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artons d'un constat très simple : la fameuse carte du Comté, insérée dans toutes les éditions de la Fraternité de l'Anneau et intitulée « une partie du Comté »1), ne comporte pas d'échelle ! Cet « oubli » est d'autant plus étonnant que cette carte est considérée comme « canonique » et que l'histoire du Seigneur des Anneaux s'y déroule en partie. De plus cette carte est censée être un « agrandissement » d'une partie de la carte générale de l'Ouest de la Terre du Milieu2), donc il suffirait de faire concorder les deux cartes puis d'en déduire l'échelle de la carte du Comté à partir de la carte générale. Or nous allons voir que cette opération n'est pas si simple, car les deux cartes ne concordent pas.
a mise en concordance des deux cartes nécessite des points de comparaison identiques, mais ceux-ci sont peu nombreux sur la carte générale. En voici la liste :
La Figure 1 ci-dessous montre les deux cartes à peu près à la même échelle, pour comparaison.
On constate que les points remarquables ne concordent pas, même de manière approchée. Identifions les points sur l'extrait de la carte générale (rectangle du milieu), et comparons leur position avec la carte à grande échelle du Comté (rectangle de droite) :
La carte générale proposant une échelle plus petite que la carte du Comté, elle peut être considérée comme étant moins précise, c'est donc la carte du Comté qui nous sert de référence. L'opération de transfert des tracés entre deux cartes d'échelles différentes (opération qui obéit à des règles précises) est appelée « généralisation cartographique » : on pourrait donc évoquer une « généralisation cartographique » fautive de la topographie du Comté sur la carte générale.
Une autre source de différences entre les deux cartes réside dans la genèse de la carte du Comté : celle-ci a été créée puis développée indépendamment de la carte générale. Les cartes préparatoires du Comté possédant une échelle, nous pouvons nous tourner vers elles pour déterminer l'échelle de la carte « canonique » de manière fiable. En effet, nous allons voir que celle-ci peut être déterminée à partir du carroyage qui subsiste de carte en carte et dont l'échelle a été indiquée par Tolkien lui-même.
assons en revue les cartes préparatoires du Comté. La numérotation arabe correspond aux numéros des images publiées dans le livre de W.G. Hammond & C. Scull, The Art of The Lord of the Rings (malheureusement non traduit en français)3), tandis que la numérotation romaine correspond aux indications de Christopher Tolkien dans l'Histoire de la Terre du Milieu4) (la prolongation de la nomenclature pour les cartes “Shire VIb” et “Shire VII” est due à J.-R. Turlin5)).
Au regard des éléments qui précèdent, nous pouvons proposer dans la Figure 3 ci-dessous une phylogénie des cartes du Comté.
ous avons vu que les cartes préparatoires du Comté présentent des différences notables, voire irréconciliables. Une des principales différences concerne la partie sud du Comté, et notamment le tracé du cours du Brandivin au sud de la Vieille Forêt (voir dans la Figure 4 ci-dessous la zone entourée en pointillés). La chronologie que nous venons d'esquisser semble montrer deux « branches » (ou « traditions ») pour les cartes du Comté ; ces deux « traditions » sont essentiellement différenciées par le tracé du cours du Brandivin au sud de la Vieille Forêt.
Dans certaines versions préparatoires de la carte du Comté, le cours du fleuve fait un crochet vers l'ouest juste au sud de la Vieille Forêt (Figure 4, à gauche). C'est cette version qui a été retenue dans la carte définitive. Dans d'autres versions, le cours du Brandivin dévie vers l'est et file plein sud par rapport à la Vieille Forêt (Figure 4, à droite). Cette version semblerait plutôt correspondre à la topographie de la carte de la Terre du Milieu à petite échelle.
On peut donc conclure que la carte générale conserve la version d'un Brandivin qui file plein sud, version qui n'est pas compatible avec le tracé du Brandivin sur la carte du Comté. Ces incertitudes sur la topographie sud du Comté ont peut-être dissuadé Christopher et son père de dessiner les régions qui se trouvent à la périphérie du Comté, mais qui existent pourtant dans les versions préparatoires ; mais il pourrait aussi s'agir simplement d'un choix de focaliser la carte sur les lieux de l'action du Seigneur des Anneaux.
