L’elfique primitif : là où tout a commencé

Trois Anneaux
Helge Kåre Fauskanger
traduit de l’anglais par Damien Bador
Article de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien.

Plan de l’article :
L’elfique primitif :
là où tout a commencé

Histoire interne

« Longtemps ils vécurent en leur première demeure auprès des eaux sous les étoiles, et ils foulaient la Terre avec étonnement ; et ils commencèrent à créer une langue et à donner des noms à toutes les choses qu’ils percevaient. Ils se nommèrent eux-mêmes les Quendi, signifiant ceux qui parlent avec des voix… »1)

En créant une langue, les Premiers-Nés d’Ilúvatar s’identifièrent comme Incarnés, enfants de l’Un : « La création d’une lambe [langue] est le principal trait d’un Incarné »2), observe Pengolodh, le sage de Gondolin3). En effet « les nouveaux éveillés inventèrent de nombreux mots nouveaux et magnifiques, et de nombreux artifices ingénieux du langage. »4) La langue créée par les premiers Elfes à Cuiviénen devait avoir un immense impact sur l’histoire linguistique de la Terre du Milieu. Habituellement appelée quendien primitif, c’est l’ultime ancêtre de toutes les langues elfiques, y compris le quenya et le sindarin. Mêmes les langues ne descendant pas directement du quendien primitif empruntèrent des mots à l’elfique, comme on eut le voir dans les articles sur l’adûnaïque, les langues humaines, le nanesque et même l’orquien et le parler noir. WR (p. 159) et PM (p. 63) citent Faramir, disant que « tous les parlers des hommes de ce monde descendent de l’elfique ». La seule langue d’Arda qui puisse avoir complètement échappé à l’influence de l’elfique est le valarin. En pratique, le valarin serait aussi la seule langue plus ancienne que le quendien primitif. Il est vrai qu’Aulë avait inventé le khuzdul pour les Nains longtemps avant la venue des Elfes, mais puisque Ilúvatar ne voulait pas que les Nains viennent avant ses propres Premiers Nés, les Nains dormaient toujours quand les Quendi s’éveillèrent.

À quoi ressemblait-elle, la langue que les Elfes créèrent au cours de ces premières années d’innocence auprès des eaux étoilées de Cuiviénen ? Nous connaissons une grande part de sa phonologie et de ses méthodes de dérivation ; nous en savons moins sur sa structure grammaticale précise. À juger d’après celles des langues en descendant qui sont tenues pour être les plus proches de la langue originelle, le quenya et le telerin, le quendien primitif était une langue comportant des déclinaisons. Une terminaison allative -da est explicitement mentionnée par Tolkien5). Concernant le style général de la langue primitive, la vaste majorité des mots possédait deux ou trois syllabes et se terminait par une voyelle. Dans VT 39, p. 6, Tolkien affirme qu’en quenya, « toutes les consonnes finales avaient probablement perdu une voyelle, si les lointaines origines quendiennes étaient prises en considération. » (Certaines des formes « reconstruites » par Tolkien se terminent néanmoins par une consonne, mais elles ne sont pas nombreuses, et toutes les formes astérisquées ne décrivent pas nécessairement la plus ancienne strate de la langue.) Les fréquentes voyelles finales longues sont très caractéristiques de l’elfique primitif, par exemple lindâ « bruissant agréablement » ou ndorê « terre ». Dans les mots trisyllabiques, la première et la deuxième voyelles sont habituellement identiques (e.g. karani « rouge ») et dans certains cas la voyelle finale est aussi la même, mais longue (e.g. eredê « graine », galadâ « arbre », kyelepê « argent », ñgolodô « Ñoldo »). D’après VT 39 (p. 6), il n’y avait probablement pas de voyelles médiales en hiatus dans la langue primitive ; celles que l’on trouve en quenya avaient entretemps perdu une consonne intermédiaire. Les formes reconstruites par Tolkien incluent cependant au moins une combinaison en hiatus, ie, ; à la lumière de ses concepts tardifs, nous pouvons faire l’hypothèse que cela représente un #ihe ou #iñe encore plus ancien, avec une consonne médiale disparue par la suite.

