Quendien primitif

Stade « primitif » des langues elfiques, la langue originellement inventée par les Elfes à Cuiviénen ne peut être vue comme une langue statique et immuable, même durant sa période initiale. Tolkien se réfère explicitement au « développement commun du quendien primitif » (VT 39, p. 8, emphase ajoutée). Des développements divergents auraient eu lieu au sein même de la période la plus primitive, mais il y a apparemment eu un moment unique dans la préhistoire durant lequel les différentes constructions linguistiques ultra-primitives se sont unifiées et coordonnées, de sorte que les Elfes ont abouti à une seule langue : « Et les cent quarante-quatre Quendi [qui se sont originellement éveillés] vécurent longtemps près du lac, jusqu’à ce qu’ils aient tous le même esprit et la même langue, et ils furent heureux » (WJ, p. 423).

Tolkien écrivait dans une source ancienne : « Les racines… ne sont absolument pas des mots en usage, mais servent à élucider les mots groupés ensemble et à les connecter entre elles » (LCP, p. 645). Dans toutes les formes plus tardives d’elfique, les racines (radicaux, bases) peuvent certainement être traités comme du matériel brut pour des mots réels, comme de simples squelettes qui doivent être étoffés avec des suffixes de dérivation, produisant des sortes de mots qui peuvent être utilisées en tant que tels dans le langage. Cependant, s’il y a jamais eu une époque où les racines elles-mêmes ont existé comme des mots à proprement parler, ce doit être la forme la plus primitive de l’elfique. Au tout début [de cette période], nous devons imaginer une ère de flottement où des morphèmes encore indifférenciés existent dans un flou linguistiques, antérieurement à toute dérivation, flexion et autre distinction entre les différentes natures de mots. Le premier mot jamais prononcé par les Elfes est supposé être ele, « exclamation primitive, “ô !” “voyez !” créée par les Elfes lorsqu’ils virent les étoiles pour la première fois » (WJ, p. 360).

Les proto-mots plus tardifs, si c’est bien ce qu’ils sont, semblent dans la plupart de cas consister en deux voyelles courtes (souvent identiques) séparées par une consonne médiale. Généralement, il y avait également une consonne initiale, même si elle pouvait être manquante (comme dans ele). Certaines formes, considérées plus tard comme des « racines », telles que DELE « marcher », HEKE « à part » ou ABA « refuser » (WJ, p. 360-361), peuvent être tenues pour de mots à proprement parler, extrêmement primitifs. Cette structure [de mot] en est venue à être préférée dans le cas de radicaux porteurs d’une signification verbale. À un moment donné, une « réorganisation de [… la] structure de base » de la langue (WJ, p. 39) a eu lieu, avec l’extension de certaines racines originellement monosyllabiques afin de se conformer [à cette réorganisation]. D’où la racine primordiale en rapport avec la parole, KWE, qui est aussi apparu dans les formes complexes KWENE et KWETE (la première étant sous-jacente au mot quenya lui-même, la seconde donnant le verbe q. quet- « dire, parler »).

La « réorganisation » à laquelle Tolkien fait allusion semble suggérer que les premiers Elfes ont finalement pris conscience qu’il existait des natures de mots distinctes, et que leur langue a peu à peu adopté une structure bien définie. C’est là qu’apparaissent des éléments dérivationnels contribuant au passage des morphèmes d’une nature grammaticale à une autre, ou modifiant le sens des proto-mots, qui ont finalement commencé à assurer la fonction de « racines » dont dérivent les mots à proprement parler.

Plus tard, à Valinor, les Eldar analysèrent un mot quenya tel que tuilë « printemps » [comme issu de] tu-yu-le, devenant tuyle > tuile avec la disparition de la deuxième voyelle de la racine TUJU (TUYU) « germer, éclore » (VT 39, p. 7). Tolkien, semble-t-il, laisse entendre que cette analyse était essentiellement correcte, ou du moins que les « maîtres du savoir tardifs » ont, dit-on, partagé ce point de vue — « une fois que les origines quendiennes eurent été étudiées plus en détail » (VT 39, p. 11, note 6). Étant donné la forme de la racine TUJU, il semblerait que le mot pour « printemps » ait été à l’origine cette simple racine verbale, à laquelle on a rattaché le suffixe abstrait -lē : d’où *tujulē « germination, éclosion ».