Comment les autres cartographes ont-ils surmonté ce hiatus entre la carte du Conté et la carte générale ? Pour le jeu de rôles MERP10), Peter C. Fenlon a établi une seule carte à grande échelle. Globalement, la carte est assez différente de la carte canonique et le cours du Brandivin est très sinueux (voir Fig.5 ci-dessous). Dans l'Atlas de Karen W. Fonstad, la situation est encore plus compliquée que pour Tolkien puisqu'il existe des cartes du Comté à plusieurs échelles dont la concordance globale est approximative11). Le tracé du Brandivin reste assez fidèle à la carte canonique mais juste au sud de la Vieille Forêt un méandre supplémentaire permet à la fois de respecter la carte du Comté et la carte générale. Quant à Barbara Strachey12), difficile d'en juger puisque la seule carte disponible du sud du Comté est à petite échelle. En effet, les cartes de B. Strachey s'attachent uniquement aux trajets des personnages dans le Seigneur des Anneaux, sur des cartes de zones d'échelles différentes, et donc jamais dans le sud du Comté. Globalement, elle respecte assez fidèlement le tracé de la carte générale mais avec des courbes globalement adoucies.
i la partie sud du Comté est difficile à reconstituer à cause d'incohérences, la partie nord est elle difficile à reconstituer à cause du manque de données. Les différentes versions préparatoires des cartes nous permettent cependant d'en restituer les grandes caractéristiques (voir figure 6 ci-dessous). Les différentes cartes ont ainsi été mises à l'échelle à partir du carroyage qu'elles partagent, puis fusionnées et harmonisées.
Les reliefs (formes et courbes de niveau) des Collines du Crépuscule, des Coteaux du Lointain et des Coteaux Blancs sont issus de la carte générale n°159. L'orientation nord-sud des Coteaux Blancs et leur position relative expliquent qu'ils n'apparaissent pas sur la carte « une partie du Comté ». Une frontière a été tracée entre l'extrémité nord des Coteaux du Lointain et le point le plus proche des Collines du Crépuscule ; ce large « col » laisse imaginer un passage facilité et donc une route, prolongée vers l'ouest à partir de lignes tracées par Tolkien dans la carte n°15 à l'encre violette13). A noter que dans la carte générale canonique, les Coteaux du Lointain sont bien plus au sud (environ 40 km).
Sur la carte n°15, on distingue clairement (à l'encre violette) un nom qui ressemble à « Norbourn », qui peut être traduit par Ru du Nord14). De même sur la carte n°12 (tout en haut, en-dessous « Hills of Evendim »), on semble lire « Northmoors » (Landes du Nord) entre la « Norbourn » et le Brandivin. Il semble clair que le Ru du Nord prend sa source sur le versant sud des Collines du Crépuscule, au contraire de l'Eau dont la source est incertaine : sur la carte n°159 on distingue (en bleu) une prolongation du cours d'eau au nord des Coteaux Blancs, orientation globalement vers le nord-ouest qui semble confirmée par des pointillés sur la carte n°14. De manière logique, Karen W. Fonstad fait naître le cours de l'Eau à l'extrémité sud des Collines du Crépuscule.
omme indiqué dans l'introduction, la carte définitive du Comté ne comporte pas d'échelle explicite, non plus que les versions préparatoires dont elle s'inspire directement. Nous pouvons cependant retrouver l'échelle avec certitude, d'une part grâce à l'invariabilité de la partie centrale de la carte, qui permet de faire coïncider les différentes versions, et d'autre part grâce à l'utilisation d'un système de carreaux, qui a subsisté inchangé d'une version à l'autre. Ce système de carreaux, peut-être en partie inspiré des cartes des tranchées de la Grande Guerre15), a l'avantage de permettre la duplication d'une carte d'un support à un autre sans trop d'altérations. Ainsi nous avons :
Grâce à cette échelle, nous pouvons maintenant obtenir les dimensions suivantes pour la carte « une partie du Comté » (voir Figure 7 ci-dessous) :
L'aire couverte par la carte correspond donc grosso modo à deux départements français, ou à l'île de la Corse dans sa plus grande longueur, du nord au sud. Les quartiers du Comté (Est, Sud, Ouest, Nord) ont donc chacun une taille équivalente à un département français. On peut comprendre la difficulté pour Sauron de trouver la contrée des Hobbits dans un territoire aussi vaste que l'Europe continentale16), en envoyant juste quelques cavaliers en éclaireurs ! (même si lesdits cavaliers ont une endurance surnaturelle).
