Articles de synthèse : Ces articles permettent d'avoir une vue d'ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien. |
Article collégial compilé par Didier Willis1)
« Ce monde est monothéiste, avec une “théologie naturelle”. »2)
e lecteur moderne du Silmarillion - à notre époque où l’histoire des religions n’est que peu, sinon pas du tout abordée pendant la scolarité - peut légitimement s’interroger sur l’origine du mal dans la cosmogonie esquissée par Tolkien. « Si Melkor Morgoth est entièrement dévolu aux ténèbres », se dit-il naturellement, « et si néanmoins il a été créé par Eru Ilúvatar, serait-ce par conséquent que le mal existe dans la pensée même du Créateur »… Et de questionner, alors, la responsabilité d’Eru dans l’existence du mal.
e fait, cette interrogation n’est pas nouvelle : fondamentalement théologique, elle trouve des résonances évidentes dans la religion judéo-chrétienne3). Dès la Genèse, le séjour au Paradis est entaché par la faute d’Ève, trompée par le serpent4). Mais comment le serpent peut-il instiller une telle trahison, bien qu’émanant lui-même de la pensée divine5) ? Comment Satan, qui était, au commencement du monde, « en Eden […] chérubin protecteur […] sur la sainte montagne de Dieu »6), peut-il se retourner contre son créateur et devenir son ennemi ? L’enjeu consiste à savoir si le mal fait partie inhérente de Dieu, et à tenter de comprendre, a contrario, pourquoi celui-ci le tolère.
À la première partie de cette question, notre lecteur, assuré que Dieu est omnipotent, est parfois tenté de répondre par l’affirmative, d’autant que la Bible n’est pas toujours exempte de formules équivoques (par ex. « Car le malheur est descendu de la part de l’Éternel »7)). En cela, il suit inconsciemment la même réflexion que Job, qui attribue ses tourments à Dieu, ne sachant pas qu’il fait l’objet d’un pari avec Satan : « Nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ! »8). À la fin du livre, ses amis le consolent « de tous les malheurs que l’Éternel avait fait venir sur lui »9) - Ainsi Dieu semble être la source du mal, puisqu’il permet au fond les problèmes de notre vie. Il n’est rien qui ne trouve sa source dans Dieu, « Il fait la plaie, et il la bande »10), jusqu’à l’injustice qui frappe le juste et le méchant, sans distinction : « Car j’ose le dire, il détruit l’innocent comme il détruit le coupable »11). Job s’afflige à l’idée que les méchants, qui ne servent pas Dieu, restent en vie et prospèrent : « Il y a la paix sous la tente des pillards, sécurité pour ceux qui offensent Dieu »12).
st-ce à dire, pour autant, que Dieu est responsable du mal ? Non, car confondre ainsi le bien et le mal, c’est céder à la tentation du manichéisme. Cette philosophie gnostique (devenue par la suite une grande religion orientale13)), fondée par le perse Mani (216-277), affirme que l’univers est régi par deux principes premiers, antagonistes et égaux dans leur affrontement, la Lumière et l’Obscurité. Absolument dualiste par essence, elle reformule la création du monde en des termes bien spécifiques, dans un esprit de syncrétisme inspiré tant par le dogme chrétien que par les idées indo-iraniennes issues du mazdéisme 14). Les deux grands textes fondateurs de la doctrine manichéenne sont le Shabuhragan (sur les deux premiers principes) et la Pragmateia (sur la cosmologie manichéenne). Le terme a aujourd’hui pris, dans le langage courant, une acceptation plus large, valant pour toute opposition entre le bien et du mal. Mais en toute rigueur, il place ces deux principes sur un pied d’égalité : le bien comme le mal font partie de la création primordiale.
Depuis Saint Augustin (354-430), le manichéisme est considéré, en théologie catholique, comme une hérésie. Augustin, avant sa conversion de 386, professa un temps le manichéisme, pour ensuite le combattre avec virulence (notamment dans son De Genesi contra Manichaeos, 388-389). Comme nous pouvons déjà nous en douter, il serait étonnant que pareille conception hérétique puisse se retrouver dans l’œuvre de Tolkien, dont l’inspiration catholique était admise par l’auteur : « Le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillé »15). Pour Augustin, le mal ne provient pas d’un principe fondamentalement mauvais, mais d’un libre choix de la volonté. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus bas, et de démontrer que l’œuvre de Tolkien échappe à tout manichéisme sommaire, et reste en cela fidèle au christianisme.
n revenant au Livre de Job, nous y trouvons quelques réflexions sur les raisons pour lesquelles l’existence du mal est justifiée, mais la réponse donnée par les textes n’est pas entièrement satisfaisante, cachée derrière le caractère impénétrable des desseins de Dieu (à travers la métaphore du Léviathan et du Behemoth, etc.). « En somme, pour le croyant, le Livre de Job est une “explication” du mal et de l’injustice, de l’imperfection et de la terreur. » résume Mircea Eliade, « Mais il serait vain - et en même temps impie — de croire que, sans l’aide de Dieu, l’homme est capable de saisir le “mystère de l’iniquité” »16).
