L’elfique primitif : Diverses parties du discours et leurs flexions

Trois Anneaux
Helge Kåre Fauskanger
traduit de l’anglais par Damien Bador
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Plan de l’article :
L’elfique primitif :
là où tout a commencé

Les noms

La langue primitive distinguait au moins trois nombres : singulier, duel et pluriel. Le singulier était apparemment la forme basique du nom, comme dans la plupart des langues. Le duel était formé à parit de la terminaison , vue dans besû « couple marié » (BES), lasû « oreilles » (paire d’oreilles, les deux oreilles d’une personne) (LAS2) et peñû « paire de lèvres »1). Si l’usage de cet élément duel correspond à son utilisation en quenya ancien, comme Tolkien le souligne dans L, p. 427, ce duel primitif s’appliquait uniquement à deux choses faisant partie d’une paire naturelle, pas à deux objets qui ne seraient qu’incidemment associés.

La terminaison plurielle normale était , origine du -i quenya (comme dans Quendi) et l’inflexion en i vue dans les pluriels sindarins (comme annon « portail », pl. ennyn, parce que a et o furent assimilés dans la terminaison plurielle du vieux sindarin -i, plus tard perdue, et devinrent e et y, respectivement). Quendi descend de kwendî, le pl. de kwende2) ; noter que la voyelle finale brève -e se voit déplacée par la terminaison plurielle. Les fréquentes voyelles finales longues ne sont normalement pas déplacées, mais la terminaison plurielle est abrégée en -i lorsqu’elle est ajoutée à une voyelle longue : le pl. de Lindâ « Linda, un Elfe du Troisième Clan »3) est donné sous la forme Lindâi4), pas **Lindâî. Il semble que ces combinaisons d’une voyelle longue + i avaient tendance à devenir des diphtongues normales en -i, comme dans ce cas âi > ai ; le pl. de Lindâ est aussi donné comme étant Lindai5). Dans SD (p. 302), le pl. de ornê « arbre » est semblablement donné sous la forme ornei, pas #ornêi (la forme antérieure ?) Cependant, le pluriel est parfois directement formé à partir d’un radical nu plutôt que d’être ajouté à la voyelle finale ; ainsi, le pl. de ba « Vala » est balî, formé à partir du radical BAL, plutôt que **balâi, **balai. (En quenya, la forme Vali, dérivée de balî, est toujours une alternative à Valar comme pluriel de Vala. On le voit dans le nom Valinor, la terre ou peuple des Vali.)

Une autre terminaison primitive, mentionnée dans « Les Étymologies » en-dessous de 3O était -m. Comment et où cette dernière était utilisé n’est pas clair. Elle pourrait avoir été usitée pour indiquer la pluralité après des flexions et des particules enclitiques. Ce -m est apparemment l’origine de la terminaison plurielle -n vue dans certains cas du quenya, comme la terminaison -ssen du locatif pluriel (singulier -ssë). L’élément prépositionnel , jo- « ensemble » (à plus de deux) est aussi donné sous la forme jôm, jom-6). Il se pourrait que cela soit en rapport avec la terminaison plurielle -m. Le numéro 42 de Vinyar Tengwar donne un peu plus d’informations à ce sujet. Tolkien mentionnait cette terminaison comme « étant certainement un ancien indicateur du pluriel en eldarin commun »7) et citait l’exemple lepem « doigts »8). Pourtant, l’indicateur normal du pluriel devait avoir été la terminaison , qui donna directement -i en quenya, telerin et vieux sindarin9).

