Interview de Vincent Ferré

|Dans le cadre de l'exposition Tolkien à la BnF (octobre 2019-février 2020), Vincent Ferré, Professeur de littérature comparée à l'Université Paris-Est Créteil et commissaire de l'exposition, revient sur la genèse de ce projet historique. Propos recueillis par Dimitri Maillard et Vivien Stocker. Photo © Olivier Moravik-BnF

L'Exposition J.R.R. Tolkien, voyage en Terre du Milieu à la BnF — 2019 se tient du 22 octobre 2019 au 16 février 2020. Première exposition sur l’œuvre de Tolkien en France, l'événement marque l'intérêt de la BnF pour la littérature étrangère et populaire.

Après vingt ans d’engagement personnel pour la promotion de l’œuvre de Tolkien en France (Sur les rivages de la Terre du Milieu ayant été publié en 2001), vous avez marqué le grand public, notamment avec l’édition d’une vingtaine de livres, dont celle en cours des tomes de l’Histoire de la Terre du milieu. Cette exposition est-elle pour vous un aboutissement ?

Vincent Ferré : Plutôt une étape importante, heureuse et inattendue, dans un long processus ; mais on ne peut pas parler d’aboutissement quand il s’agit de partager, de faire connaitre et reconnaître des œuvres comme celles de J.R.R. Tolkien – « la route se poursuit sans fin » d’une certaine manière.
Et c’est une route à parcourir en compagnie d’autres lecteurs et lectrices. J’ai toujours envisagé ce processus comme collectif, depuis mes premières participations sur les forums de discussion consacrés à Tolkien (en 1999) jusqu’à la réédition du Dictionnaire Tolkien en 2019, avec ses 60 contributeurs venus de l’université et de la société « civile ».

Pouvez-vous nous expliquer comment est né le projet avec la BnF ?

Vincent Ferré : J’ai travaillé en 2003-2004 à la demande de Thierry Grillet, directeur de la diffusion culturelle à la BnF, à l’exposition « De l’imaginaire à l’image », en particulier sur des textes de panneaux ; et organisé une journée de colloque autour de l’œuvre de J.R.R. Tolkien : avec (déjà !) A. Besson, L. Carruthers, M. Devaux, ainsi que des auteurs (F. Colin, H. Loevenbruck) et un éditeur spécialiste de la fantasy (A. Nevant). Voir ce lien.
En janvier 2016, j’ai été sollicité par la BnF pour discuter d’un projet d’exposition autour des mondes imaginaires en littérature, qui ferait une large place à Tolkien ; parallèlement, la Bodleian d’Oxford avait contacté la BnF au sujet du projet d’exposition qui a ouvert à Oxford en 2018.
Il a rapidement été décidé de concevoir une exposition originale, à la BnF, qui ne serait pas une reprise de celle d’Oxford : il apparaissait crucial, en effet, de prendre en compte la différence de contexte culturel. Pour des visiteurs français, francophones, continentaux, J.R.R. Tolkien n’occupe pas un statut comparable à celui qu’il a acquis dans les pays anglophones ; et, concrètement, on ne pouvait présenter sans médiation une aussi importante série de cartes, manuscrits, dessins, etc., de la main de l’auteur. Ne serait-ce que parce qu’ils sont écrits en anglais et que l’exposition se voulait ouverte à tous les publics, pas seulement aux amateurs déjà convaincus… cela explique aussi l’ampleur de l’exposition (1000 m²).

Vous êtes l’un des commissaires pour cette exposition. Quels sont votre rôle et votre action, en tant que commissaire et en tant que spécialiste ?