On pense savoir que Tolkien a travaillé sur la traduction du Livre de Job17) : la question du bien et du mal, telle qu’elle y est formulée, ne lui était donc probablement pas inconnue. Mais l’œuvre de Tolkien étant loin de tout manichéisme, il nous faut nous tourner vers d’autres voies pour appréhender le sujet. Revenons donc aux textes, afin de les comparer à leurs pendants bibliques.
Dans le légendaire tolkienien, il ne fait aucun doute Eru ne tend qu’à faire le bien, et que Melkor s’oppose à sa volonté. L’exemple le plus explicite en est donné le commentaire de l’Athrabeth Finrod ah Andreth : « Melkor […] était devenu un rebelle, contre sa parentèle et contre Eru »18). À bien y réfléchir, il n’y a pas de désaccord fondamental avec la tradition biblique, ou la bonté de Dieu n’est pas remise en question - « L’Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur se portaient chaque jour uniquement vers le mal […] et il fut affligé en son cœur »19), et cela même si les moyens de ses réactions peuvent nous paraître pour le moins coercitifs par moments (déluge, destruction de Sodome et Gomorrhe, chute de Babel ; mais la punition divine, quoique nuancée — nous y reviendrons ailleurs - n’est pas absente non plus de l’œuvre de Tolkien, par l’entremise de la submersion de Númenor). D’ailleurs, Elihu, ami de Job, lui rétorque avec fougue que « Dieu ne commet pas l’iniquité, le Tout-Puissant ne viole pas la justice »20).
Au demeurant, Eru révèle dans l’Ainulindalë ses nouveaux thèmes en réaction à la musique discordante de Melkor, et il juge son contradicteur avec sévérité lorsqu’il présente le monde engendré par la musique des Ainur : « Et toi, Melkor, tu verras qu’on ne peut jouer un thème qui ne prend sa source ultime en moi […] Celui qui le tente n’est que mon instrument, il crée des merveilles qu’il n’aurait pas imaginées lui-même »21), ou encore « Et toi, Melkor, tu verras tes pensées les plus secrètes, tu comprendras qu’elles ne sont qu’une part de l’ensemble, tributaires de sa gloire » 22). Dans ces passages, nous constatons sans doute possible qu’Eru n’a pas de volonté au mal. En revanche, son entendement, supérieur à celui de Melkor, lui permet de concevoir comment ce mal, qui va inéluctablement exister s’il laisse à Melkor son libre arbitre, peut être accepté, et pourquoi il peut être permis : parce qu’un plus grand bien peut découler du mal. L’exemple, encore une fois, nous est donné dans l’Athrabeth, où Finrod fait remarquer qu’Andreth et lui (et implicitement par extension, les Hommes et les Elfes, si différents de nature) « devaient » se rencontrer dans cette période sinistre de l’histoire, placée sous la domination de Melkor. S’il ne s’étaient rencontrés ainsi, par la force des événements, ils n’auraient pu converser et échanger ces idées entre eux, pour confronter leur vécu et mieux se connaître. La volonté de bonté d’Eru, dans la croyance elfique, est encore renforcée, dans l’Athrabeth : « C’est le dernier des fondements de l’Estel, que nous conservons même lorsque nous contemplons la Fin : que de tous Ses desseins, l’issue soit le bonheur de Ses Enfants »23) - l’Estel étant un terme elfique désignant l’espoir, la « foi comme espoir »24).
