L’alphabet gobelin

 Trois Anneaux
Vivien Stocker — Avril 2017 (revu en mars 2021)
Notes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise.

L’alphabet gobelin est un alphabet inventé par Tolkien dans les années 1930 dans le cadre de ses Lettres du Père Noël. En 1920, le premier fils de Tolkien, John, demande à son père qui est le Père Noël et où il vit. Pour répondre à cette question, Tolkien envoie une lettre à John en se faisant passer pour le Père Noël. C’est le début d’une longue série de lettres, éditées en 1976 par Baillie Tolkien sous le titre de Lettres du Père Noël (révisées en 1999 et 2004). Jusqu’en 1943, Tolkien se fait ainsi passer pour le Père Noël, l’Ours polaire Karhu, ou encore l’Elfe secrétaire Ilbereth1). Le 23 décembre 1932, les enfants Tolkien reçoivent une lettre de quatre pages du Père Noël qui leur apprend les péripéties survenues au pôle durant l’année. L’Ours polaire s’est perdu dans des grottes décorées par des peintures rupestres2) accompagnées de figures humanoïdes. La lettre est accompagnée d’une lettre de Karhu écrite avec ces figures humanoïdes : c’est le premier exemple d’alphabet gobelin. Plus tard, en 1936, apparemment à la demande des enfants Tolkien, l’Ours polaire joint un tableau de correspondance entre l’alphabet gobelin et l’alphabet occidental.

Le Corpus

Il n’existe que deux échantillons de texte en alphabet gobelin attestés. Un index est compilé ici, appelé TGS (Spécimens d’alphabet Gobelin de Tolkiendil), sur le modèle des DCS et DTS (les Spécimens de Cirth et de Tengwar de Daeron) du site Mellonath Daeron :

TGS 1 — Lettre de Karhu, l’Ours Polaire

  • Référence : Lettre du Père Noël de novembre 1932
  • Caractères : 140 caractères principaux et 6 caractères secondaires
  • Description : Les caractères sont alignés verticalement selon un tableau de 9 colonnes sur 15 lignes. Certaines cases comportent deux caractères principaux plutôt qu’un seul. Dans une taille de caractère inférieure, Tolkien a rajouté 6 caractères supplémentaires de taille moindre afin de corriger plusieurs mots, pour lesquels il avait omis certaines lettres.

Le texte se transcrit comme suit3) :

I W I SH Y OU A L A VE R Y H A PP
Y CH R I S T M A S AND A S P L E
N D I D N EW Y EA R W I TH L O T
S O F F U N AND G OO D L U C K A
T S CH OO L Y OU A RE G E TT I NG S
O CL E V E R N OW WH A T W I TH L
A T I N AND F R E N CH AND G R EE K
TH A T Y OU WI L EA S I L Y R EA D
TH I S AND SEE M U CH L O VE F RO M P

Soit : I wish you al a very happ|y christmas and a sple|ndid new year with lot|s of fun and good luck a|t school. You are getting| so clever now what with l|atin and french and greek| that you wil easily read this and see much love from P

Cet élément a été publié dans le magazine
L'Arc et le Heaume n°5 - Au-delà de la Terre du Milieu.

L'Arc et le Heaume n°5 - Au-delà de la Terre du Milieu

En français : Je vous souhaite à tous un très joyeux noël et une splendide nouvelle année avec beaucoup de plaisir et bonne chance à l’école. Vous êtes si intelligent maintenant qu’avec le latin, le français et le grec, vous pouvez facilement lire ceci et recevoir beaucoup d’amour de la part de P

Le P final est évidemment le début de Polar Bear, la signature de l’Ours Karhu. Il faut noter que les mots AL et WIL respectivement dans la première et huitième ligne, n’ont pas été corrigés complètement. Il manque un L dans les deux cas et il n’y a aucune rune de doublement de la lettre, comme on peut le voir par ailleurs avec OO ou EE.

TGS 2 — Signature de l’Ours Polaire

  • Référence : Lettre du Père Noël du 23 décembre 1936
  • Caractères : 17 caractères
  • Description : Signature de l’Ours Polaire écrite horizontalement sur deux lignes :
LOVE· FROM·
POLAR· BEAR

En français : Amour de la part de| l’Ours Polaire

Il semblerait que l’expression corresponde parfaitement à la fin tronquée du TGS 1, la signature de Karhu.

