Du détail géographique : Les Emyn Arnen

Didier Willis — 2001

Article issu de Hiswelókë, Quatrième Feuillet, p. 119-124

Lastly, I would emphasize that the exact preservation of the style and detail (other than nomenclature and lettering) of the map I made in haste twenty-five years ago does not argue any belief in the excellence of its conception or execution. I have long regretted that my father never replaced it by one of his own making. However, as things turned out it became, for all its oddities and defects, `the Map', and my father himself always used it as a basis afterwards (while frequently noticing its inadequacies) …. it does at least represent the structure of my father's conceptions with tolerable faithfulness.1)

On sait combien J.R.R. Tolkien avait le souci du détail géographique. Il lui tenait à cœur que ses récits, bien que fantastiques, soient marqués du sceau du réalisme, que le « monde secondaire » de sa création littéraire ait, dans ses aspects quotidiens et familiers, toutes les apparences de la réalité. Dans une de ses lettres à Rayner Unwin peu de temps avant la publication du Seigneur des Anneaux, il écrit dans l'urgence2) :

The map is a hell! I have not been careful as I should in keeping track of distances. I think a large scale map simply reveals all the chinks in the armour - besides being obliged to differ somewhat from the printed small scale version, which was semi-pictorial. May have to abandon it for this trip!

De fait, les cartes furent finalement toutes dessinées par Christopher Tolkien, selon les indications de son père, en portant une attention toute particulière à leur précision. Cette rigueur dans la recherche de la justesse s'exprime dans les plus petits détails, jusque dans les traits inattendus qu'ils revêtent parfois. Sur la carte générale du Seigneur des Anneaux, le relief, volontairement schématique, est représenté figurativement par quelques montagnes en fausse perspective. Ainsi les collines d'Emyn Arnen en Ithilien apparaissent-elles, dans la version originale, sous la forme de lignes superposées les unes au-dessus des autres, tandis que sur la carte redessinée par Christopher Tolkien pour la parution des Unfinished Tales3), sur laquelle nous reviendrons plus tard, ne figurent plus que trois petits sommets : les deux premiers sont alignés au premier plan et le dernier se trouve centré en retrait. Cet élément est sans doute relativement tardif : sur la toute première carte4) ébauchée par Tolkien, ces collines n'existent pas encore, et le fleuve Anduin ne s'incurve pas au voisinage du Rammas Echor (le mur de fortification entourant les terres du Pelennor) mais poursuit sa course rectiligne. En fait, il faut attendre la rédaction de la chevauchée des Rohirrim pour que les Emyn Arnen fassent leur entrée, par petites touches, dans le récit. Christopher Tolkien retrace magistralement les grandes phases de cette apparition5). Elles prennent d'abord place sous le nom de collines de Haramon, et sont notées sous cette désignation sur la seconde carte de l'auteur6). Leur appellation définitive apparaît au fil de la bataille des Champs du Pelennor, ce qui permet à Christopher Tolkien d'affirmer que ces développements géographiques se sont affinés tandis que l'histoire de la bataille émergeait. Nous sommes là au cœur du processus d'écriture : la géographie détaillée de cette région évolue et s'ajuste aux besoins du récit. Parallèlement, les quais où pouvaient accoster les navires au sud de Minas Tirith sont renommés de Lonnath-Ernin en Harlond7). Ces éléments, sous leur forme définitive, seront finalement déplacés en introduction du livre V, chapitre I. Ils tiennent en quelques lignes :

At its nearest point the wall was little more than one league from the City, and that was south-eastward. There Anduin, going in wide knee about the hills of Emyn Arnen in South Ithilien, bent sharply west, and the out-wall rose upon its very brink; and beneath it lay the quays and landings of the Harlond for craft that came upstream from the southern fiefs.

Aucune autre description ne vient préciser l'allure de ces collines. La seconde carte ne nous vient pas davantage en aide : Christopher Tolkien s'est évertué à la rendre lisible mais n'a pas su en interpréter le relief, qu'il se contente d'encrer en noir. Il nous est donc impossible de savoir si les sommets de la carte générale existaient déjà lorsque ces chapitres furent écrits. Cela dit, le nom initial (Haramon) est singulier, et il tendrait donc à montrer qu'à cette date il n'existait probablement qu'une seule colline, ou tout ou moins que ces traits géographiques n'avaient pas encore été considérés.

Comme les précédentes, la carte à grande échelle destinée à être incluse dans The Return of the King fut établie par Christopher Tolkien à partir des croquis de son père8). Les collines d'Emyn Arnen y figurent avec une très grande netteté (fig. 1). Le lecteur pourra en contempler les trois sommets qui, mis en évidence par leurs lignes de niveau, s'accordent à merveille à la représentation schématique de la carte redessinée pour Unfinished Tales. Les lettres de Tolkien9) nous permettent d'inférer que la carte générale fut réalisée entre octobre 1953 et avril 1954, tandis que la grande carte du Gondor, du Rohan et du Mordor fut terminée entre le 14 et le 18 avril 1955. Sans pouvoir dire exactement quand les trois collines firent leur apparition, nous avons déjà observé plus haut qu'elles n'étaient pas présentes sous cette forme sur la carte générale, incluse dès l'édition du premier volume de la trilogie en juillet 1954. Elles furent introduites uniquement sur la carte à grande échelle, soit par décision expresse de J.R.R. Tolkien, soit par une fantaisie de Christopher lorsqu'il eut à exploiter les esquisses de son père.