Les forêts du Comté sont en fait de vastes ensembles forestiers. La Vieille Forêt, qui semble être un petit massif forestier sur la carte, mesure en fait 31 km du nord au sud, en comparaison avec la Forêt de Chaux en France qui mesure 22 km d'est en ouest. Le massif forestier de la Colline Verte (39 km sur 20 km) est analogue à la Forêt Domaniale d'Orléans, qui est considérée comme la plus vaste forêt domaniale de France métropolitaine.
De plus la marche des Hobbits à travers le Comté s'apparente plus à un pèlerinage qu'à une promenade digestive. On peut comparer la marche à travers le Comté au pèlerinage de Compostelle (23.6 km/étape en moyenne), à un chemin de Grande Randonnée comme le GR 20 en Corse (11.3 km/jour), ou encore à la fameuse traversée des Cévennes par l'écrivain Robert Louis Stevenson (16 km/jour). Sur la figure 7, on constate que dans la journée du 24 septembre 3018, les Hobbits ont parcouru 48.2 km à vol d'oiseau !17)
inalement, l'échelle de la carte du Comté imprimée dans la dernière édition française18) du Seigneur des Anneaux est de 1 cm sur la carte représente 7 km (ou 1 inch représente 11 miles), que l'on notera19) 1:700 000. Cette notation est particulièrement intéressante, car elle révèle que l'échelle de la carte du Comté est proche de celle de la carte de France routière20) au 1:1 000 000. A cette petite échelle, la carte routière est avare de symboles ; seuls les grands axes routiers sont représentés, les forêts sont des à-plats verts, les villes sont des points, voire des polygones, et celles qui n'ont pas une taille suffisante ne figurent pas sur la carte. Or la carte du Comté possède une représentation opposée ; elle est très « picturale » et figure le moutonnement des arbres, les reliefs sont représentés par des collines ombrées et les villages sont représentés par des groupements de rectangles noirs, qui figurent les maisons individuelles.
Il est clair que, pour le lecteur de la carte du Comté, la figuration d'arbres et de maisons individualisés entraîne une erreur d'appréciation de l'échelle. La comparaison des dimensions réelles de la région couverte par la carte « une partie du Comté » avec la même étendue sur la carte de France (144 km × 82 km) montre bien le problème : à cette échelle, aucune carte ne peut figurer le moindre arbre, colline individuelle ou bien groupement de maisons ! Pour commencer à distinguer les maisons sur une carte scientifique21), il faut une aire géographique de 4.8 km × 3.3 km, soit une échelle 300 fois plus grande. La représentation de Christopher, si elle permet de donner un air archaïsant et pictural aux cartes, ne rend pas bien compte des dimensions réelles des territoires représentés.
Nous avons examiné les différentes cartes du Comté d'un point de vue “scientifique”, questionnant la précision et l'exactitude des données qu'elles représentent. Nous avons constaté des insuffisances, voire même des incohérences. Une hypothèse n'a cependant pas été envisagée jusqu'ici : si l'on suppose que ces cartes sont intra-diégétiques, c'est-à-dire qu'elles appartiennent à l'univers du livre, et qu'elles ont été créées par Bilbo ou Frodo pour le Livre rouge de la Marche de l'Ouest, alors on peut concevoir que celles-ci dépendent des connaissances (forcément limitées) de leurs créateurs. Cela expliquerait leur style archaïque et les approximations. De plus la carte du Comté et la carte générale pourraient avoir des origines différentes, l'une établie par des cartographes Hobbits et l'autre par des hommes du Gondor, de l'Arnor ou des elfes de Fendeval, et elles pourraient avoir des dates de création différentes. Dans ce cas, la carte du Comté serait un témoin précieux du point de vue des Hobbits sur leur propre territoire.