Il semblerait que la langue primitive ait possédé au moins certains cas ; Tolkien mentionne une terminaison allative -da10). L’accusatif que l’on trouve en quenya archaïque, formé par allongement de la voyelle finale des mots (cirya « navire » > ciryá), pourrait suggérer qu’à une période antérieure il existait une terminaison accusative consistant en un son guttural. Lorsque ce dernier fut perdu, la voyelle de devant fut allongée (ou resta longue) par compensation : ? kirjâ3 > ciryá ; contraster avec #kirjâ > cirya. Cependant, certaines des nombreuses flexions du quenya pourraient être des particules qui furent ultérieurement suffixées ; nous savons que la terminaison génitive -o descend d’une particule initialement indépendante, 3o ou ho « de, depuis ». En effet, la distinction entre les flexions et les particules enclitiques semble avoir été vague ou absente des formes les plus primitives de l’elfique. Chose intéressante, Tolkien affirme que les éléments « prépositionnels » étaient normalement « attachés » (= suffixés ?) aux radicaux nominaux en q. pr. ; il s’agissait de leur « place habituelle »11). Il semblerait qu’en q. pr., les « prépositions » aient normalement agis comme postpositions. (De vraies prépositions durent devenir dominantes en eldarin commun, puisqu’elles existent à la fois en quenya et en sindarin.)

Les verbes

Il n’y a pas grand chose que nous puissions dire concernant le système verbal de la langue primitive. Certaines terminaisons verbales fréquentes, comme -jâ et -tâ (d’où proviennent les terminaisons quenyarines -ya, -ta) peuvent être identifiées ; voir Dérivation en elfique primitif. WJ, p. 415, suggère que dans la langue primitive, le passé était indiqué par « un “augment” ou voyelle de base redoublée, avec une voyelle radicale longue »12). Ainsi, le radical KWE « dire, parler » possédait le passé ekwê (le e de KWE étant préfixé comme augment et le e originel étant allongé en ê). Le radical KAR « faire, fabriquer », que l’on pourrait probablement aussi bien donner sous la forme #kara, possédait de façon similaire le passé akâra « fit, dit ». De même, il nous faut supposer que le passé de kiri « couper » était #ikîri (reconstruction personnelle), et ainsi de suite. Dans les langues ultérieures, les voyelles radicales préfixées survécurent dans les parfaits quenyarins, tandis qu’elles apparaissaient aussi dans une classe de passé sindarin (akâra donnant le sindarin agor).

En quenya, le passé est souvent formé avec la terminaison -në (e.g. orta- « élever » > ortanë « élevé ») ou par infixation nasale + finale (e.g. tac- « clôre », passé tancë). L’infixation nasale se retrouve dans le passé sindarin (e.g. sogo « boire » > passé sunc). Puisqu’il y a présence de nasales dans les temps passés du quenya et du sindarin, celles-ci doivent remonter au moins à l’eldarin commun. Aucune forme primitive de la terminaison du passé quenya -në n’est mentionnée par Tolkien dans le matériel publié ; si elle existait, elle aurait probablement été #-nê. Certains des passés avec infixation nasale peuvent simplement être dus à l’ajout d’une telle terminaison après le radical, avec transposition ultérieure du n et de la consonne finale du radical. Par exemple, le sindarin sunc « bus / but / bûmes / bûtes / burent » (quenya #suncë, non attesté) pourrait dériver de, disons, l’eld. com. #sunkê < q. pr. #suknê, c’est-à-dire le radical SUK « boire » avec la terminaison passée #-nê. Mais il s’agit là de spéculation, qui requiert de plus une interversion kn > nk, qui n’advient pas de façon régulière ; il pourrait être préférable de considérer que la forme avec infixation nasale #sunkê était sous cette forme dès l’origine.

En quenya, une forme considérée être l’aoriste se forme avec la terminaison , qui donne -i lorsqu’une terminaison lui est ajoutée. Dans la langue primitive, celle-ci devait être -i dans toutes les positions (puisque le -i final court devint en quenya, mais demeura inchangé lorsqu’il n’était pas final).

