Translations dans les traductions : Tolkien et les traductions

Trois Anneaux
Arden R. Smith — Janvier 1992
traduit de l’anglais par Damien Bador
Notes de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise.
Cet article est issu du journal linguistique Vinyar Tengwar nº 21, daté de janvier 1992 et édité par Carl F. Hostetter. Le traducteur remercie chaleureusement Arden R. Smith et Carl F. Hostetter pour avoir autorisé la parution de cette traduction.
« Bien sûr, je souhaite que vous poursuiviez vos efforts concernant les éditions étrangères. […] Cependant, il doit être compréhensible qu’un auteur, tant qu’il reste en vie, se sente profondément et directement impliqué par la traduction. Et malheureusement, je suis un linguiste professionnel aussi, un professeur pédant, avec beaucoup de liens personnels et amicaux avec les principaux spécialistes de l’anglais sur le continent… »1)
J.R.R. Tolkien, tiré d’une lettre à Allen & Unwin datée du 3 avril 1956 (Lettre no 188)


Dans les treize épisodes publiés dans « Translations dans les Traductions », les divers contributeurs et moi-même avons fait part de nos impressions sur bon nombre de traductions des œuvres de Tolkien. Malheureusement, une partie significative de nos commentaires tendent à être négatifs ; comme David Doughan l’a noté dans le dernier numéro (p. 20), « Le problème à propos des bonnes traductions est que je ne trouve pas grand chose de plus à dire à leur sujet, sinon qu’elles sont bonnes. » En l’honneur du centenaire de Tolkien, cet épisode se consacrera aux avis du plus important (et peut-être du plus rude) des critiques : le professeur Tolkien lui-même.

La première fois où Tolkien parla de traduction de ses œuvres dans les Lettres est en lien avec la proposition allemande de traduction du Hobbit en 1938. Puisque cette traduction, qui devait être publiée par Rütten & Loening à Potsdam, ne se matérialisa jamais du fait de la déclaration de guerre, nous ne pouvons lire aucune réaction envers celle-ci, mais uniquement la fureur de Tolkien de se voir demander par les éditeurs (d’Allemagne nazie) de faire une déclaration sur son origine aryenne (L, p. 37-38 ; 25 juillet 1938) et sa réaction à l’annulation de la traduction : « Ce fut une grande déception pour mon fils et moi. Nous avions fait un pari sur la formulation de la première phrase. » (L, p. 44 ; 19 décembre 1939) Il serait intéressant de savoir qui gagna le pari lorsque la version allemande fut enfin publiée. Bien que Tolkien mentionne des lettres d’un certain Horus Engels, qui proposa une traduction allemande en 1946 (L, p. 119 ; 7 décembre 1946), le Hobbit allemand ne parut pas avant 1957 et aucune des opinions de Tolkien au sujet de cette version n’ont été publiées.

Avant que le Hobbit allemand ne finisse par être publié, parut une traduction suédoise (en 1947). Les commentaires de Tolkien ne furent pas favorables :

« J’ai découvert que des libertés injustifiées avaient été prises vis-à-vis du texte et autres détails, sans consultation ou approbation [de ma part] ; d’une manière générale, [la traduction] fut en outre défavorablement critiquée par un expert suédois connaissant bien l’original, auquel je la soumis. »2)

Ce fut avec la perspective d’une version hollandaise du Seigneur des Anneaux (1956-1957) que Tolkien s’intéressa intensément aux problèmes de traduction :

« La traduction du Seigneur des Anneaux s’avérera une tâche colossale et je ne vois pas comment elle pourrait être menée à bien sans l’assistance de l’auteur […] Aucune altération majeure ou mineure, aucun réarrangement, aucune coupure de ce texte ne seront approuvés par moi — à moins qu’ils ne viennent de moi ou d’une consultation directe. »3)

Tolkien écrivit beaucoup de choses à ce propos dans la même lettre (no 188) et encore plus dans la lettre no 190 (3 juillet 1956), qui se focalise sur le problème complexe de la nomenclature et affirme :

« En principe, j’objecte autant que possible à toute “traduction” de la nomenclature (même par une personne compétente). Je me demande pourquoi un traducteur devrait s’estimer appelé ou autorisé à faire cela. »4)