Néanmoins, Tolkien, dans ses Étym., a répertorié ¤tuilē comme la forme primitive donnant le quenya tuilë. L’un des tous premiers changements phonologiques en quendien a pu être une syncope primitive par laquelle, lorsque deux voyelles brèves étaient identiques, la seconde disparaissait dans de nombreux cas devant un suffixe dérivationnel :

*tujulē > (*tujlē >) ¤tuilē « printemps » (ou « éclosion »)

Bon nombre de mots qui ont apparemment subi la syncope très tôt présentent une base dissyllabique (parfois « originelle », parfois étendue à partir de racines plus élémentaires, par exemple ÁNAK de NAK ou WENED de WEN[E]). Dans la majorité des cas, seul le fait que Tolkien a répertorié la base elle-même (avec la deuxième voyelle intacte) nous autorise à en déduire ou à supposer qu’il se produit une sorte de syncope. Quelques exemples1) :

De la base ÁSAT : *asatō > ¤astō « poussière » (quenya asto, sindarin ast)
De ÁNAK : *anakā > ¤ankā « mâchoire » (q. anca, sind. anc)
De PARAK : *parakā > *parkā « sec » (q. parca, sind. parch)
De TÁWAR : *tawarē > ¤taurē « forêt » (q. taurë, sind. taur)
De TÉLEK : *telekō > *telkō « jambe » (q. telco, sind. telch)2)
De ÚLUG : *ulugundō > ¤ulgundō « monstre » (q. ulundo, sind. ulun(d))
De WENED : *wenedē > *wendē « vierge » (q. vendë, sind. gwend)

Nous répertorions ici aussi bien les formes postérieures en sindarin qu’en quenya, afin de montrer que ces voyelles ont dû être syncopées assez tôt. En quenya, lorsque deux voyelles brèves étaient identiques, la seconde avait une « seconde chance » d’être syncopée, mais cela ne s’est produit qu’après la séparation entre la branche de l’elfique menant au sindarin et celle menant au quenya : lorsque le quenya et le sindarin « s’accordent » sur la syncope d’une voyelle spécifique, on peut souvent supposer que la syncope a déjà eu lieu dans la langue commune ancestrale. Dans les Étym., l’entrée USUK en fournit un bon exemple : Tolkien a répertorié le mot primitif ¤us(u)k-wē « puanteur », donnant q. usquë et sind. osp. Ce très primitif ¤us(u)k-wē s’est apparemment transformé en ¤usk-wē (ou *uskwē, la labio-vélaire kw évoluant en p dans la branche lindarine dont le sindarin fait partie). *Usukwē sans syncope aurait pu (via le vieux sindarin ⁑usupe, ⁑uhupe) donner le sindarin ⁑uhub au lieu de osp.

Dans la branche de l’elfique qui conduit au sindarin, une voyelle inaccentuée dans la première syllabe d’un mot est très souvent syncopée, ce qui engendre un groupement consonantique initial : par exemple, la base BORÓN- donne les mots sindarins en br- (par exemple brûn « vieux » de ¤b’rōnā, avec la chute de la première voyelle de la base originelle). Toutefois, dans la branche de l’elfique qui conduit au quenya, la première voyelle d’une base est presque toujours préservée même lorsqu’elle est inaccentuée à l’origine. Il semble que l’on ait un seul exemple contraire : le mot quenya ráca « loup ». Tolkien faisait référence à *d’rāk, forme syncopée du radical DARÁK. Le mot primitif entier a dû être en réalité *d’rā́kā, forme réduite d’un *darākā encore plus ancien.

Comme le montre clairement l’exemple *tujulē > (*tujlē >) ¤tuilē « printemps », une semi-voyelle j à la fin d’une racine peut se vocaliser en i lorsqu’elle se trouvait devant une consonne (ou était mis en contact avec une consonne après la syncope). Dans un environnement similaire, w a évolué en u. Dans les Étym., les bases TÁWAR (étendu à partir de TAWA, VT 39, p. 7) et TUY (= TUJU, VT 39, p. 7) ont donné des formes primitives comme ¤taurē « forêt » et ¤tuilē « printemps ». De tels mots peuvent être reconstruits à partir de *tawrē et *tujlē, les formes syncopées de *tawarē et *tujulē. Voir aussi un mot dérivé de la base LAWAR : ¤laurē « lumière dorée » (pour *law’rē ?)