Ulmo (© John Howe)

L’un de nos très rares exemples d’un présent primitif est uljâ « verse », la source du sindarin eil « il pleut » (voir ULU). Cela arguerait-il en faveur de l’existence d’une terminaison primitive marquant le présent , source de la terminaison quenya -a ? Dans WJ, p. 372, Tolkien se réfère aux « radicaux de temps [présent ?] en ». Il semblerait que la terminaison en soit « invisible » lorsqu’elle s’ajoute à un verbe se terminant déjà par , car le verbe uljâ présente à coup sûr la fréquente terminaison verbale -jâ. Noter cependant la forme mâtâ, dite (dans le VT 39, p. 7) être la « forme continue » du radical mata- ou MAT « manger »13). Comparer avec L, p. 427, où Tolkien affirme que le quenya palantír vient d’une forme primitive palantîrâ (ou palantîra), et que ce mot inclut un « radical continuatif de TIR observer, fixer ». Clairement, la « forme continuative » mâtâ « est en train de manger » possède le même lien avec MAT que ce « radical continuatif » tîrâ « #est en train d’observer » avec TIR. Il semble qu’à partir des radicaux verbaux basiques (dénués de terminaison comme -jâ ou -tâ) une forme continue correspondant à l’anglais « is …-ing » puisse être dérivée par allongement de la voyelle radicale et ajout de la terminaison . Les descendants quenyarins de ces formes (non attestés dans ce cas : #máta, #tíra) sont clairement ce que l’on appelle souvent le présent. Puisque mâtâ se traduit par « est en train de manger », il apparaît que les radicaux continuatifs pouvaient déjà fonctionner comme des verbes conjugués dans la langue primitive.

Nous avons un exemple d’un parfait primitif, nommément la forme awâwiiê donnée dans WJ, p. 366. Elle semble se former par allongement et préfixion de la voyelle radicale, et ajout du suffixe -iiê. En quenya, la terminaison devenait -ië, mais les parfaits étaient toujours formés de la même manière.

Nous ne savons pas comment les autres formes du verbe étaient construites en elfique primitif. La terminaison infinitive -ië se trouve à la fois en quenya et en vieux sindarin (« vieux noldorin »), donc elle doit remonter au moins à l’eldarin commun. Sa forme primitive pourrait avoir été -iê (peut-être attesté noyé dans le terme luktiênê, voir Dérivation en elfique primitif). Les terminaisons du futur en quenya et en sindarin, -uva et -tha, ne semblent manifestement pas apparentées – suggérant peut-être qu’une au moins des deux était une innovation sans contrepartie dans la langue primitive.

Il peut être noté que la langue primitive n’avait pas d’impératif flexionnel ; à la place, la particule impérative indépendente â, à la position variable, était utilisée en conjonction avec un radical verbal.14).

Les pronoms

Notre connaissance du système pronominal primitif est loin d’être complète. Un radical pour la première personne « je » est donné dans « Les Étymologies » : NI15), et ni se retrouve encore en quenya (tandis que l’origine du mot sindarin pour « je », im, est obscure). La terminaison quenya -mmë pour le « nous » (exclusif) et celle qui lui correspond en sindarin, -m, postulent en faveur de l’existence d’un pronom primitif pour la première personne du pluriel qui inclue le son m au plus tard en eldarin commun. Tolkien parle de de comme des « éléments pronominaux de la 2e personne »16). Le quenya tye « tu » (comme C.O.D., « te ») et la terminaison sindarine -ch « #tu / vous » semblent indiquer qu’il existait aussi un élément de la deuxième personne qui comprenait le son k (puisqu’étant donné la terminaison sindarine, il faut supposer que le quenya tye descende de #kje, tandis que le sindarin -ch représente un ancien #-kk-). Concernant la troisième personne, il est approprié de mentionner le radical démonstratif TA « ça » (qui donne le quenya ta « ce, ça »). Le quenya te « eux » (et « ils / elles » ?) pourrait descendre d’une forme inaccentuée #tai, c’est-à-dire ta « ce[lui-là] » avec une terminaison plurielle : « #ceux ». Il semble que la troisième personne ait été principalement associée avec un autre radical démonstratif, S-. Sous celui-ci, « Les Étymologies » listent ou su (ou sô/so), qui est évidemment un pronom primitif « il », tandis que « elle » est ou si (ou sê/se). Référence est aussi faite à « la flexion verbale -so » et à sa contrepartie féminine « la flexion -se », signifiant à l’évidence que ces pronoms étaient attachés aux verbes afin d’exprimer que « il » ou « elle » étaient sujets de la proposition. On ne sait pas avec certitude si ces flexions existaient déjà dans la forme la plus primitive de la langue.

