J.R.R. Tolkien — Juillet 2000
édité et annoté par Carl Hostetter
traduit de l’anglais par Damien Bador
Cet article est issu du journal linguistique Vinyar Tengwar no 41, daté de juillet 2000 et édité par Carl F. Hostetter. Le traducteur remercie chaleureusement le Tolkien Estate, Carl F. Hostetter et l’équipe éditoriale de Vinyar Tengwar pour avoir autorisé la publication de cette traduction.
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Parmi les papiers associés au « Schibboleth de Fëanor »1) se trouve un unique feuillet dactylographié, sans lien apparent avec ceux-ci mais leur étant très contemporaine. Elle est désormais située entre la dernière page dactylographiée de l’essai proprement dit et la première des pages manuscrites concernant les noms des fils de Fëanor ainsi que la légende de la mort du plus jeune de ceux-ci (cf. PM, p. 352 sq.). Il s’agit du début de ce qui pourrait jadis avoir été (ou aurait pu être) un essai substantiel sur la racine eldarine commune ƷOR et ses dérivés, que Tolkien intitula « óre », à l’encre, du nom de son dérivé quenya, et numérota « 1 ». Le texte dit :
ldarin commun ƷOR : quenya or-, telerin or-, sindarin gor-. Associé à l’eldarin commun √OR en quenya et en telerin2), mais probablement pas connecté sémantiquement en eldarin commun. Au plus proche de la signification originelle est « avertir », mais (a) cela ne se réfère pas seulement aux dangers, maléfices ou difficultés futures ; et (b) bien qu’il puisse être utilisé pour décrire l’influence qu’une personne a sur une autre par des moyens visibles ou audibles (mots ou signes) — auquel cas « conseil » était une signification plus appropriée — ce n’était pas son usage principal. La meilleure façon de l’expliquer est de considérer son dérivé principal. Il s’agissait de l’eldarin commun ʒōrē : quenya óre, telerin ōre, sindarin gûr.
Dans The Lord of the Rings (III, p. 401)3), le quenya óre est explicité par « cœur (entendement intime) ». Mais bien qu’il soit fréquemment utilisé dans le SdA pour l’expression « mon cœur me dit »,4) traduisant le quenya órenya quete nin, le telerin ōre nia pete nin, le sindarin guren bêd enni5), « cœur » ne convient pas, sauf pour sa concision, puisque óre ne correspond pas à un seul des usages confus du mot pour « cœur »6) : mémoire, réflexion ; courage, bonne humeur ; émotion, sentiments, impulsions tendres, affectueuses ou généreuses (n’étant pas contrôlés ou étant opposés aux jugements de la raison).
Ce qu’était óre pour la pensée et le langage elfiques, et la nature de ses conseils — il parle, et ainsi conseille, mais n’est jamais représenté comme donnant des ordres — requiert pour une meilleure compréhension un bref exposé de la pensée elfique à ce sujet. Dans ce contexte, la question de savoir si cette pensée a une quelconque validité à l’aune de la philosophie ou de la psychologie humaine, passée ou présente, est sans importance, pas plus que nous n’avons besoin de considérer si l’entendement des Elfes avait des relations avec leur corps ou des facultés différentes (Note 1).
es Elfes pensaient qu’il n’y avait aucune différence fondamentale entre les facultés naturelles [des uns et des autres], mais que pour des raisons tenant à l’histoire divergente des Elfes et des Hommes, celles-ci étaient utilisées différemment. Par-dessus tout, la différence entre leurs corps, qui possédaient cependant la même structure, avait un effet notable : le corps humain était (ou était devenu) plus facile à blesser ou à détruire, et était en tout cas condamné à la déchéance de l’âge et à la mort après une courte période, qu’il ait ou non ce désir. Cela introduisit la « hâte » dans la pensée et les sentiments humains : tous les désirs de l’entendement et du corps étaient plus impérieux pour les Hommes qu’ils ne l’étaient pour les Elfes : la paix, la patience, et même la pure jouissance d’un bien présent étaient considérablement réduites chez les Hommes. Par une ironie de leur sort, bien que leur espérance personnelle du futur soit courte, les Hommes y pensaient constamment, plus souvent avec espoir qu’avec crainte, quoique leur expérience des faits leur donnât peu de raisons d’espérer. Par une ironie similaire, les Elfes, dont l’espérance future était indéfinie — bien que devant eux, aussi loin qu’elle soit, l’ombre d’une Fin les menace — étaient de plus en plus penchés sur le passé et dans les regrets — quoique leurs mémoires fussent en fait chargées de chagrins. Les Hommes, disaient-ils, possédaient certainement (ou avaient possédé) l’óre, mais du fait de la « hâte » mentionnée plus haut, ils y prêtaient peu d’attention. Et il existait une raison plus sombre (liée à la « mort » humaine, pensaient les Elfes) : l’óre des Hommes était ouvert aux conseils maléfiques et s’y fier n’était pas sûr (Note 2).