La syncope de la seconde voyelle parmi deux voyelles brèves identiques dans des syllabes concomitantes n’est pas complètement régulière dans la langue primitive. Il y a quelques exemples de mots qui ont échappé à cette syncope. Parmi les exemples de mots dans lesquels la seconde voyelle n’est pas tombée, on trouve ¤galadā « arbre », ¤khjelesē3) « verre » et ¤kjelepē « argent » (cf. sindarin galadh, hele, celeb avec la seconde voyelle toujours intacte : même si elle a fini par subir la syncope en quenya dans alda, hyel, tyel, c’est un développement tardif). On peut en effet douter de l’existence d’une syncope primitive, puisque certains mots semblent y avoir mystérieusement échappé. Lorsque Tolkien répertorie un mot comme ¤hekla « paria » comme un dérivé d’une racine qu’il cite être HEKE (WJ, p. 361), nous faut-il supposer que ¤hekla doit nécessairement être la forme abrégée d’un *hekela encore plus ancien en raison d’une syncope primitive, ou le schéma dérivationnel du quendien primitif a-t-il permis la suppression de la seconde voyelle de la racine dès l’origine ? Concernant la situation en eldarin commun, Tolkien a noté qu’abandonner ou garder la seconde voyelle radicale dans les dérivés étaient deux procédés « légitimes et réguliers » (VT 41, p. 9) – c’était apparemment une simple question de préférence. Peu importe : qu’en q. pr. nous trouvions une syncope quelque peu sporadique et imprévisible, ou une suppression quelque peu imprévisible des voyelles radicales dans les dérivés, c’est principalement une question académique. Bien sûr, Tolkien a pu le concevoir différemment à des époques différentes – et de toute façon, même lui préférait traiter le quendien primitif comme une entité un peu vague et hypothétique : il n’y avait aucune nécessité à donner les détails spécifiques dans tous les cas, et il leur était permis de demeurer obscurs en raison du passage des longs âges.

Outre cette syncope précoce, si elle a jamais eu lieu, certaines voyelles finales ont aussi pu disparaître à une époque ancienne – si ancienne que leur présence antérieure n’a eu apparemment aucune influence sur les stades plus tardifs. Dans VT 39, p. 6, Tolkien déclare qu’en quenya, « toutes les consonnes finales avaient probablement perdu une voyelle, si on prenait en considération ses origines quendiennes reculées ». Plus tôt, dans les Étym., il avait néanmoins cité quelques formes qu’il avait lui-mêmes identifiées comme [étant] du quendien primitif, bien qu’elles finissent par une consonne : ¤atar « père », ¤dēr « homme »4), ¤māʒ « main »5). Peut-être nous faut-il comprendre qu’il existait un stade encore plus primitif du q. pr. où ces mots comportaient une voyelle finale, mais quel aurait pu être son timbre ? – nous ne pouvons que spéculer [à ce propos].

Le marqueur courant du pluriel avait évidemment dû être abrégé après une voyelle longue (ou n’importe quelle voyelle ?) ; le pluriel quendien primitif « Lindar » (Elfes du troisième clan) est donné sous la forme ¤Lindāi, et non ⁑Lindāī (WJ, p. 378). Si cette dernière forme a jamais existé, elle a dû être modifiée très tôt. Peut-être le pluriel d’un mot contenant une voyelle finale brève, comme swanda « éponge », apparaissait-il de même sous la forme *swandai plutôt que *swandaī (la forme ultra-primitive ?). Cependant, un -e final bref a apparemment été déplacé avant le ī, comme lorsque le pluriel de ¤kwende « elfe » était ¤kwendī (de l’ultra-primitif *kwendeī ?).

Nous allons énumérer d’autres changements très précoces, bien qu’il soit difficile de dire s’ils ont eu lieu en quendien primitif tardif, ou au début de l’eldarin commun. Tolkien a déclaré que la métathèse bm > mb a eu lieu en eldarin commun au plus tard, mais que cela « a pu arriver plus tôt » (WJ, p. 416), ce qui implique nécessairement que ce changement a dû avoir lieu en quendien primitif :

¤labmā > ¤lambā « langue [anatomie] » (q. lamba)
¤labmē > ¤lambē « langue, langage » (q. lambë)

(Étant donné la forme de la racine LABA dont dérivent ces mots, on peut probablement supposer que leurs formes ultra-primitives, antérieures à la syncope, étaient *labamā, *labamē.) Le changement bm > mb donne un exemple de métathèse d’une occlusive et d’une nasale partageant le même lieu d’articulation ; c’est aussi le cas avec dn > nd, qui semble fournir un autre exemple de métathèse très précoce :

¤adnō > *andō « portail » (q. ando)
¤sjadnō > ¤sjandō « couperet » (q. hyando)

Une voyelle longue , , , ou + -i évolue en une diphthongue -ai, -ei, -oi, ou -ui :

¤Lindāi > ¤Lindai « Lindar » (WJ, p. 378 vs. WJ, p. 385), sg. ¤Lindā
*ornēi > ¤ornei pl. « arbres » (SD, p. 302), sg. ¤ornē

(Si la combinaison -īi a jamais eu lieu [par ex. *tārīi « reines » ?], elle s’est probablement contractée en .)

