Dictionnaire des langues imaginaires — Critique

Par Didier Willis1), mars 2001, rév. janvier 2013

Cette critique concerne le Dictionnaire des langues imaginaires de Paolo Albani & Berlinghiero Buonarroti.

Ce dictionnaire grand format et relié, d’un prix conséquent, couvre, selon la quatrième de couverture, « aussi bien les langues sacrées (glossolalie, langues mystiques ou extatiques, langage des chamans, etc.) que les langues “profanes”, les langues universelles comme l’Espéranto et le Volapük, les “pasigraphies” et les “pasilalies”, ou celles à finalité purement expressive : les langues enfantines, les langues des fous littéraires, les langues des médiums, les langues artistico-littéraires (poésie, théâtre, cinéma, bande dessinée), les langues fantastiques, celles de la science-fiction, les langues expérimentales (Zaum, Dada, Lettrisme) ». Quelques entrées sont dédiées aux langues inventées par J. R. R. Tolkien, classé dans les « langues imaginaires dans la littérature ».

Paolo Albani & Berlinghiero Buonarroti, Dictionnaire des langues imaginaires, édition française par Edigio Festa (avec la collaboration de Marie-France Adaglio), Les Belles Lettres, 2001, 2010, 576 pages, relié (55,80 €).

Ents, langues des (p. 150-151) : cette entrée est truffée d’erreurs. On y apprend d’abord que les Ents ont « de grands pieds chacun avec sept doigts » (alors que Tolkien dit en fait qu’ils ont entre trois et neufs doigts, mains et pieds confondus, LotR p. 469, SdA p. 519). Ils seraient aussi couverts d’une « sorte d’écorce verte et grise » (ibid., pour les nuances de couleur des Ents, selon l’arbre auquel ils s’apparentent). Sur la langue des Ents, le dictionnaire se contente de paraphraser l’appendice F (comme tous les autres articles relatifs à Tolkien, d’ailleurs) sans indiquer explicitement d’où il tient ses informations. On ne pourra donc pas reprocher au traducteur de s’être éloigné de l’original, probablement sans le savoir : « leur langue […] est lente, répétitive, sonore, agglomérée, serpentine, formée d’un multiplicité de nuances entre les voyelles et riche en distinctions de tons et d’intensité » (à comparer avec SdA p. 1225, « lente, sonore, agglutinante, répétitive et prolixe ; comportant une multiplicité de nuances dans le registre des voyelles, et d’infinies distinctions d’accent toniques2) et de quantité »). Une phrase de la langue des Ents est ensuite citée, mais incorrectement : « e - lalla - lalla - rumba - karmandalind - orburumë »  (pour a - lalla - lalla - rumba - kamanda - lindor - burúmë, cf. LotR p. 1105, note 1, SdA p. 1225, note 4). Contrairement à ce qu’indique le dictionnaire, Sylvebarbe ne traduit pas cette phrase, il ne fait qu’en donner une définition (LotR p. 454), ce qui ne revient pas nécessairement au même…

Fëanorien (p. 166) : hormis une coquille (« mode de Beleriond [sic] »), cette entrée sur les lettres de Fëanor est d’assez bonne facture. L’illustration des portes de Durin est reprise en p. 166. La table des Tengwar de Fëanor (en figure 35, « le [sic] Tengwar », faut-il rappeler qu’il s’agit d’un mot pluriel ?) et celle de l’Angerthas (les runes de Daeron, dont on ne voit pas vraiment ce qu’elles viennent faire ici, puisque ce ne sont pas, par définition, des caractères fëanoriens) sont aussi représentées à la p. 167. On regrettera que les auteurs n’aient pas inclus la transcription des caractères, ce qui limite fortement l’intérêt de ces tables pour les lecteurs qui n’ont pas le SdA. Le renvoi Tiw (à la p. 488) est mal orthographié, il faut lire Tîw avec un accent circonflexe.

Gondor, langue de (p. 196) : très brève notice qui reprend l’appendice F sans citer ses sources, avec les mêmes conséquences sur la traduction que pour l’article sur la langue des Ents. On y lit que « le Westron garde un style plus gracieux et vieillot qu’ailleurs » (traduction très littérale de l’anglais « gracious and antique style », à comparer avec SdA p. 1224, pourtant donné en référence par le traducteur, « un style infiniment plus courtois et un peu archaïsant »).

Nains, langues des (p. 335) : brève entrée ou l’on notera qu’il manque un point d’exclamation dans le cri de guerre des Nains. La traduction, une nouvelle fois, ne suit pas celle du SdA p. 1227 (mais dans le cas présent, ce n’est pas un mal, le SdA donne « les Nains sont à tes trousses », ridicule au possible).

Noir, parler (p. 347) : brève entrée, un peu confuse et bien en deçà de ce que l’on peut apprendre dans le SdA.

