Le Seigneur des Anneaux. Une aventure philosophique

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Yannick Chazareng — août 2020

En préambule de cet ouvrage, les deux auteurs, tous les deux agrégés de philosophie, indiquent qu’il est né de leur passion commune pour les écrits du Professeur Tolkien, combinée à leur autre passion, devenue leur métier. Ils précisent qu’il ne repose sur aucune assertion avérée concernant les pensées sous-jacentes à son œuvre, mais relève plutôt d’un jeu, celui de voir des motifs philosophiques dans leur œuvre préférée.

L’introduction place le roman sous l’égide de la géographie, en soulignant la place des cartes. Ainsi les personnages ne s’en servent-ils qu’au tout début de leur périple, pour les oublier par la suite, s’en remettant, lorsque c’est possible, au savoir de leurs guides, Gandalf puis Aragorn. Le lecteur ou la lectrice, en revanche, doit, pour bien suivre ledit périple, s’en remettre régulièrement à la carte présente au début du Seigneur des Anneaux. C’est d’ailleurs la seule référence utile à la bonne compréhension de l’aventure, rejoignant en cela la définition du livre plan détaillée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur ouvrage Mille Plateaux1).

Autre théorie intéressante empruntée aux deux philosophes dans le même ouvrage, l’acception non pas géométrique, mais cinétique du nom de la région dans laquelle se déroule l’action : […]le Milieu n’est pas du tout une moyenne, c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse. Le récit suit ainsi plusieurs personnages, qui peuvent entrer, sortir, seulement passer, revenir, et suivre différentes quêtes. Sachant que les différents flux mènent à un affrontement guerrier et à la résolution de la quête de l’Anneau.

En quinze chapitres regroupant de très courts essais (quinze pages maximum, la plupart entre 6 et 8 pages) sont brassés de nombreux sujets. Cela commence avec les Hobbits, êtres modestes autant par la taille que par la philosophie de vie, dont les actes — du moins de quatre d’entre eux — vont les élever à l’égal des plus grands de leur monde. Pour illustrer le processus les deux auteurs convoquent Maurice Maeterlinck, auteur du Trésor des humbles2). Ce sont leurs vertus morales, et non leur force physique, qui ont amené les Hobbits à devenir les intimes des rois, des mages élus des dieux. Mais cette excellence, issue de l’ordinaire, a ses revers ; ainsi en témoigne Frodo lequel, de retour de la Guerre de l’Anneau, gardera au fond de son cœur une profonde mélancolie, un malaise dont il ne se départira pas jusqu’à son départ des Havres Gris.

Le chapitre suivant aborde le sujet des chansons, qui sont présentes à plusieurs reprises dans Le Seigneur des Anneaux. Aragorn, Gimli et Legolas entonnent chacun une mélopée émouvante lors de moments particuliers pour eux, ce qui prouve l’importance du 4e Art. Cette importance capitale a été théorisée par Thomas Schopenhauer, lequel indique dans Le Monde comme volonté et comme représentation3) « inventer une mélodie, éclairer par là le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains, telle est l’œuvre du génie ». Les auteurs rappellent également que le monde a été créé suite à la symphonie créée par Iluvatar, et jouée par les Ainur, parmi lesquels Morgoth, qui joua sa propre composition, créant une dissonance.

Si le chant des Elfes a une dimension méditative, élevée, celui de Tom Bombadil est utilisé comme une arme, permettant à Frodo et Sam d’échapper au Vieil Homme-Saule à un esprit des Galgals au début de leur périple. Une arme qui confine à la magie, puisqu’une fois à l’abri chez Bombadil et Baie d’Or, Frodo est plus enclin à chanter qu’à parler. Alors que les Hobbits, traditionnellement, réservent leurs chansons pour des occasions terre à terre : le boire, le souper, le bain, des berceuses… Ce moment de grâce dans le refuge de la Vieille Forêt est donc pour Frodo « la consolation, par l’art, l’enthousiasme artistique qui efface les peines de la vie, ce privilège spécial du génie qui le soulage des douleurs dont il souffre davantage à mesure que sa conscience est plus distincte, qui le fortifie contre la solitude accablante à laquelle il est condamné ». Sont également évoqués les chants de Sam séparé de son maître dans Cirith Ungol et celui des Ents lorsqu’ils marchent sur l’Isengard.