Il faut probablement tenir la combinaison que Tolkien orthographie kw pour le son labialisé kw ; il s’agit donc d’une consonne unique, plutôt que d’un groupement k + w. Cependant, il semble que même les vrais groupements k + w aient été assimilés très tôt aux consonnes unitaires kw :

¤hek-wā (racine HEK(E) + suffixe -wā) > *hekwā (q. hequa « excepté »)
¤salák-wē (racine SALÁK + suffixe -wē) > *salákwē (q. salquë « herbe »)

Notez que ce dernier exemple subira plus tard la syncope en quenya : le deuxième a a disparu dans la forme quenyarine. Cependant, comme nous le verrons ci-dessous, une telle syncope ne se produisait pas devant un groupement consonantique. Il nous est donc possible de dire que, au moment où la syncope a eu lieu, le groupement originel kw avait fusionné pour donner une consonne labialisée unique kw. Ce kw a survécu en quenya (écrit qu dans l’orthographe régularisée, mais le fait que Tolkien, dans ses sources anciennes, le représente au moyen du simple graphème q suggère également qu’il faut le considérer comme une consonne unique — salquë est en effet orthographié « salqe » [lors de sa première occurrence]).

Les aspirées sont réduites à des occlusives non aspirées devant certaines consonnes. Les aspirées kh et th (nous n’avons aucun exemple pour ph) deviennent bien sûr de simples k, t, devant s :

*lokh (racine LOKH) > *loksē (q. loxë = loksë)
*khoth (racine KHOTH) > ¤khotsē « assemblée » (aucun descendant connu en q.)6)

Possiblement, kh devient un simple k devant t : le verbe quenya rihta- « tressaillir » descend ou bien de *riktā ou de rikh ; Tolkien a donné la racine RIK(H), c’est-à-dire soit RIKH, soit RIK. Mais la forme quenyarine serait rihta- dans tous les cas, donc nous ne pouvons pas êtres certains.

1) On notera que Tolkien, à de nombreuses occasions, a indiqué (en utilisant un accent) que c’est la première voyelle dans les bases dissyllabiques concernées qui reçoit l’accent tonique. Lorsque l’accent tonique portait sur la seconde voyelle, il ne se produisait aucune syncope à cette période. Ainsi, morókō « ours » de MORÓK n’est pas devenu ⁑morkō (bien que le mot soit finalement devenu morco en quenya, en raison d’une syncope tardive).
2) N.d.É. : Dans un premier brouillon de ce traité, on a supposé que les formes postérieures de telco étaient *teleku, *telku. Cependant, Helge a souligné que « la forme de pluriel telqui est supposément “analogique”, ce qui suggère de toute évidence qu’elle ne se justifie pas vraiment par une forme archaïque *telku plutôt que *telkō. »
3) N.d.É. : Cependant, dans une source plus récente, Tolkien a changé l’étymologie, en faisant de sind. heledh un emprunt au kh. kheled (Silm., p. 358, cf. le toponyme Kheled-zâram, « Miralonde »), rendant apparemment obsolète la racine eldarine KHJEL(ES) et ses dérivés dans les Étym. (RP, p. 414). Helge a écrit qu’il avait inclus cet exemple dans le but d’analyser l’évolution phonologique en quenya, en tant qu’exemple attesté de la manière dont le phonème primitif *khj- s’est développé en quenya. Le seul autre exemple de *khj- qui a, d’après toutes les indications, survécu extérieurement est le radical KHJAR. En dépit de l’absence actuelle de formes postérieures attestées, on peut raisonnablement supposer que la forme q. hyarmen « sud » découle de *khjarmen.
4) N.d.É. : On peut possiblement voir cet exemple comme une variante de *nēr < NERE.
5) N.d.É. : Mais dans les sources à la fois anciennes et plus récentes (LCP, p. 683-684 ou QL, p. 57, et VT 39, p. 11), le mot primitif pour « main » a supposément été ¤maha.
6) L’exemple ¤khotsē, « reconstruit » par Tolkien lui-même, aurait également pu être choisi pour montrer que les aspirées ne pouvaient pas se trouver devant un s même en quendien primitif, car certaines restrictions phonologiques empêchaient de telles combinaisons. Cette question a un intérêt purement académique.
 
langues/langues_elfiques/evolution_quenya/quendien_primitif.txt · Dernière modification: 03/05/2021 10:16 par Elendil
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