La lettre continue avec les explications des raisons pour lesquelles les noms ne devraient pas être traduits, Tolkien suggérant que le traducteur « laisse les cartes et la nomenclature tranquilles autant que possible » et « substitue à la place des Appendices les plus indésirables un glossaire des noms (avec leur signification mais pas de réfs.) »5)

Le Balrog et Gandalf sur le Pont de la Moria (© John Howe)

L’année d’après, une lettre et une liste de noms traduits en suédois par Åke Ohlmarks générèrent les remarques qui suivent dans la lettre du 7 décembre 1957 (no 204) à Rayner Unwin :

« J’espère que ma connaissance insuffisante du suédois — guère meilleure que ma conn[aissance] du hollandais, mais je possède un b[ien] meilleur dictionnaire de hollandais ! — tend à exagérer l’impression que j’en retire. J’en retire néanmoins l’impression que le Dr. Ohlmark est une personne prétentieuse, moins compétente que le charmant Max Schuchart [le traducteur néerlandais], quoiqu’il ait une bien plus haute opinion de lui-même. »6)

Tolkien avait aussi une opinion défavorable de la traduction elle-même :

« la traduction ne me semble pas démontrer un grand talent et contient bon nombre d’erreurs incontestables [dont certaines sont listées dans une note de bas de page — ARS]. Même si elles sont excusables au regard de la difficulté du matériel, je trouve cela regrettable & elles auraient pu être évitées si j’avais été consulté plus tôt. Il me semble assez manifeste que le Dr. O. a trébuché de l’avant en traitant les choses à mesure qu’il les découvrait, sans se préoccuper du futur ou de la coordination, et qu’il n’a pas du tout lu les Appendices, dans lesquelles il aurait trouvé de nombreuses réponses. »7)

À la fin de la lettre, il mentionne l’idée d’une « liste pratique » de noms pour les traducteurs « pour indiquer directement tous les noms susceptibles d’être traduits […] et pour ajouter quelques notes sur des points où […] les traducteurs risquent de trébucher » (L, p. 264). Cette « liste pratique », que Tolkien rassembla après la publication des traductions hollandaise et suédoise, finit par paraître en 1975 sous la forme du « Guide sur les Noms du Seigneur des Anneaux »8) dans A Tolkien Compass9) (voir aussi la mention qu’en fait Tolkien dans le brouillon d’une lettre à M. Rang, datée d’août 1967 ; L, p. 360-361).

Une fois que la traduction suédoise fut en voie d’être publiée (1959-1961), Tolkien eut des raisons supplémentaires de se plaindre. Dans la lettre du 24 janvier 1961 (no 228) à Allen & Unwin discutant les raisons pour lesquelles les Appendices devraient être inclus dans la traduction et l’utilité que l’édition anglaise soit disponible dans les pays où des traductions avaient été publiées, il mentionne que les erreurs de lecture du texte commises par Ohlmark avaient produits des Hobbits dotés de plantes de pied couvertes de plumes [angl. feathery] au lieu d’avoir la consistance du cuir [angl. leathery]. Une plainte encore plus aiguë concernait l’esquisse biographique qu’Ohlmark fit de Tolkien, que ce dernier décrivit comme « une ridicule fantaisie » (L, p. 305 ; voir la Biographie de Carpenter, p. 205), le poussant à envoyer à Allen & Unwin une traduction du « non-sens d’Ohlmark » le 23 février 1961, avec des pages de commentaire montrant à quel point il s’agissait d’absurdités (des extraits en ont été publiés sous la forme de la lettre no 229 ; L, p. 305-307).

Dans l’intervalle, la première traduction non-germanique était en train, une version polonaise de Maria Skibniewska qui parut en 1961-1963. Alors que des termes étroitement apparentés sont parfois suggérés pour les traductions germaniques dans le « Guide sur les Noms », cela ne pouvait être le cas pour une traduction dans une langue slave. Dans la lettre du 11 septembre 1959 (no 217) à Allen & Unwin, Tolkien affirme par conséquent :

« Comme principe général pour la guider, ma préférence va à aussi peu de traduction ou d’altération des noms que possible. Comme elle le perçoit, il s’agit d’un livre anglais et son anglicité ne devrait pas être éradiquée. […] Mon opinion est que les noms de lieux devraient aussi être laissés tels quels, y compris Shire. La manière correcte de les traiter, je pense, est de faire une liste de ceux qui ont une signification en anglais et de la donner à la fin, avec des gloses ou explications en polonais. »10)

Au final, cette suggestion ne fut que partiellement suivie. Par exemple, bien que certains noms comme Shire, Buckland et Hobbiton fussent laissés inchangés, les noms de la plupart des villages et hameaux de la carte de la Comté étaient en polonais, créant un mélange d’apparence étrange. Il faut cependant noter que le « Guide sur les Noms » affirme que ces noms devraient être traduits, y compris Shire.