Que le mal puisse révéler un bien plus grand (ou inversement, que l’absence d’un certain mal puisse interdire à un plus grand bien de se réaliser), et qu’Eru ait la volonté du bien et l’entendement du mal : nous avons choisi, à dessein, d’insister sur les termes que développe Leibniz dans ses Essais de Théodicée quand il adresse la question de l’existence du mal. Sa justification de la bonté divine s’applique particulièrement bien à l’univers de Tolkien : « Et ces défauts apparents du monde entier […] relèvent sa beauté, bien loin de la diminuer, et y contribuent en procurant un plus grand bien. Il y a véritablement deux principes, mais ils sont tous deux en Dieu, savoir son entendement et sa volonté. L’entendement fournit le principe du mal, sans en être terni, sans être mauvais : il représente les natures comme elles sont dans les vérités éternelles ; il contient en lui la raison pour laquelle le mal est permis, mais la volonté ne va qu’au bien »25). Saint Augustin, sans aller aussi loin dans son argumentation, n’aurait pas mieux dit : « De tout ce qui constitue l’univers, il résulte une beauté admirable, et dans cet ensemble, ce qu’on appelle le mal, bien ordonné et mis à sa place, fait ressortir l’éclat du bien. »26), ou encore « Car le Dieu Tout-puissant… puisqu’Il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses œuvres, s’il n’était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal »27). Ainsi Dieu est dégagé de la responsabilité du mal. Il n’est pas complice, quand bien même, sachant par omniscience ce qui va arriver, il ne ferait rien pour l’empêcher28). Il laisse faire un mal (a) d’une part, comme nous l’avons vu, pour en tirer un plus grand bien, et (b) d’autre part, parce que l’interdire reviendrait à ôter à ses créatures le libre arbitre dont il leur a fait don.
ffectivement, Eru ne peut reprendre à ses créatures leur libre arbitre sans défaire ou pervertir sa création. On notera qu’un principe similaire s’applique à aux Valar eux-mêmes dans le texte sur l’Ósanwe-kenta, lorsque Tolkien explique leur apparente faiblesse face aux agissements de Melkor, et les raisons pour lesquelles Manwë ne peut revenir sur sa promesse de le libérer Melkor, même s’il est apparent qu’il ne s’est pas amendé pendant sa captivité : « Melkor avait le droit d’exister, et le droit d’agir et d’utiliser ses pouvoirs »29) - et plus loin, à propos de ceux qui s’écartent de la volonté divine et qu’il faut ramener sur le droit chemin : « et dans cette allégeance [à Eru] de les laisser libres »30). Ainsi, même Melkor et les puissances angéliques que sont les Valar ont initialement l’autorité d’exercer leur libre arbitre, sans contrainte divine : nous ne sommes pas si loin de Jude quand il prêche que les anges déchus ont eux aussi été libres de se révolter contre Dieu31).
L’idée est encore précisée dans le Shibboleth of Fëanor, à propos du choix de l’elfe Míriel, désirant mourir de son plein gré en dépit de son immortalité : « Ainsi les Valar eurent à faire face à une chose qu’ils ne pouvaient ni changer, ni guérir : le libre arbitre d’un des Enfants d’Eru, contre lequel ils n’avaient aucun droit d’aller »32). Une version primitive du Légendaire, dans les premiers jets du Livre des Contes Perdus, exposait le droit au libre arbitre des Hommes : « “[…] j’assignerai une tâche aux Hommes et je leur ferai un grand don.” Et il établit qu’ils auraient le libre arbitre et le pouvoir de façonner et de créer au delà de la musique originelle des Ainur […] »33). Tolkien développe encore le libre arbitre et le fait que le mal est toléré, sinon excusé, dans une lettre à Rhona Beare : « Que Sauron lui-même n’ait pas été détruit par la colère de l’Unique, ce n’est pas ma faute : la question du mal, et de son apparente tolérance, est un problème permanent pour tous ceux qui ce préoccupent de notre monde. L’indestructibilité des esprits dotés de libre arbitre, même par leur créateur, est aussi une de leurs caractéristiques inévitable, si tant est que l’on croie en leur existence, ou qu’on le feigne dans un récit »34).
ous avons, je crois, abordé les principaux arguments en faveur d’une lecture raisonnée des figures du bien et du mal chez Tolkien, posant les bases du libre arbitre, de la bonté de Dieu/Eru et de sa compréhension des principes du mal.
Au demeurant, à présent que nous avons tous les éléments de la discussion, il est intéressant de constater que les théologiens chrétiens, livrés à des Écritures parfois contradictoires en apparence dans leur effort à expliquer l’origine du mal et à préserver Dieu de sa responsabilité sur la question, n’ont fait que redécouvrir — ou remettre à jour — les arguments du Mazdéisme, la religion développée par Zarathoustra dans l’ancien Iran35). La comparaison avec la cosmogonie de Tolkien mérite d’être abordée, car elle met en lumière quelques aspects fondateurs de son œuvre, et nous permettra de clore cet article en tirant définitivement un trait sur le manichéisme.