La route est selon Sören Kierkegaard une métaphore de la vie. Les membres de la Fraternité de l’Anneau, malgré le cheminement physique commun, suivent des routes différentes. Frodo est en route pour le sacrifice, Boromir pour la trahison, Gandalf pour son destin dans la Moria, etc. Frodo est le personnage le plus analysé ici, car on relève le parallèle entre son parcours final jusqu’au Mont Destin et le chemin de croix de Jésus, l’une des rares occurrences où la dimension religieuse du roman affleure.

L’aspect aventureux du roman trouve des échos chez Vladimir Jankélévitch, qui pour expliquer le mélange d’attirance et de méfiance qu’elle inspire chez les aspirants aventuriers : « [Comme le timide qui] veut et ne veut pas, veut ce qu’il ne veut pas, et ne veut pas ce qu’il veut, veut par un mélange de volonté et de nolonté ; il veut, en quelque sorte d’une volonté voulante assez analogue à la haine amoureuse4) ». Si l’excitation est le premier sentiment qui vient à l’esprit, les péripéties et les obstacles rendent l’aventure sérieuse la plupart du temps. Et si elle parvient à son terme, l’aventure peut devenir une belle et mémorable histoire. Ce qui révèle la dimension esthétique de l’aventure. Tout cela en gardant à l’esprit que la mort peut mettre fin à l’aventure.

Le chapitre suivant s’attache à la figure des Elfes, incarnations de l’archer aristocrate selon Nietzsche. Cette comparaison est facilitée par la noblesse, au sens spirituel du terme, inhérente aux Elfes, ainsi qu’à leur quasi immortalité. Seules une blessure grave ou le renoncement volontaire à cette immortalité peuvent les rendre mortels. Leur dédain des choses concernant les autres peuples, leur individualisation à l’extrême, et même le choix de l’arc comme arme de prédilection soulignent cet état de fait : les Elfes se mettent au-dessus des autres, à l’écart.

Cela nous amène au Miroir de Galadriel, qui est un prolongement des pouvoirs de celle-ci. En effet la souveraine elfe a le don de prescience5) et le miroir est simplement un outil permettant aux autres de voir une fraction les concernant de ce que voit Galadriel. Ce don fait d’elle en quelque sorte une déesse, dans l’acceptation qu’en fait Leibniz dans son Discours de Métaphysique6), c’est-à-dire une créature qui a doté toutes les créatures du moyen de communiquer. Mais la vision que font Sam et Frodo ne sont que des éventualités du futur qui peuvent ne pas avoir lieu si on les en empêche. Cela obligera Frodo, plus tard, à dissoudre la Fraternité, non parce qu’il a le choix, mais parce que cette voie s’impose à lui, que c’est la meilleure à ses yeux.

Les deux auteurs se penchent par la suite sur l’importance de la parole, associée aux actes. L’exemple proposé est celui de la rencontre entre Aragorn et les Hobbits. Aragorn, qui se fait alors appeler Grands-Pas, se distingue par son mutisme, matérialisation — si l’on peut dire — de sa méfiance envers les impétrants. Il ne se dévoilera que progressivement, en révélant ses raisons, tout en les morigénant pour leur insouciance. Ainsi parlait Hannah Arendt7) : « Par l’action et la parole, les hommes montrent qui ils sont, ils révèlent activement leurs identités personnelles uniques et ainsi apparaissent dans le monde humain, alors que leurs apparences physiques sans aucune activité de leur part, dans la seule forme du corps et le son de la voix ». Le deuxième passage utilisé en illustration est celui de la rencontre entre Faramir et le duo Frodo-Sam. Le fils de l’intendant du Gondor, fin psychologue, dit en avoir appris plus qu’en apparence dans les paroles des Hobbits. La parole peut aussi avoir un pouvoir, celui de subjuguer un auditoire : Saruman, envers ses affidés, ou encore Grima, auprès de Théoden, contrée par celle de Gandalf.