Siège de Gondolin (© John Howe)

Avant que le nom Gnome ne soit éradiqué du Hobbit en 1966, il causa divers problème lorsqu’un terme apparenté était utilisé pour traduire le nom d’une race non-elfique (e.g. gnomo pour hobbit dans la version portugaise de 1962). Cela pourrait même être l’une des raisons pour lesquelles ce mot fut ôté de la troisième édition, comme semble le montrer la lettre de Tolkien à Allen & Unwin du 20 juillet 1962 (no 239) :

« Si gnomos est utilisé comme traduction de nains, il ne doit alors pas apparaître p. 63 dans les elfes qui sont désormais nommés Gnomes. […] Puisque ce mot est utilisé — pour son adéquation à la place de l’esp[agnol] enano je ne saurais me prononcer — pour “nains”, une confusion regrettable serait causée s’il s’appliquait aussi aux Hauts Elfes. Je suggère avec vigueur qu’en p. 63, lignes 6-7, le traducteur traduise anciennes épées des Hauts Elfes de l’Ouest et en p. 173, ligne 14, supprime complètement (ou Gnomes). »11)

Ce sont exactement les changements appliqués au texte anglais de 1966.

Moins de trois mois avant sa mort, Tolkien écrivit ce qui est peut-être son dernier mot au sujet de la traduction de ses œuvres : la lettre du 5 juin 1973 (no 352) à Ungfrú Aðalsteinsdottir. Cette dernière discussion sur la traduction est remplie de joie et d’optimisme :

« Je suis très heureux d’apprendre qu’une traduction islandaise du Hobbit est en préparation. J’avais depuis longtemps espéré qu’une partie de mes œuvres puissent être traduites en islandais, une langue dont il me semble qu’elle leur conviendrait mieux que toute autre dont j’ai une connaissance adéquate. »12)

Selon l’article de Glen GoodKnight « Tolkien in Translation » (Mythlore 32, p. 22-27), à la fin de l’année où mourut Tolkien, des traductions du Hobbit avaient été publiées dans quatorze langues (suédois, allemand, hollandais, polonais, portugais, espagnol, japonais, danois, français, norvégien, italien, tchèque, finnois et slovaque) et pour le Seigneur des Anneaux dans dix (hollandais, suédois, polonais, italien, danois, allemand, japonais, français, norvégien et finnois). Lorsque fut publiée la bibliographie de GoodKnight (été 1982), le Hobbit avait été traduit dans au moins dix langues supplémentaires (bulgare, hongrois, roumain, serbo-croate, hébreu, russe, estonien, indonésien, grec et islandais) et le Seigneur des Anneaux dans au moins cinq de plus (portugais, espagnol, hébreu, hongrois et serbo-croate). Depuis, d’autres encore ont été publiées, y compris le Hobbit en arménien, ukrainien et lituanien et le Seigneur des Anneaux en catalan. Il y en a indubitablement d’autres13). Et bien sûr, il existe aussi des traductions d’autres œuvres de Tolkien.