Le mode d’écriture

Tolkien utilise un mode essentiellement orthographique, où chaque lettre est représentée par une rune gobeline. Selon Arden R. Smith, « son élaboration va au-delà d’un simple code de substitution pour l’anglais, puisqu’il contient un certain nombre de personnages représentant des diphtongues ainsi que des combinaisons consonantiques communes4) ». L’écriture peut se faire soit verticalement soit horizontalement selon les cas.

Dans sa lettre de 1936, Tolkien joint ainsi un tableau de correspondance entre l’alphabet gobelin et le notre, adapté ci-dessous :

Lettre Rune Lettre Rune Lettre Rune
A GH QU
AI H R
AU
AW
OU
OW
I S
B J SH
C K T
CH L TH
CK M U
D N V
E NG W
EA O WH
EI OA X
EU
EW
OI Y
F P Z
G PH

Remarques

  • une lettre double (par exemple, EE ) est écrite avec la rune de doublement surmontée de la rune de la lettre correspondante (E dans ce cas)
  • la lettre R est représentée différemment dans le TGS 1 et dans le tableau de correspondance (TC) de la lettre du 23 décembre 1936 : et
  • la rune pour and est également différente entre le TGS 1 et le TC : et
  • la lettre A possède deux représentations différentes : et

Voyelles

La représentation des voyelles composées est basée sur celles des voyelles simples qui la composent, par exemple : la rune AI est formée sur la base des runes A + I.

La rune du Y est quand à elle dessinée sur la base de la rune du I.

Consonnes

Comme pour les voyelles, la représentation des consonnes composées est basée sur leurs éléments constitutifs. La seule exception à cette règle concerne la consonne composée NG qui est totalement originale, sans motif commun avec le N ou le G.

Il est intéressant d’observer que pour des consonnes de même famille, Tolkien a dessiné des runes aux motifs communs :

  • occlusives sourdes C et K : tête et jambes identiques
  • dentales D et T : bras et jambes identiques
  • fricatives V et W : tête et bras identiques sur la base de la voyelle U
  • J est basée sur la voyelle I

Ponctuation

Nous n’avons pas d’exemple certain de ponctuation. En effet, dans le TGS 2, les espaces entre les mots sont représentés par la rune , mais ce n’est pas le cas dans le TGS 1. En l’absence d’autres exemples, il est difficile de prendre ce signe pour une rune de ponctuation.

Les inspirations

Les motifs utilisés par Tolkien dans son alphabet ainsi que dans les peintures rupestres accompagnant la lettre du Père Noël de 1932, ont été généralement associés à une inspiration néolithique espagnole. Christina Scull5) et John D. Rateliff6) reconnaissent dans la page d’art pariétal de la lettre de 1932 des reproductions de dessins apparaissant dans la grotte d’Altamira, découverte en 1879, ainsi que dans la grotte de Santolea, toutes deux situées en Espagne. Néanmoins, ces répliques concernent essentiellement les animaux représentés sur l’illustration. C’est Rhona Beare7) qui offre un complément à la piste espagnole concernant les figures humanoïdes en montrant, en 2000, la proximité graphique entre ces figures et celles apparaissant dans d’autres cavernes néolithiques espagnoles. On pourra noter, par exemple, la figure 1 prise dans la caverne des Letreros, qui présente de fortes similitudes avec les lettres gobelines. Rhona Beare propose ainsi une dizaine de rapprochements, confortant cette inspiration espagnole.


Figure 1 : « Arquero8) »

Il est possible d’expliquer la connaissance qu’avait Tolkien des vestiges préhistoriques espagnols de deux manières. Tout d’abord, par sa proximité avec le père Francis Morgan, son tuteur, qui possédait des racines espagnoles et qui mourut en 1935, trois années seulement après l’apparition de l’alphabet gobelin dans les Lettres du Père Noël. D’autre part, Tolkien est connu pour avoir été un lecteur de la revue anglaise Antiquity, une revue d’archéologie dont la parution commença en 1927. Il n’est pas impossible qu’il ait vu des exemples de cet art dans ses pages9).