La révélation d’Ahura Mazdā, le Seigneur Sage qui a créé le monde, repose sur un élément extrêmement simple : l’homme est libre de choisir entre le bien ou le mal. Ahura Mazdā a engendré plusieurs entités « divines », dont les deux jumeaux Spenta Mainyu (l’Esprit Bienfaisant) et Angra Mainyu (l’Esprit Destructeur). Il n’y a qu’un seul premier principe, à savoir Ahura Mazdā, dont les deux jumeaux émanent sans l’égaler. Au « commencement de l’existence », Spenta Mainyu déclare à Angra Mainyu : « Ni nos pensées, ni nos doctrines, ni nos forces mentales ; ni nos choix, ni nos paroles, ni nos actes ; ni nos consciences, ni nos âmes ne sont d’accord »36), « ce qui montre », note Mircea Eliade en mettant en exergue le libre arbitre, « que les deux Esprits sont différents — l’un saint, l’autre méchant — plutôt par choix que par nature ».
Nous retrouvons chez Tolkien une partition semblable : « Il y eut Eru, le Premier, qu’en Arda on appelle Ilúvatar; il créa d’abord les Ainur, les Bénis, qu’il engendra de sa pensée, et ceux-là furent avec lui avant que nulle chose ne fût créée »37). Eru créa notamment Manwë et Melkor, qui « étaient frères dans l’esprit d’Ilúvatar »38). Comme nous l’avons vu précédemment, Melkor a été libre d’utiliser sa puissance selon sa volonté.
Mircea Eliade poursuit : « D’autre part, Ahura Mazdā, dans son omniscience, savait dès le début quel serait le choix de l’Esprit Destructeur, et pourtant il ne l’a pas empêché ; ce qui peut soit signifier que Dieu transcende toute sorte de contradiction, soit que l’existence du Mal constitue la condition de la liberté humaine ». Nous n’avons pas développé, jusqu’à présent, d’autre argument. « En somme », conclut Eliade, « le Bien et le Mal, le saint et le démon destructeur, procèdent d’Ahura Mazdā, mais puisque Angra Mainyu a librement choisi son mode d’être et sa vocation maléfique, le Seigneur Sage ne peut être considéré comme responsable de l’apparition du mal ». Dans l’œuvre de Tolkien, un passage de l’Athrabeth Finrod ah Andreth fait directement écho à cette notion. Certains voient le monde comme une lutte omniprésente entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, mais il s’agit d’une vision erronée, qu’Andreth résume ainsi : « néanmoins de nombreux Hommes conçoivent le monde uniquement comme un conflit entre une Lumière et des Ténèbres équipotents. Mais tu diras : non, il s’agit de Manwë et Melkor ; Eru est au-dessus d’eux »39). Finrod l’avait déjà reprise sévèrement, quelques échanges plus tôt, sur ce même thème : « ‘Prends garde !’ dit Finrod. ‘Prends Garde à ne pas prononcer l’indicible, volontairement ou par ignorance, à confondre Eru avec l’Ennemi qui se réjouirait de te voir le faire. Le Seigneur du Monde n’est pas lui, mais l’Unique qui l’a créé, et son Mandataire est Manwë, le Roi Ancien d’Arda qui est béni’ »40). Chercherait-on un passage où Tolkien adresse une critique plus sévère du manichéisme, qu’on ne trouverait pas mieux…
Ainsi, la dualité entre les jumeaux Spenta Mainyu et Angra Mainyu des mazdéens n’est pas sans ressemblance avec celle, chez Tolkien, entre Manwë et Melkor41) : il n’y a plus d’antagonisme manichéen, dès lors que le Créateur n’a pas d’opposant direct. Le conflit se déporte un niveau en-dessous, sans entacher la bonté, désormais indéniable, de Dieu/Eru.42)
la suite des grands théologiens et des anciennes mythologies, Tolkien ne s’arrête pas, dans ses récits, à une vision manichéenne de l’univers. Par delà la simple opposition entre le bien et du mal sur à laquelle bute si souvent le lecteur, il était sans doute bon de rappeler les quelques éléments d’histoire des religions que nous avons développés ici et de dégager ce qui, à cet égard, fait la force de la cosmogonie tolkienien : une œuvre féerique, certes fictive et avant tout destinée à « l’enchantement » du lecteur, mais qui a su néanmoins tirer tous les profits d’une réflexion religieuse aboutie pour développer une image nuancée et intelligente des origines du mal.