Vincent Ferré : La BnF a l’habitude de travailler avec des experts extérieurs, pour ses expositions. J’ai donc collaboré avec une série d’interlocuteurs, depuis 2016. D’abord, pendant 1 an ½, avec Louise Fauduet, la première commissaire de la BnF, du département audiovisuel ; jusqu’à la fin 2017 nous avons esquissé la structure de l’exposition et délimité les grandes lignes de son contenu, sous la direction de Bruno Ponsonnet, alors directeur du service des expositions. C’est par exemple à Louise Fauduet que l’on doit la structure en deux parties : la découverte de la Terre du Milieu puis le « retour à Oxford ». Cf. cette vidéo de présentation à l'occasion de la traduction du Retour du Roi par Daniel Lauzon, en novembre 2016.
À trois, nous avons entre autres effectué une première visite à Oxford, pour discuter des « archives Tolkien » susceptibles d’être prêtées à la BnF : les contacts avec Catherine McIlwaine (archiviste, et entre autres directrice de l’ouvrage Tolkien. Maker of Middle-earth et éditrice de Trésors de Tolkien), avec Richard Ovenden (le librarian, directeur de la Bibliothèque Bodleian) et le service des expositions de la Bodleian, ont été très chaleureux, stimulants et féconds. J’ai vraiment eu l’impression d’entrer dans une caverne d’Ali Baba, même si je connaissais une partie des fonds, par les ouvrages publiés et du fait de mon travail en 2007-2015 sur le site internet officiel de J.R.R. Tolkien, le site du Tolkien Estate.
Nous avons également fait tous les trois le tour des départements de la BnF susceptibles de contribuer à l’exposition : manuscrits (médiévaux), estampes, cartes, audiovisuel, musique, ouvrages imprimés, bibliothèque de l’Arsenal, arts du spectacle, monnaies et médailles… La BnF possède des collections extraordinaires, d’où provient une bonne partie des pièces « de contextualisation ».
Ensuite, des changements ont eu lieu dans l’équipe : deux cheffes de projet — Aurélie Brun et Anne Manouvrier — avaient été nommées, compte tenu de l’importance du travail ; la direction du service des expositions a également changé ; fin 2017, Louise Fauduet a intégré une autre bibliothèque.
La seconde étape a commencé après deux ans, début 2018, lorsque le commissariat « côté BnF » s’est étoffé avec les arrivées de Frédéric Manfrin, Emilie Fissier et Élodie Bertrand, les trois commissaires « internes » à la BnF actuels. De mon côté, j’avais achevé le travail dans les archives, en effectuant de nouveaux séjours à Oxford, en explorant des collections privées, et passant (en janvier 2018) une semaine dans les archives américaines de la bibliothèque de l’université Marquette1), où Bill Fliss et Amy Cary m’ont si bien guidé que j’ai pu faire le tour de toutes les pièces que je pouvais suggérer à la BnF de demander en prêt.

« À Oxford comme à Marquette, c’était assez irréel (comme une liste de Noël) mais écrasant comme responsabilité, car de mes notes prises sur les « pièces » que je consultais allaient dépendre les choix ultérieurs, qui ont abouti au prêt de 270 items (cartes, manuscrits, photographies, documents, objets) liées à J.R.R. Tolkien sur les 380 exposés… » V.F.

Le défi était de trouver un équilibre dans la présentation des pièces, entre celles qui étaient attendues (les dessins et aquarelles illustrant le Hobbit, les cartes du Seigneur des Anneaux, certains manuscrits), et celles qui seraient assez représentatives d’autres pans de son travail d’écrivain, d’universitaire…
On le voit, mon apport a été strictement scientifique et n’a concerné que l’œuvre de J.R.R. Tolkien ; tout ce qui relevait des relations entre institutions (Bibliothèque Bodleian, Bibliothèque de Marquette) et avec le Tolkien Estate était le fait de la BnF.
Tout comme pour la centaine de « pièces de contextualisation » : même si j’ai participé en 2017-2018 aux rencontres avec les départements de la BnF pour effectuer la première sélection, et que j’ai travaillé sur l’articulation entre cette sélection et l’œuvre de J.R.R. Tolkien pour la rédaction des notices (catalogue) et cartels (exposition), l’essentiel du travail a été réalisé par les six membres de l’équipe BnF — les quatre commissaires et les deux cheffes de projet, sans oublier Jean Jouberton, qui a travaillé plusieurs mois avec nous.
Ils sont également intervenus dans le choix des pièces « Tolkien » : leur intérêt pour son œuvre a été précieuse et les arbitrages finaux ont été pris collectivement, toujours en lien avec la direction des expositions (David Guillet et Clémence Maille). Cependant, je dois dire que je n’ai jamais eu à beaucoup argumenter pour convaincre de l’intérêt des pièces proposées.
En revanche, le fait d’être le commissaire spécialiste de Tolkien m’a amené à être en contact suivi avec plusieurs services de la BnF, tels que la pédagogie (pour la réalisation des documents d’accompagnement destinés aux enseignants et aux élèves), le service des éditions (pour la direction et la fabrication du catalogue) et le service communication, aussi bien pour les publications « papier » (comme le magazine Chroniques publié en septembre 2019, pour lequel j’ai entre autres réalisé une interview de Baillie Tolkien) que pour la communication web ou médias : élaboration du communiqué de presse, rédaction de la présentation des pièces « Tolkien » pour le volet iconographique du dossier de presse, interaction avec les responsables des comptes Twitter et Facebook de la BnF, etc. C’était une gestion de projet assez complète, à laquelle mon travail universitaire, de directeur d’équipe de recherche à l’UPEC, m’a bien préparé !
La dimension collective du travail se voit aussi dans le fait que l’on m’a demandé de suggérer des noms pour constituer un « comité scientifique », réuni régulièrement pour valider le contenu de l’exposition : Anne Besson, Leo Carruthers, Isabelle Pantin, Anne Rochebouet, Pierre Sérié, Alexis Blanchet. Une partie de ses membres a ensuite contribué au catalogue de l’exposition, que l’on m’a également demandé de concevoir dans son architecture — en sollicitant d’autres auteurs (j’ai fait appel à Michaël Devaux et Damien Bador) –– et de diriger, pour son contenu : relecture des essais, rédaction de toutes les notices présentant les œuvres de Tolkien, de l’introduction, etc.