N.d.T. : Depuis la parution de cet article, le VT nº 49 (p. 50) nous a procuré une liste complète des « Éléments pronominaux et des flexions verbales apparaissant en quenya », faisant partie des écrits les plus tardifs de Tolkien (c. 1968). Au dos de celle-ci figure un tableau des « Probables formes radicales originelles », que l’on peut représenter ainsi :

Singulier Duel exclusif Duel inclusif Pluriel exclusif Pluriel inclusif
Première personne ni me we me we
Deuxième personneImpérieux : ki
Respectueux : le/de
le/de le/de
Troisième personne se/te se/te se/te
Impersonnel - -t -r

Autres parties du discours

Un exemple d’adverbe est le mot akwâ, « une extension ou intensification de *kwâ, utilisé comme adverbe » (quenya aqua « pleinement, complètement, entièrement, intégralement »), d’après WJ, p. 415. Un autre exemple est hekwâ « laissant de côté, sans compter, excluant, excepté », affirmé être à la fois un adverbe et une préposition17). Il est formé à partir de l’« élément adverbial » HEKE, HEK signifiant « de côté, isolé, séparé »18). Aucune terminaison adverbiale spécifique, comme l’anglais -ly n’est connue ; la terminaison -wâ vue dans le terme hekwâ est aussi une terminaison adjectivale (voir Dérivation en elfique primitif). – Un « élément négatif primitif » est mentionné en WJ, p. 370 : « non ! » (également abâ, aba), exprimant le refus, pas la négation des faits. Autrement, les mots fondés sur le radical LA « non, pas » ou les radicaux négatifs , et leurs variantes préfixées UGU, UMU étaient à l’évidence usités pour former des négation. – On ne sait pas s’il existait des articles dans la langue primitive ; on pourrait en douter. La source de l’article i « le, la, les » en quenya et en sindarin, le radical I est affirmé être une « particule déictique »19). Ainsi, alors que le quenya i alda et le sindarin i ‘aladh signifient « l’arbre », le primitif #i galadâ signifie manifestement « cet arbre ». Plus tard, la signification de i fut affaiblie de « ce, cet, cette, ces » en « le, la, les » (peut-être dès l’eldarin commun, puisque le quenya et le sindarin partagent cet article). Les langues romanes obtinrent leurs articles définis de la même manière : leur ancêtre latin ne possédait pas de mot pour « le », « la » ou « les », mais la signification des démonstratifs latins (typiquement ille, illa) fut affaiblie et donna des articles comme la ou el [en espagnol, N.d.T.].

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) VT 39, p. 11 cf. p. 9
2) WJ, p. 360
3) WJ, p. 380
4) WJ, p. 378
5) WJ, p. 385
6) WJ, p. 361
7) Version originale : « being certainly an ancient plural indicator in Common Eldarin »
8) VT, p. 26
9) N.d.T. : On retrouve également des traces du marqueur pluriel -m en telerin, voir dans les liens sur Tolkiendil.
10) WJ, p. 366
11) WJ, p. 368
12) Version originale : « the “augment” or reduplicated base-vowel, and the long stem-vowel »
13) VT 39, p. 7, 11 ; LRW, p. 371
14) WJ, p. 365
15) LRW, p. 378 s.v. NI2
16) WJ, p. 363
17) WJ, p. 364-365
18) WJ, p. 361, 364
19) LRW, p. 361
 
langues/langues_elfiques/quendien_primitif/elfique_primitif_parties_discours.txt · Dernière modification: 04/09/2022 15:22 par Elendil
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