Orques, langues des (p. 364) : cette fois-ci, en revanche, il semblerait que le traducteur ait pris le parti d’exploiter la traduction française (SdA p. 483). Mais c’est un choix malheureux, puisque Ledoux a transcrit phonétiquement cette phrase pour son lectorat français, et qu’il l’a ainsi entièrement dénaturée. Le traducteur et/ou l’éditeur y ont rajouté une coquille sur le dernier mot (dernier caractère doublé), ce qui rend cette entrée totalement inexploitable.

Rohirrim, langue des (p. 428) : une très belle erreur, puisque les auteurs citent pour rohanaises deux phrases… en vieil anglais (!). Ils ont vraisemblablement oublié que Tolkien a « traduit » la langue des Rohirrim en anglo-saxon, tout comme il a traduit le westron en anglais moderne.

Runique, langue (p. 436) : Tolkien est très brièvement mentionné. Rien à redire à cette entrée laconique, si ce n’est que l’on ne peut pas vraiment parler de « langue runique », ce n’est qu’un système d’écriture…

Tolkien (p. 489) : brève entrée sur l’auteur, où un problème de traduction se manifeste à nouveau (à moins que l’original ne soit en cause, auquel cas nous pouvons reprocher au traducteur de ne pas avoir vérifié) : l’appendice F du SdA ne porte aucun titre, alors qu’il est intitulé ici « Notices ethnographiques et linguistiques » (cela dit, ce n’est pas une mauvaise formule).

Westron ou Langue courante (p. 527) : la traduction du SdA préfère (à juste titre ?) « Parler Commun » (par exemple SdA p. 1228). À noter que la traduction d’Atani ou Edain, « Pères des Hommes », est correcte et conforme au texte (cf. LotR p. 1102, SdA p. 1222 ; les lecteurs du Silmarillion savent cependant que ce mot signifie simplement « Hommes », et que le terme Atanatári représente à proprement parler les « Pères des Hommes », Silm. p. 416).

Nous avons gardé la meilleure entrée (!) pour la fin : Elfique, langue (p. 147). D’abord, les elfes auraient « la chevelure brune ». Il est certain qu’avec uniquement le SdA à leur disposition (comme en atteste la bibliographie en fin d’ouvrage), les auteurs ont vite fait de commettre un impair. Ils semblent cependant avoir oublié que Galadriel est blonde dorée et que son époux Celeborn a la chevelure argentée (SdA p. 387). Le Silmarillion complète aussi le portrait, ainsi que les volumes de la série Histoire de la Terre du Milieu. Les Vanyar ont généralement les cheveux blonds ou dorés (The War of the Jewels, p. 382). Les Noldor ont souvent les cheveux noirs et foncés (ibid., p. 382), notamment Fëanor. Les Sindar, en général, sont bruns, bien que Thingol ait eu les cheveux légèrement argentés (ibid., p. 382). Mais il y a aussi des Noldor roux (e.g. Mahtan, The Peoples of Middle-earth, p. 353). Míriel, la mère de Fëanor, a aussi des cheveux argentés (Morgoth’s Ring, p. 257), etc. Pour la forme, on regrettera les « Grands-Elfes » (néanmoins cohérent avec le SdA, p. 1222), « Hauts-Elfes » serait sans doute préférable. La phrase elfique prononcée par les Ents (SdA p. 506 et 1224) est citée, mais ce n’est évidemment pas un exemple de langue des Grands-Elfes, comme l’indiquent incorrectement les auteurs. En outre, alors que nous l’avons déjà en deux traductions différentes dans l’édition française (!), le traducteur a choisi de la rendre par une troisième interprétation de son propre cru, on se demandera bien pourquoi. Et cependant, il suit (partiellement) la transcription française de la fameuse phrase elfique Elen síla lúmenn’ omentielvo (in LotR p. 79), qu’on lit donc sous une forme erronée « Elen síla lùmenni omentielvo » (presque comme dans SdA p. 99, mais pas tout à fait)… La lamentation de Galadriel est ensuite retranscrite avec de très nombreuses coquilles. Sa traduction reproduit par ailleurs l’erreur de traduction de la version française, « l’Incitatrice [sic] Varda » (SdA p. 413 ; « Kindler », LotR p. 368, est bien évidemment à prendre au sens d’allumeuse… d’étoiles). Enfin, aucune phrase en sindarin n’est donnée en exemple…

En résumé, les entrées concernant Tolkien souffrent d’un double problème (a) de documentation des auteurs, et (b) de traduction (cela en dépit des notes 5 et 9 sur la traduction, p. 21-22). En outre, seul le SdA a été exploité, et les lecteurs connaissant déjà l’œuvre de Tolkien n’apprendront par conséquent rien de nouveau. Ce n’est certes pas le but d’un tel ouvrage encyclopédique, mais il reste à savoir si les autres entrées sont à l’avenant. Par souci de brièveté, nous n’en mettrons que quelques-unes en défaut.      