Chez Tolkien, l’une des incarnations de la nature se trouve dans les arbres. Pour le philosophe Gaston Bachelard8) l’arbre, symboliquement, est l’élément végétal qui règle les saisons, qui ordonne au soleil de se lever plus tôt pour nourrir ses feuilles. Lorsque Frodo pose sa main sur l’écorce d’un arbre de la Lothlórien, il a une soudaine prise de conscience de la vie qui court dessous, mais aussi des flux qui traversent l’univers. L’arbre, comme celui que rencontrent les quatre Hobbits au début de leur périple, peut aussi être un refuge, un abri, proche du berceau ou de la matrice, propice à l’apaisement voire à la rêverie. Le Vieil Homme saule a même un effet sédatif sur Frodo et Sam. Il est remarquable que Le Seigneur des Anneaux s’achève sur deux actions similaires, donnant aux arbres une place de choix dans la Terre du Milieu, avec Aragorn plantant un nouvel Arbre Blanc à Minas Tirith et Sam semant des graines dans tout le Comté.

Une question cruciale est celle de l’espace-temps dans le roman. Tolkien place très précisément son récit dans une frise chronologique, dates à l’appui, ce qui conforte le souci de réalisme du roman. Mais à l’inverse, nombre d’évènements se déroulent dans des dimensions où le temps semble ne plus avoir cours, comme le séjour de la Fraternité dans la Lothlórien. De même, dans la Vieille Forêt, les Hobbits se perdent, et le chant et la pensée du Vieil Homme Saule parcourent les bois des deux côtés de la rivière. A plus petite échelle, il arrive que la taille des personnages (Aragorn, Gandalf, Galadriel) change suivant la puissance qu’ils dégagent. L’Anneau influe également sur la perception des dimensions de ceux qui le portent : ainsi Frodo, depuis l’Amon Hen, peut-il voir très loin, beaucoup plus loin que normalement. Sam, durant le bref laps de temps où il le porte, voit son ouïe décuplée. Ces extensions des perceptions sont empreintes de confusion, de distorsions. Dans sa Sociologie9), Georg Simmel estime que l’espace et le temps n’étaient pas des réalités, mais seulement des formes de la réalité.

La relation étrange entre Frodo et Gollum est ensuite disséquée. De prime abord on a l’impression qu’il s’agit d’un pacte, dans lequel chacun des deux peut espérer des choses dans l’immédiat ou dans le futur. Elle est plus complexe, alors que celle entre Sam et Gollum est basique, animale : chacun souhaite la mort de l’autre. Selon Hegel, relu par Kojève10), c’est par la soumission à l’autre que se conclut (provisoirement) la lutte pour la reconnaissance. L’attitude bienveillante de Frodo amènera Gollum à changer, et à redevenir, pendant de brefs moments, Sméagol. De fait, cette attitude est influencée par le transfert que le Hobbit fait envers son misérable compagnon, image vivante de la corruption engendrée par l’Anneau unique.

Le Seigneur des Anneaux conte une guerre, constituée de trois grandes batailles décisives. Tolkien, qui fut soldat, utilise ses connaissances en la matière pour raconter de manière efficace les combats. Les auteurs, eux, convoquent Clausewitz11) pour théoriser les causes de la guerre, sa tactique spécifique et l’importance de la défense, qui conduit ici Sauron à se détourner temporairement de sa quête de l’Anneau pour intensifier ses assauts.

La figure de l’anneau attire bien des hypothèses. Les deux auteurs ont fait appel à Ralph Waldo Emerson, philosophe américain qui indique en introduction de son essai sur la figure circulaire : « L’œil est le premier cercle, l’horizon qu’il forme est le second, et cette figure primaire est répétée sans fin à travers toute la nature. Le cercle est le plus haut emblème de la sphère du monde. » Au-delà de ce symbole de puissance, positive et négative, et répété à maintes reprises dans le roman, on notera que le cercle symbolise une forme de neutralisation. Il permettrait à Sauron de dominer le monde, et à Frodo de détruire Sauron. C’est autant une figure de l’infini que du zéro. La redécouverte de l’Anneau Unique est l’occasion pour la Terre du Milieu d’évoluer notablement et pour ses peuples dominants de s’allier les uns aux autres. Ce sont des forces concentriques, semblables à celles d’une onde de choc, qui amènent ces alliances. La figure circulaire est également associée à la parole ; le mutisme enferme dans un cercle, une bulle. L’assemblée des Ents (disposés en cercle) est l’occasion pour Tolkien d’évoquer la forme spiralée de la conversation des Bergers des Arbres, dans une progression ascendante.