Il existe néanmoins une autre piste tout aussi étrange mais toutaussi intéressante : la piste finnoise ou plus exactement des tambours sames10). Les Sames, ou Lapons (terme désuet car insultant), sont le peuple originel de la Finlande. Leur culture est principalement chamanique et a été transmise jusqu’à notre époque, malgré les périodes de domination suédoise et d’évangélisation chrétienne. On en retrouve notamment des traces dans Le Kalevala, ouvrage d’Elias Lönnrot réunissant la matière mythique finlandaise et qui inspira par ailleurs Tolkien pour l’écriture de L’Histoire de Kullervo11) puis des Enfants de Húrin. Lors des pratiques rituelles, les chamans utilisaient entre autres choses des tambours de peau décorés de figures humanoïdes stylisées, très similaires aux gobelins de Tolkien (Figure 2).


Figure 2 : Tambour sami12)

Beaucoup de ces tambours furent collectés et envoyés dans divers musées de pays européens dont l’Angleterre. Il est possible que Tolkien en ait vu des reproductions qui ont pu l’inspirer. De plus, à cette période, les Lettres du Père Noël accueillent du contenu finnois notamment dans les noms des trois ours polaires qui y apparaissent : Karhu « ours » dont le nom figure dans la lettre de 1929, Paksu « gros » et Valkotukka « poil blanc » qui sont nommés dans la lettre de 1931. Peut-être Tolkien s’était-il alors replongé dans les légendes finnoises… Après tout, le Père Noël n’habite-t-il pas en Laponie ?

Voir aussi sur Tolkiendil

Voir aussi sur le net

1) On notera la ressemblance flagrante avec le nom sindarin de Varda, Elbereth.
2) Ces peintures rupestres sont inspirées de peintures existantes en Europe. Tolkien les a copiées à partir de l’ouvrage Prehistory: A Study of Early Cultures in Europe and the Mediterranean Basin de M.C. Burkitt (Hammond & Scull, Reader’s Guide, p.369).
3) Pour des raisons pratiques, nous avons mis le texte en ligne, ainsi la ligne 1 correspond à la colonne 1, la ligne 2 à la colonne 2, etc ; et les caractères secondaires en indice.
4) Smith, Arden R., « Alphabets, Invented » dans J.R.R. Tolkien encyclopedia : scholarship and critical assessment, Michael D. C. Drout (ed.), Routledge, 2006.
5) Scull, Christina, « The Influence of Archeology & History on Tolkien’s World » dans Scholarship & Fantasy, Proceedings of The Tolkien Phenomenon, Anglicana Turkuensia no 12, University of Turku, Finland, 1993, p. 33—51.
6) Note 12 p. 150 de Tolkien, J.R.R et John D., Rateliff, The History of the Hobbit, HarperCollinsPublishers, 2011.
7) Beare, Rhona, « Goblin Graffiti », Tyalië Tyelelliéva no 14, Appleyard Press, 2000, p. 15—19.
8) Image dans le domaine public via Wikimedia Commons  Arquero.
9) Stocker, Vivien, « Vestiges archéologiques et cités enfouies » dans Tolkien et les sciences, Belin Humensis, 2019, p. 80—87.
10) Tolkien, J.R.R., « “The Story of Kullervo” and Essays on Kalevala » dans Tolkien Studies, vol. 7, édité par Verlyn Flieger, 2010, p. 211—278. Le texte est reparu en août 2015 chez HarperCollinsPublishers.
11) Je remercie ici David Giraudeau, qui est le premier à avoir mis le doigt sur les similitudes dont je parle dans le paragraphe à venir.
12) Image tirée de Joy, Francis « The History of Lapland and the Case of the Sami Noaidi Drum Figures Reversed » dans The Estonial Journal of Folklore, vol. 47, 2011, p. 113—144. Gabriel Rebourcet reproduit également ce tambour dans sa traduction du Kalevala. Épopée des Finnois, aux éditions Gallimard, 2010 (coll. Quarto Gallimard).
 
langues/ecritures/alphabet_gobelin.txt · Dernière modification: 01/05/2021 16:46 par Elendil
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