L’auteur hongrois Frigyes Karinthy est mentionné (p. 246) par le biais de deux langues inventées, Oihla (p. 357) et la langue des Solasi (p. 462). Or la bibliographie renvoie uniquement à Guadalupi et Manguel, Dictionnaire de nulle part et d’ailleurs, à l’usage du voyageur intrépide en maints lieux imaginaires de la littérature universelle, Éditions du Fanal, 1981 (réédité par Actes Sud en 1998 sous le titre Dictionnaire des Lieux imaginaires) et à Guadalupi, Manuale del viggiatore interplanetario, 1984. C’est dire que les auteurs du dictionnaire n’ont pas toujours consulté les textes originaux, mais s’en sont remis à d’autres ouvrages secondaires de même type que le leur, et dont on pourra malheureusement contester aisément la qualité (pour le Manguel & Guadalupi, un article entier serait nécessaire tant les coquilles et les approximations sont nombreuses). L’utilisation de l’ouvrage de leurs confrères Manguel et Guadalupi est au demeurant assez systématique (voir par exemple les entrées Atlantide p. 51-52, Atvabatar p. 52, Coimheadach p. 112, etc.). On pourra objecter que les compilateurs du dictionnaire ne peuvent pas connaître tous les auteurs dont ils parlent. C’est peut-être vrai, mais au vu du prix élevé de ce lourd volume, nous sourcillons un peu quand il nous faut consulter (et autrement dit acheter) un autre dictionnaire pour en parfaire les références. Passons… Pour en revenir à Frigyes Karinthy, son fils Ferenc Karinthy (1921-1992), lui-même écrivain, n’est pas mentionné, alors qu’il est l’auteur d’un roman utopique qui transcende les limites de ce genre : Épépé, initialement publié en 1970 et que les éditions In Fine/Austral ont eu la très bonne idée de traduire en français en 1996. S’il y a bien une langue imaginaire dans Épépé, elle échappe à toute classification et se déconstruit au fur et à mesure que le narrateur, pourtant éminent linguiste, tente d’en appréhender le fonctionnement. D’accord, les auteurs annoncent en introduction, avec une précaution mesurée, que des oublis sont possibles. Mais ce n’est pas une excuse. À côté de cela, qu’Asimov soit indiqué (p. 51) pour avoir « inventé » une communication par flashes colorés nous semble relever d’une concession au grand public. La science-fiction baroque d’auteurs comme Somtow Sucharitkul (pour son cycle des Inquisiteurs, Denoël, coll. Présence du Futur, trois volumes3), 1984-1987, où s’expriment plusieurs langues imaginaires) est de toute évidence moins connue que le grand Asimov… Mais restons-en là pour les omissions. 

L’entrée consacrée au mystérieux manuscrit de Voynich4) est très laconique et nous indique uniquement qu’il est « rédigé avec une écriture énigmatique non déchiffrée à ce jour ». Autrement dit, nous aurions pu nous passer d’une telle entrée, puisqu’elle ne nous apprend rien. Avec un peu d’effort, les auteurs auraient pu mentionner que deux « scribes » ont vraisemblablement été identifiés par des analyses de fréquence (découverte de Currier, cf. D’Imperio, The Voynich Manuscript, an Elegant Enigma, Aegean Press, 1978), que des analyses d’entropie ont révélé un second ordre anormal (Bennett, Scientific and Engineering Problem Solving with the Computer, Prentice Hall, 1976, p. 103-178). Ils auraient aussi pu en fournir quelques illustrations, et rappeler qu’une phrase lisible (« michiton oladabas… », folio 116v) figure en fin d’ouvrage et est considérée par certains comme une éventuelle clef de déchiffrement. Bref, ils auraient pu faire leur travail de compilateurs5).

Finalement, ce dictionnaire vient se ranger dans la catégorie des curiosités. Malgré ses quelques défauts, il constitue une bonne présentation de la variété des langues construites. Reste à savoir quel peut être son public. Son prix est probablement un obstacle de poids à sa diffusion, et si l’effort pour faire connaître le paysage aussi étrange que varié que constitue la linguistique imaginaire est louable, il est possible de mieux faire.

1) Avec la participation amicale de Vincent Ferré.
2) Accent tonique : sur ce point, la traduction française du SdA est cependant contestable. Le texte anglais semble impliquer que la langue des Ents est une langue à tons (pour la différence entre tons et accent tonique, cf. J.-M. Builles, Manuel de linguistique descriptive, le point de vue fonctionnaliste, Nathan, 1998, p. 131, §4.4 et 4.5).
3) Ou plus récemment, en deux volumes dans une traduction complétée et harmonisée par Gilles Goullet, sous le titre Chroniques de l’Inquisition, 2005, Denoël, coll. Lunes d’encre
4) Lorsque nous avons initialement rédigé ce compte rendu, il n’existait pas d’ouvrage en français sur le manuscrit de Voynich. Plusieurs sont parus depuis, dont celui de référence réalisé par Pierre Barthélémy, le Code Voynich, J.-C. Gawsewitch Éditeur, 2005, 240 p.
5) D’autant que l’on trouve aujourd’hui une excellente documentation sur les langues imaginaires sur Internet, avec des listes de diffusion dédiées (www.egroups.com/group/conlang) et des sites très complets (Ardalambion pour les langues tolkieniennes, www.kli.org pour le Klingon, www.voynich.net pour le manuscrit de Voynich, etc.).
 
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