finrod », dont l’arrivée chasse le Cavalier Noir qui était sur les traces de Frodo, ne vit jamais son nom modifié. Dans la mesure où aucun Elfe n’est nommé Gildor dans les diverses versions du « Silmarillion », on ignore si Tolkien envisageait initialement d’en faire le fils de Felagund, comme la terminaison -ion pourrait le suggérer. Toutefois, comme le personnage de Felagund a presque toujours été conçu comme célibataire et sans enfant, il est possible que Tolkien ait envisagé un lien de parenté ou d’alliance plus lointain. Il se pourrait qu’il ait voulu en faire un cousin de Felagund, voire un Elfe au service de cette maison15). De fait, les révisions apportées à l’ascendance de Gil-galad dans une note rédigée en 196516) suggèrent que la deuxième option est à retenir, faute de quoi Gildor se trouverait être frère ou cousin de Gil-galad, situation qu’il aurait été étrange de passer sous silence.

Un élément vient renforcer cette hypothèse, puisque Voronwë indique faire partie de la Maison de Fingolfin lorsqu’il proclame son identité en réponse à Elemmakil dans le souterrain de l’Orfalch Echor qui mène à Gondolin17) Or nulle part il n’est suggéré que Voronwë ait une ascendance qui le rattache, même indirectement, à la famille de Fingolfin. Si cela avait été le cas, son statut à Gondolin aurait été bien différent. En outre, son père Aranwë ne figure nulle part sur les tableaux généalogiques des descendants de Finwë. On connaît d’ailleurs la descendance des quatre enfants de Fingolfin, et Voronwë n’en fait pas partie. De manière similaire, Túrin considère que Gelmir et Arminas se disent « en parenté avec des rois », alors que Gelmir affirme juste qu’ils appartenaient au peuple d’Angrod lorsqu’ils communiquent à Orodreth le message d’Ulmo à propos de Nargothrond18). De fait, ni l’un, ni l’autre ne sont des descendants de Finarfin, que ce soit par Angrod ou par sa fratrie. En ce qui concerne Gildor, notons toutefois que le changement Inglor >> Finrod transporte le lien l’unissant à la Maison de Finrod du père (Finrod >> Finarfin) vers le fils (Inglor >> Finrod), ce qui suggère que Gildor vécut à Nargothrond au Premier Âge, alors que le texte du Seigneur des Anneaux n’en dit rien. Puisque Frodo s’étonne plus tard de la longévité d’Elrond, il faut croire que Gildor n’a pas dû lui faire un récit complet des événements qu’il a vécu, en dépit de leur longue conversation nocturne…

Voir aussi sur Tolkiendil

1) L’Arc et le Heaume no 8, 2023, à paraître.
2) RC, p. 684 ; cf. SdA, App. A, 1/1 (traduction adaptée).
3) PM, p. 150–151.
4) NM, p. 75–79.
5) CLI, II/3.
6) NM, p. 78–79, cf. p. 82 n. 12–13.
7) C’est du moins le laps de temps mentionné dans les versions A et B de l’histoire, qui datent des années 1950. La datation initiale (moins de 120 ans) et celle mentionnée dans une lettre de 1964 (environ 100 ans) sont également compatibles avec cette estimation ; cf. PM, p. 409–410, 419–420 n. 7.
8) PM, p. 419–420 n. 7.
9) SdA, App. A.
10) Let., no 338, p. 585.
11) PM, p. 193.
12) RC, p. 738, 740.
13) RC, p. 712.
14) RC, p. 740–741 ; cf. CP, p. 59 ; PM, p. 76–77.
15) RC, p. 103–104.
16) PM, p. 350 ; voir à ce propos l’article de Julien Mansencal « L’ascendance de Gil-galad ».
17) CLI, I/1.
18) EdH, chap. 11, p. 145, 148.
 
essais/legendaire/finrod_finarfin_autres_anecdotes.txt · Dernière modification: 24/02/2023 10:05 par Elendil
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