La question du Mal est au cœur du roman de Tolkien. Pour Plotin, philosophe gréco-romain du 3e siècle après J.C., les racines du Mal sont à rechercher dans le matériel, car « Nous ne sommes pas le principe du Mal, nous ne sommes pas mauvais par nous-mêmes ; les maux existent avant nous12). » Dans Le Seigneur des Anneaux, l’objet corrupteur est bien évidemment l’Anneau Unique. L’intention derrière sa fabrication, son aspect séduisant concourent à en faire un objet iconique du Mal. À l’inverse certains objets — tous fabriqués et donnés par les Elfes — incarnent le Bien : une fiole, des capes, une corde… Loin d’être manichéen, le roman présente des personnages qui bascule du Bien vers le Mal sans en être véritablement conscients (Saruman, Boromir) ou qui font preuve d’une méchanceté naturelle (comme des bandits à Bree). Les deux formes principales, voire primitives, du Mal chez Tolkien, à savoir Melkor et son disciple Sauron, sont brièvement abordés. On notera que la soif de pouvoir dévore littéralement ce dernier, jusqu’à devenir presque totalement désincarné et se réduire à un œil. Il est troublant de lire ce qu’écrit Plotin au sujet du Mal : « Il ressemble à l’œil qui s’éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et qui par cela même ne voit pas : car il ne peut voir les ténèbres avec la lumière, et cependant sans elle il ne voit pas […]. » Les serviteurs les plus proches de Sauron, les esprits de l’Anneau, se caractérisent aussi par une disparition de leur corps physique. La créature qui représente le mal absolu est peut-être Araigne, qui n’a pas été corrompue par un objet, mais porte en elle cette faim inextinguible de la vie et l’énergie de toutes les autres créatures.

Cela amène les deux auteurs à s’interroger sur la puissance de Sauron, être désincarné qui semble ne tenir ses serviteurs que grâce à la fascination qu’il exerce sur eux, étant dépossédé de l’objet qui lui permettrait un contrôle absolu. Ainsi dit Etienne de La Boétie, dans son Discours sur la servitude volontaire : « Ainsi tant de nations qui furent longtemps sous l’emprise de ces rois mystérieux s’habituèrent à les servir, et les servirent d’autant plus volontiers qu’ils ignoraient qui était leur maître, ou même s’ils en avaient un ; de telle sorte qu’ils vivaient dans la crainte d’un être que personne n’avait jamais vu13). » Pour Gandalf, Sauron a donc « peu de serviteurs, mais beaucoup d’esclaves de la peur ». Cette influence repose en grande partie sur les Nazgûls, qui sillonnent de manière très visible les terres avoisinantes au Mordor.

En fin de parcours les deux auteurs s’interrogent sur l’identité des héros. Frodo, Merry, Pippin, Aragorn, Gandalf, ont changé, physiquement et/ou moralement, au cours de leur aventure. Ils s’appuient sur les assertions de Paul Ricoeur afin de définir ce qu’est l’identité, et préciser que les personnages n’ont pas fondamentalement changé, mais qu’ils représentent, chacun à sa façon, des figures différents de la formation de soi, de l’excellence dans le rapport à soi, à autrui et à al nécessité extérieure.

Au fil d’une quinzaine de chapitres, les auteurs passent en revue un certain nombre de figures pouvant être analysés à la lumière de la philosophie. Ils appuient leurs assertions sur des théories développées par nombre de figures connues de la spécialité. L’ensemble se révèle plutôt intéressant, parfois un peu hasardeux, d’autres fois d’une acuité troublante, mais plutôt agréable à lire et pourra inciter nombre de lectrices et lecteurs à aller plus loin en lisant les auteurs cités.

1) Sous-titré « traité de nomadologie », Editions de Minuit, 1980.
2) Grasset, 2008.
3) Librairie Félix Alcan, 1912.
4) L’aventure, l’ennui, le sérieux., Garnier Flammarion, 2017.
5) Faculté de connaître le futur.
6) Garnier Flammarion, 2011.
7) Dans The Human Condition, University of Chicago Press, 1998, traduction des auteurs.
8) L’Air et les songes, José Corti, 1943.
9) PUF, 1999.
10) Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1980.
11) De la guerre, Garnier Flammarion, 2014.
12) Ennéade, Hachette, 1987.
13) Flammarion, 1983.
 
tolkien/sur-tolkien/le_seigneur_des_anneaux_une_aventure_philosophique_critique_detaille.txt · Dernière modification: 17/08/2020 18:50 par Druss
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