Nous supposons que vous vous êtes fait le relais de la famille Tolkien et de Christian Bourgois, l’éditeur de Tolkien en France, au moins en partie. Comment s’est passée cette collaboration ?

Vincent Ferré : Ce n’est pas exact. Je suis effectivement au carrefour de certaines relations, mais je demeure avant tout un universitaire (Université Paris Est Créteil, UPEC) travaillant sur cette œuvre littéraire et sur d’autres –– dont celle de Proust. Les discussions entre les Éditions Christian Bourgois, dirigées par Dominique Bourgois jusqu’en avril 2019, et la BnF ; ou entre la BnF et le Tolkien Estate, n’étaient pas de mon ressort. Quant à la famille Tolkien, il est certain que l’importance de Christopher, Baillie et Adam Tolkien ne peut être assez soulignée –– mais je respecte leur souci de discrétion. Ils auront l’occasion de s’exprimer, en marge de l’exposition.

L’exposition abordera-t-elle ponctuellement l’histoire française de Tolkien avec des archives de ses traductions ?

Vincent Ferré : Elle comporte plusieurs exemplaires de livres de J.R.R. Tolkien, et des extraits audio de ses textes, en anglais et en traduction ; mais l’accent est mis sur son œuvre, non sur sa postérité ou sa réception.

Comment s’est arrêté le choix des thèmes abordés durant le cycle de conférences ? Répondent-elles à une logique de médiatisation ? 

Vincent Ferré : Comme à chaque fois, les arbitrages ont été faits par la BnF, puisque les conférences sont organisées par le service des manifestations. Dans un esprit d’ouverture de l’exposition au grand public, j’ai participé à la programmation des conférences et du colloque de janvier 2020 : en suggérant des noms, en établissant des contacts avec Oxford, où je prenais alors des contacts pour créer un accord Erasmus avec mon université ; avec la Maison française d’Oxford, dont le directeur, Frédéric Thibault-Starzyk (Directeur de Recherche au CNRS) a été un précieux conseiller pour contacter d’autres collègues, pendant que la BnF travaillait avec le musée de l’armée. Même si j’ai suggéré des noms et les angles d'intervention, la programmation finale a été faite par la BnF.

Quelles sont les pièces de l'exposition que vous appréciez le plus ? Y a-t-il une émotion particulière à s'approcher de ces objets et à créer une immersion dans la vie et l'imaginaire de Tolkien ?

Vincent Ferré : C’est un point essentiel. L’œuvre de J.R.R. Tolkien est l’une de celles qui, au xxe siècle, ont profondément marqué les lecteurs par la puissance des émotions qu’elles suscitent. La diversité de son œuvre –– les romans comme le Seigneur des Anneaux, les récits pour la jeunesse, les poèmes épiques et les versions successives du Silmarillion, les nouvelles à la Feuille, de Niggle, ses textes sur la littérature… — l’amène à toucher un lectorat nombreux et très varié. Mais par nature, c’est une œuvre largement publiée de manière posthume, par Christopher Tolkien, après la disparition de son père en 1973. Voir les manuscrits, les cartes, les aquarelles, est indispensable, en complément des œuvres publiées, pour cerner ces dernières et mieux les lire.

« Pour ma part, ce sont les notes sur l’intrigue du Seigneur des Anneaux, où l’auteur tâtonne, se pose des questions sur l’Anneau et Sauron, et y répond, qui me fascinent le plus ; mais j’ai été stupéfait en découvrant à Marquette les manuscrits de Monsieur Merveille que je ne connaissais que reproduites dans les livres. Et bien sûr, voir les aquarelles du Livre d’Ishness, ou « Les Rivages de Faërie » est une chance exceptionnelle ; 270 pièces « Tolkien », rendez-vous compte ! » V.F.

Que diriez-vous pour achever de convaincre les visiteurs de se rendre à l'exposition ?

Vincent Ferré : Tout ce travail a été fait pour les lecteurs mais aussi les non-lecteurs de Tolkien ; certaines parties plairont plus aux adultes, d’autres plairont aussi aux enfants… les lecteurs de fantasy seront comblés, mais ceux qui n’aiment pas ce genre trouveront toujours une facette de l’œuvre qui pourra leur plaire.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Voir le catalogue en ligne des archives conservées par l'université Marquette sur cette page.
 
tolkien/interviews/vincent_ferre_2019.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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