f. ci-dessus « ou était devenu. » Les Eldar présumaient qu’un désastre avait frappé les Hommes avant qu’ils ne fassent leur connaissance, d’une puissance suffisante pour endommager ou altérer les conditions dans lesquelles ils vivaient, en particulier en ce qui concernait leur « mort » et leur attitude à ce sujet. Mais de ceci les Hommes, même les Atani, avec lesquels ils devinrent étroitement associés, ne parlaient jamais ouvertement. « Il y a une ombre derrière nous » pouvaient-ils dire, mais ils n’acceptaient pas d’expliquer ce que cela signifiait. Mais au cours de
Le texte s’arrête là, au milieu de la phrase, au bas de la page. Si la suite de ce texte dactylographié exista jamais, elle n’a apparemment pas été conservée. Parmi d’autres papiers de Tolkien se trouvent cependant des pages manuscrites contenant ce qui semble être des brouillons précédant de peu le dactylogramme, lesquels peuvent nous donner quelque indication de ce qu’un texte plus achevé aurait pu donner. (Ils ont aussi trait à des sujets et termes se rapportant à l’entendement et à la pensée que Tolkien avait explorés quelques huit ou neuf ans auparavant dans l’essai Ósanwe-kenta ; cf. le texte de ce nom et les « Notes étymologiques sur Ósanwe-kenta ».) Cet ensemble de notes manuscrites est écrit recto-verso sur trois feuillets d’avis de publication d’Allen & Unwin, diversement datés du 12 janvier et du 9 février 1968 (ce qui donne un terminus a quo pour ces notes). Celles-ci furent écrites très rapidement et l’écriture est par endroits excessivement difficile à déchiffrer (même pour Tolkien, qui interpréta ici et là sa propre écriture avec plus ou moins de bonheur). J’ai encadré entre crochets et fait précéder d’un point d’interrogation les lectures des mots les plus douteux (ou absolument indéchiffrables).
Ces notes semblent avoir émergé de vagues annotations couchées au bas du verso du feuillet précédent, concernant des mots et des éléments en lien avec « milieu7). » Dans la marge supérieure de la page sur laquelle ces notes de brouillon commencent est écrit :
ente [écrit par-dessus le mot « ened », supprimé] « centre » pas utilisé pour les émotions ou la pensée, uniquement physique.
Immédiatement au-dessous figurent les notes suivantes :
óre expliqué par « cœur, entendement intime » en langage non technique, plus proche équivalent de « cœur » lorsque nous l’appliquons aux sentiments ou émotions (courage, peur, espoir, pitié, etc.) y compris [?ceux] funestes. Mais il est aussi utilisé [?plus] vaguement pour des choses surgissant à l’entendement ou venant à l’entendement (sanar)8), que les Eldar considéraient comme étant parfois le résultat d’une profonde réflexion (souvent à l’œuvre au cours du sommeil) et parfois comme de véritables messages ou influences sur l’entendement — de la part d’autres entendements, y compris les entendements [?plus grands] des Valar et ainsi [supprimé : médiatement] indirectement d’Eru. (Ainsi à cette époque, supposait-on même qu’Eru « parlait » directement à ses Enfants.)9) D’où l’expression courante órenya quete nin = « mon cœur me dit » [?appliqué] à certains sentiments profonds (auxquels on devait se fier) disant qu’une certaine [?suite d’actions etc.] devra être [?approuvée] ou [?] adviendra [? ?]. [Supprimé : Les Noldor] En quenya, ce terme était souvent associé à √or- « s’é/-lever » comme si cela « surgissait » = des choses qui surgissent et apparaissent dans le sanar, le troublant, le colorant ou l’avertissant, et souvent déterminant activement son jugement, nāmie « un jugement ou désir unique » (sanwe « pensée » > nāma « un jugement ou un désir » > indo « résolution » ou « volonté »10) > action), mais il s’agit probablement d’un autre cas où le h fut perdu. [Supprimé : Cf. Telerin hor-.]11)
« Entendement » est sanar (pour « penseur ») : dont indo « volonté » était considérée soit faire partie, soit être une fonction du sanar.
Eldarin commun √HOR = « presser, forcer, déplacer » mais seulement pour une impulsion « mentale » ; il diffère de √NID en ce qu’il ne fait aucune référence à une force ou une action physique12).
(h)ore nin karitas = « Je ressens un besoin / une envie / un désir de le faire13). »
ore nin karitas nō (mais) namin alasaila = « Je voudrais / me sens pressé à faire ainsi, mais juge cela imprudent14). »
ōrenya quēta nin = « mon cœur est en train de me dire15). »
ōre n., ora, ōrea, orane (orne), oruv•, [supprimé : orórie] orie, [supprimé : ohóre]16).
Entendement, « réflecteur, penseur » = q. sanar ; « volonté » = indo ; « (pré)monition » = óre17).