Quant à la « rectification » que Christopher Tolkien a effectuée en 1980 (voir fig. 4 en fin d'article), en corrigeant en silence l'orientation des trois collines, on en trouvera implicitement la justification dans son introduction10) :

It seemed to me on reflection that it would be better to copy my original map and to take the opportunity to remedy some of its minor defects (…).

Christopher Tolkien n'aura donc fait que suivre la carte à grande échelle, en s'attachant à en détailler avec exactitude les différents traits. L'auteur et son illustrateur auraient cependant pu se permettre quelques libertés, pour un élément aussi peu significatif de l'histoire. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, chaque sommet a été redessiné avec le plus grand soin. Il n'est pas une montagne qui n'ait sa place, pas une ligne de niveau qui n'ait, a fortiori, sa justification11).

Que doit-on retenir de tout cela ? Simplement que J.R.R. Tolkien pouvait être méticuleux au point d'accorder son attention à des détails géographiques mineurs que nul ne l'obligeait à respecter, et que son fils l'a suivi dans cette voie. C'est justement le respect qu'impose une démarche aussi minutieuse qui devrait inspirer les illustrateurs qui reprennent aujourd'hui les cartes du Seigneur des Anneaux. Mais que dire alors du travail de M. Stephen Raw, qui a redessiné l'ensemble des cartes pour les nouvelles éditions anglaises au format « paperback », soi-disant afin d'en augmenter la lisibilité ? Nous devrions toujours nous méfier des prétendues bonnes volontés. De lignes de niveau simplificatrices en lettrages hideux12), ce sinistre individu entreprend une procédure systématique de destruction de l'œuvre, sous couvert d'en améliorer l'impression et la réduction. Pour ne reprendre que l'élément que nous avons retenu dans cette longue discussion13), ses Emyn Arnen n'ont que deux sommets sur la carte générale, et pour la grande carte il a décidé d'inscrire « Minas Tirith » au-dessus des collines (fig. 2). Le lecteur d'une édition de poche devrait-il être ainsi défavorisé, qu'il ne mérite d'accéder aux cartes que J.R.R. Tolkien et son fils réalisèrent avec tant de soin et auxquelles ils consacrèrent tant d'effort sous la pression éditoriale ? Et l'éditeur de prétendre, néanmoins :

The general maps, however, were not drawn and lettered in such a way as to make reduction satisfactory. Mr Stephen Raw has therefore redrawn them all, very closely following the originals, and greatly increasing their clarity.

A trop vouloir améliorer la clarté des cartes, M. Raw n'en a que davantage obscurci le tracé14). On aura beau dire, les illustrations de J.R.R. Tolkien n'auront jamais eu le traitement qu'elles méritaient. De son vivant déjà, il s'était vu refuser, sous prétexte de leur coût prohibitif, les impressions en filigrane (carte de Thror dans Bilbo le Hobbit) comme celles en couleur (pages du livre de Mazarbul dans le Seigneur des Anneaux). Nous aurions pu penser qu'avec l'avènement des techniques modernes, elles recevraient enfin leur dû. Force nous est de constater qu'il n'en est rien, et que les éditeurs préfèrent plutôt s'offrir de nouvelles couvertures plus accrocheuses. Je conçois qu'une belle couverture d'Alan Lee ou de John Howe attire le lecteur, et que les maisons d'édition sont avant tout concernées par leurs ventes. Mais le souci du détail géographique est, semble-t-il, la moindre de leurs préoccupations.

Figure 1 : Détail de la carte à grande échelle dessinée en 1955 par Christopher Tolkien (reprise de The Lord of the Rings, Unwin Paperbacks, 1987, 4e édition « paperback » en trois volumes, ISBN 0-04-823187-8).

Figure 2 : Détail de la carte à grande échelle redessinée par Stephen Raw (reprise de The Lord of the Rings, HarperCollinsPublishers, 1995, édition « paperback » en un volume, ISBN 0-261-10325-3).

Figure 3 : Détail de la carte à grande échelle redessinée par Shelly Shapiro (reprise de Unfinished Tales, Ballantine Books, 1988, édition « paperback », ISBN 0-345-35711-6).