Alors que nous nous approchons du siècle prochain, il semble que les traductions de Tolkien sont non seulement plus nombreuses, mais vont en s’améliorant. Dans certains pays (e.g. Finlande et Russie), les traductions originelles ont été remplacées par de nouvelles et meilleures versions14). Nous ne pouvons qu’espérer que lors du Bicentenaire de Tolkien, il y aura dans chaque pays et dans chaque langue une traduction du Seigneur des Anneaux dont le Professeur aurait été fier.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Version originale : « Of course, I wish you to pursue your efforts with regard to foreign editions. […] It is however surely intelligible that an author, while still alive, should feel a deep and immediate concern in translation. And this one is, unfortunately, also a professional linguist, a pedantic don, who has wide personal connexions and friendships with the chief English scholars of the continent… »
2) Version originale : « I discovered that this had taken unwarranted liberties with the text and other details, without consultation or approval; it was also unfavourably criticized in general by a Swedish expert, familiar with the original, to whom I submitted it. » L, p. 249 ; 2 avril 1956.
3) Version originale : « The translation of The Lord of the Rings will prove a formidable task, and I do not see how it can be performed satisfactorily without the assistance of the author […] No alterations major or minor, re-arrangements, or abridgements of this text will be approved by me — unless they proceed from myself or from direct consultation. » L, p. 248-249 ; 3 avril 1956.
4) Version originale : « In principle I object as strongly as possible to the “translation” of the nomenclature at all (even by a competent person). I wonder why a translator should think himself called on or entitled to do such a thing. » L, p. 249-250.
5) L, p. 251
6) Version originale : « I hope that my inadequate knowledge of Swedish — no better than my kn[owledge] of Dutch, but I possess a v[ery] much better Dutch dictionary! — tends to exaggerate the impression I received. The impression remains, nonetheless, that Dr Ohlmarks is a conceited person, less competent than the charming Max Schuchart [the Dutch translator], though he thinks much better of himself. » L, p. 263.
7) Version originale : « the translation does not seem to me to exhibit much skill, and contains a fair number of positive errors [some of which are given in a footnote — ARS]. Even if excusable, in view of the difficulty of the material, I think this regrettable, & they could have been avoided by earlier consultation. It seems to me fairly evident that Dr. O. has stumbled along dealing with things as he came to them, without much care for the future or co-ordination, and that he has not read the Appendices at all, in which he would have found many answers… » L, p. 263.
8) Version originale : « Guide to the Names in the Lord of the Rings ».
9) N.d.T. : Les dernières éditions d’A Tolkien Compass ne comprennent plus cette liste, qui est désormais publiée sous le nom de « Nomenclature of The Lord of the Rings » dans The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, de Wayne Hammond & Christina Scull.
10) Version originale : « As a general principle for her guidance, my preference is for as little translation or alteration of any names as possible. As she perceives, this is an English book and its Englishry should not be eradicated. […] My own view is that the names of persons should all be left as they stand. I should prefer that the names of places were left untouched also, including Shire. The proper way of treating these I think is for a list of those that have a meaning in English to be given at the end, with glosses or explanations in Polish. » L, p. 299.
11) Version originale : « If gnomos is used as a translation of dwarves, then it must not appear on p. 63 in the elves that are now called Gnomes. […] Since this word is used - for its aptness in preference to Sp[anish] enano I am not able to judge - for “dwarves”, regrettable confusion would be caused, if it is also applied to the High Elves. I earnestly suggest that on p. 63, lines 6—7, the translator should translate old swords of the High Elves of the West; and on p. 173, line 14, should delete (or Gnomes) altogether. » L, p. 318.
12) Version originale : « I am very pleased to know that an Icelandic translation of The Hobbit is in preparation. I had long hoped that some of my work might be translated into Icelandic, a language which I think would fit it better than any other I have any adequate knowledge of. » L, p. 430.
13) N.d.T. : En 2010, on compte désormais des traductions du Seigneur des Anneaux dans quarante-quatre langues, y compris en espéranto, en basque, et dans deux dialectes norvégiens différents (bokmål et nynorsk). Dans certaines langues, les révisions sont allées bon train, puisqu’il existe pas moins de quatre versions russes et trois versions polonaises. Le Hobbit n’est pas en reste, étant désormais publié dans cinquante-trois langues, y compris le breton, le féroïen, le frison occidental, le galicien et le luxembourgeois, sans oublier là encore basque et espéranto. La révision des traductions est aussi allé de son chemin, vu qu’on a non seulement deux traductions géorgiennes différentes, mais que la Chine dispose d’une version en chinois traditionnel et en chinois simplifié ; les Russes et les Polonais sont toujours champions des traductions multiples, avec respectivement six et quatre versions différentes.
14) N.d.T. : En français, on notera principalement la révision des traductions des Aventures de Tom Bombadil et de Smith de Grand Wootton (initialement Ferrant de Bourg-aux-Bois) à l’occasion de la parution du recueil Faërie et autres textes (2003), ainsi que la révision en cours de la traduction du Hobbit.
 
langues/traductions/tolkien_traductions.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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