Les émotions [sont] divisées en deux choses « entremêlées18) » :
es Eldar [supprimé : croyaient] pensaient qu’un désastre, peut-être même équivalent à une « transformation du monde » (i.e. quelque chose qui affecterait toute son histoire future) était arrivé à l’Homme et avait altéré sa nature, en particulier en ce qui concerne la « mort ». Mais de cela les Hommes, pas même les Atani, avec lesquels ils devinrent étroitement associés, ne purent jamais parler plus clairement qu’en se référant à « l’ombre derrière nous » ou « l’obscurité que nous avons fuie. » Il existe cependant un document curieux appelé le Débat de Finrod et Andreth20). Finrod était [supprimé : le Roi] un des Rois noldorins, connu sous le nom de Firindil ou Atandil « ami des Hommes », particulièrement intéressé ou compatissant pour eux. Andreth était une femme, une « femme-sage » des Atani, qui semble avoir et été aimée du frère [de Finrod] Eignor Ekyanāro21) (« flamme aiguë »), [lequel] l’avait cependant rejetée au final (comme le pensait Andreth) comme étant d’une race inférieure. De ce débat, il semblerait qu’Andreth croyait que la mort (et particulièrement la peur de celle-ci) était advenue à l’Homme en punition ou en conséquence de quelque désastre — rébellion contre Eru devinaient les Eldar, et qu’à l’origine, il n’avait pas eu d’intention que l’Homme soit bref ou éphémère. Ce document semble en fait avoir été d’origine humaine, provenant probablement d’Andreth elle-même.
Car (pour autant que nous puissions en juger maintenant) selon ces légendes (principalement d’origine elfique, il est probable, quoique nous étant parvenues grâce aux Hommes), il semble clair que les Hommes n’étaient pas destinés à recevoir la longévité elfique, limitée seulement par la vie de la Terre ou son endurance comme lieu d’habitation pour les incarnés. Ils avaient le privilège, auraient dit les Elfes, de [?passer] de libre choix hors du monde physique et du temps (les cercles du monde), mais après une durée de vie considérablement plus grande que [?pour la plupart désormais ?]. Ainsi la [durée de] vie des Numenoréens avant leur chute (la 2e chute de l’Homme ?) n’était pas tant un don spécial qu’une restauration de ce qui aurait dû être l’héritage commun des Hommes, quelques 200-300 ans22). Aragorn affirma être le dernier des Numenoréens23). Le « désastre » soupçonnaient ainsi les Elfes était une rébellion contre Eru qui prit [la] forme d’une acceptation de Melkor comme Dieu24). Une des conséquences de cela fut que la fea était [?emprisonnée] et Melkor avait [entre crochets mais pas supprimé : une revendication sur ceux qui s’étaient rebellés contre lui et avaient cherché la protection d’Eru >] accès à [? ?] óre, qui [? ? ?] mais étaient [?inutiles] et seuls les plus sages des Hommes pouvaient distinguer entre [?ses] encouragements maléfiques et le vrai óre25).
es Elfes distinguaient la fea (phayā) comme « esprit / âme » du hroa (srawā) « corps26) ». À la fea « esprit », ils attribuaient sanar l’[?entendement ?] [?qui] fonctionne en partie avec la volonté : indo dérivé des jugements du sanar fondés sur les preuves que lui apportent les sens ou l’expérience, mais aussi l’óre. Ceci était tenu pour être une capacité ou une fonction de la [supprimé : ?fea] « conscience intime »27)….
Une autre note manuscrite difficile, située dans la même liasse que les notes manuscrites précédentes (mais non avec celles-ci), et pareillement écrite sur un avis de publication d’Allen & Unwin daté du 9 février 1968, dit :
hor- [supprimé : avertissement] doit être expliqué par « avertir », bien que cela ne se réfère pas seulement aux maux ou aux dangers. On peut l’utiliser pour une personne parlant à une autre, mais il est principalement employé de façon impersonnelle, comme dans ora nin « il m’est donné un avertissement » ou dans l’expression órenya quete nin « mon cœur me dit » et est considéré comme « surgissant » d’une source intérieure de sagesse ou de connaissance, indépendante de la connaissance ou de l’expérience acquise par les sens, laquelle sagesse [?était parfois due] à l’influence d’[supprimé : autres entendements (plus sages)] entendements [?de ?] plus grands et plus sages entendements, comme ceux des Valar.
En telerin hŏra. Le nom hōre ou [?horath] « avertissement, prudence ». En q. óre tel. ora [?impersonnel] était un terme [?rencontré] en [?langage courant] dans l’expression órenya quete nin « mon óre (cœur) me dit ».
))
, changé en #en- par inflexion interne en i, produisant a > e (comme dans le sind. megil « épée » dans Mormegil « Noire-épée » (WJ, p. 83) = q. macil dans Mormacil (MR, p. 216))
. (Contre cette explication, il est possible d’objecter que si an- était sujet à l’inflexion interne en i dans enni, on pourrait s’attendre à ce qu’il le soit dans anim. Mais il convient de noter que l’absence de l’inflexion interne en i dans anim est un problème indépendant de toute explication d’enni, faisant partie du plus vaste mystère de la variabilité apparente avec laquelle l’inflexion interne en i s’applique aux mots sindarins en général.) )
). Les formes supprimées semblent montrer Tolkien expérimentant deux façons de former le parfait avec redoublement : dans orórie le radical complet or- est préfixé ; dans ohór(i)e (qui présente de plus la rétention intervocalique de l’initiale originelle *h- de la base eld. com.) seule o-, la voyelle du radical, est préfixée.