Figure 4 : De gauche à droite, les Emyn Arnen sur la carte générale du Seigneur des Anneaux de 1954, et sur celle des Unfinished Tales de 1980 (recopiées manuellement). Le lecteur pourra noter que les cartes des éditions françaises sont basées sur la première version, y compris celle de nos Contes & Légendes inachevés

Correctif

Cet article a été écrit presque un an avant la parution du no 42 du fanzine américain Vinyar Tengwar, et nous n’avons pas voulu modifier le texte de notre note 7. Mais l’étymologie finalement établie par Tolkien pour Arnen nous est enfin dévoilée dans cette publication récente, en p. 17 : c’est une forme sindarine incorrecte, influencée par le quenya, et dont le sens serait « à côté de l’eau » (« beside the water »), c’est-à-dire du fleuve Anduin… Dans « Les Étymologies » des années trente (p. 349), une racine AR- était déjà donnée avec le sens « outside, beside » et les formes ara, préfixe ar- en quenya. Mais personne n’avait suggéré, à notre connaissance, cette possibilité pour interpréter Arnen, car le texte de l’entrée précisait que cette racine avait pris un sens privatif en « noldorin » (comprendre « sindarin »), par exemple arnediad « without reckoning, numberless ».

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Christopher Tolkien dans Unfinished Tales, George & Allen Unwin, 1980, p. 14.
2) The Letters of J.R.R. Tolkien, George Allen & Unwin, 1981, lettre no 161 (14 avril 1955), p. 210.
3) Carte qui fut reprise un temps dans la plupart des rééditions anglaises de The Lord of the Rings, avant d'être remplacée par celle de M. Stephen Raw depuis 1995, voir infra.
4) The Treason of Isengard, Unwin Hyman, 1989, p. 308.
5) The War of the Rings, Unwin Hyman, 1990, p. 438.
6) Ibid., p. 434-435.
7) Ces toponymes elfiques, bien qu'ils ne soient pas traduits, sont relativement transparents : Harlond « Havre Sud » (à relier au passage cité infra) et Haramon « Colline Sud ». Si Lonnath-Ernin signifiait très probablement « Havres Royaux » à l'origine, en revanche Emyn Arnen nous pose une difficulté, le second terme étant à l'évidence une forme au singulier. Les constructions génitives sont souvent formées par simple apposition en Sindarin, et « Collines de l'Eau Royale » pourrait être une interprétation possible, textuellement « Hills (of) the Royal-Water », en interprétant à présent Arnen comme un nom composé *ar-nen. En l'état actuel de nos connaissances, il nous faut supposer un tel glissement de sens, à moins qu'un adjectif arnen « royal », pluriel ernin, puisse encore être considéré. Nous aurions alors affaire àune construction elliptique pour « Collines du Roi, de celui qui est Roi », littéralement « Hills (of the) Royal (one) ». Pour autant qu'elle puisse paraître tirée par les cheveux, une telle tournure n'est pas inconcevable : cf. la forteresse Bar Erib dans Unfinished Tales, p. 153, un autre toponyme non traduit où sont apposés un nom singulier (bar « demeure ») et un adjectif pluriel (ereb « isolé, solitaire », pluriel erib), probablement « Home (of the) Lonely (ones) ». Notons aussi qu'une forme adjectivale *arn « royal » peut être déduite du nom Argonath, analysé comme *arn(a)gon-ath dans The Letters of J.R.R. Tolkien, op. cit., lettre no 347, p. 427 [correctif].
8) The Letters of J.R.R. Tolkien, op. cit., lettre no 162, p. 210. Voir aussi les lettres nos 144 et 187, p. 177 et 247 resp.
9) Ibid., lettre no 141, p. 171, no 144, p. 177 et nos 161-162, p. 210.
10) Unfinished Tales, op. cit., 1980, p. 13.
11) Si nous devions encore en douter après cette démonstration, nous pourrions aussi étudier les esquisses géographiques publiées dans J.R.R. Tolkien, Artist & Illustrator de Wayne G. Hammond et Christina Scull, HarperCollinsPublishers, 1995, tout particulièrement les magnifiques vues aériennes des illustrations no 158 (Dimrill Dale and Mountains of Moria) et no 160 (Helm's Deep), p. 163 et 165 resp.
12) Quelle idée d'avoir choisi une onciale aussi épaisse ! Soyons cependant honnêtes avec M. Stephen Raw, sa carte est une merveille en comparaison de l'horreur dessinée par Shelly Shapiro pour les éditions américaines Ballantine (fig. 3) !
13) Pourquoi cet intérêt pour les Emyn Arnen, direz-vous ? Aragorn a envoyé Faramir, « in the hills of Emyn Arnen within sight of the City ». La suite abandonnée du Seigneur des Anneaux devait commencer dans ces mêmes collines (The New Shadow, in The Peoples of Middle-earth, HarperCollinsPublishers, 1996, p. 411). Il semble bien qu'elles aient eu, finalement, quelque importance aux yeux de J.R.R. Tolkien…
14) Pour ne pas rester sur une note entièrement négative, précisons que les cartes de M. Stephen Raw restituent fidèlement les fleuves Ringló, Gilrain, Celos et Sirith, en rectifiant les erreurs des précédentes éditions. L'histoire textuelle des fleuves du Gondor méritant à elle seule un article à part entière, nous repoussons l'étude de ces questions à une publication ultérieure.
 
essais/geographie/emyn_arnen.txt · Dernière modification: 23/10/2022 10:49 par Simon
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