Dans l’index du Silmarillion, Christopher Tolkien se réfère au quenya comme à « la langue ancienne, commune à tous les Elfes, dans la forme qu’elle prit à Valinor ». Cependant, le style de « la langue ancienne » différait significativement du quenya en de nombreux points, et, de manière générale, le mot quenya ne devrait pas lui être appliqué. Il est vrai que les changements phonologiques séparant le quendien primitif du haut-elfique classique sont si simples et clairs qu’un locuteur du quenya aurait pu avec un peu d’entraînement être capable de comprendre la langue primitive sans jamais avoir à « l’apprendre » comme une langue étrangère. Mais malgré tout, cette langue primitive lui aurait semblé assez étrange, et il aurait eu du mal à la reconnaître comme un simple dialecte de la sienne. Pourtant demeure le fait que les Ñoldor tenaient le quenya pour être la langue « préservant le plus exactement le caractère ancien du parler elfique »6). En fait, la langue la plus conservatrice semble avoir été le telerin d’Aman, au moins du point de vue de la phonologie – mais le telerin était lui-même parfois considéré comme un dialecte du quenya, quoique les Teleri pour leur part l’aient tenu être une langue distincte.

Oromë (© Anke Katrin Eissmann

Tolkien distinguait deux étapes dans l’elfique primitif. Comme noté ci-dessus, la toute première était le quendien primitif. Ce fut l’ancêtre de toutes les langues elfiques du monde (excepté, peut-être, les produits d’une construction linguistique ab nihilo, si les Elfes s’engageaient dans de telles activités… comme nous le savons, certains humains le font ! Cependant, il est dit dans le Silmarillion, chap. 17, que « toutes les langues des Quendi avaient une même origine. ») Dans « Les Étymologies », seules quelques formes marquées d’une astérisque sont explicitement identifiées être du quendien primitif (atar, atû, dêr / der-, khalatirnô, mâ3 / ma3- et taurâ ; voir les entrées ATA, NI1, NÊR, TIR, MA3, TÂ/TA3). Néanmoins, il faut supposer que la plupart des formes marquées d’une astérisque représentent l’étape la plus primitive de la langue. L’étape suivante fut l’eldarin commun, l’ancêtre de toutes les langues eldarines (par opposition aux avarines), en particulier le quenya et le sindarin. L’eldarin commun était le parler des Elfes qui suivirent Oromë et s’engagèrent dans la Marche de Cuiviénen à la Mer, ou plus exactement la langue qu’ils développèrent au cours de la Marche. Dans « Les Étymologies », seuls trois mots sont explicitement identifiés comme de l’eldarin (commun) : mahtâ-, ndæ̂r, wa, cf. MA3, NDER, ). Cependant, un grand nombre de formes eldarines communes sont données en WJ et PM.

Il pourrait être utile de savoir combien durèrent les périodes en question, approximativement. Dans WJ (p. 5-6), une chronologie en années valiennes est présentée. En WJ, p. 20, on nous dit que 365 « longues années des Valar » équivalent « presque […] trois mille et cinq cents années du Soleil », c’est-à-dire qu’une année valienne dure à peu près neuf années solaires et demi. En partant de ce nombre, nous obtenons le résultat suivant : après que les Elfes s’éveillent auprès des étangs de Cuiviénen, ils y vécurent en paix pendant environ 280 années solaires (années valiennes 1050 à ~1080). Puis ils furent découverts par les espions de Melkor, qui les persécutèrent. Cinquante années solaires de plus s’écoulèrent, après quoi les Elfes furent trouvés par Oromë pendant l’année valienne 1085. La Séparation des Quendi en Eldar et Avari s’ensuivit, apparemment durant l’année 1105, environ 190 années solaires plus tard. (L’impression que donne le texte du Silmarillion, selon laquelle la Séparation eut lieu dans les semaines ou mois qui suivirent la découverte des Elfes par Oromë, s’avère complètement erronée.) Ainsi, plus de cinq cents années solaires s’écoulèrent entre l’Éveil des Elfes et la Séparation, assez de temps pour développer une langue complète – mais pas un temps très long d’après les standards elfiques. (Cf. les mots de Legolas dans le SdA, livre III, chap. 6 : « Cinq cents fois les feuilles rouges sont tombées chez moi à Mirkwood depuis [que Meduseld fut construit], et cela ne nous semble pourtant qu’un court moment. »7) Les Elfes ne percevaient pas un demi-millénaire comme une très longue période.)

La Marche de Cuiviénen à la Mer dura largement deux siècles et demi des années du soleil (Années valiennes 1105-1132). Durant cette période, les Marcheurs transformèrent le quendien primitif en eldarin commun. Puis les Vanyar et les Ñoldor passèrent la mer, et à ce point l’eldarin commun devint à l’évidence l’ancien quenya, alors que la période d’évolution de l’elfique antérieure à l’écriture approchait de sa fin. En Beleriand, l’eldarin commun (ou son dialecte telerin commun) commença à se transformer en sindarin.

Des millénaires plus tard, c’est aussi en Beleriand que les Ñoldor exilés commencèrent à étudier la linguistique comparative et à reconstruire leur langue primitive : « Ce fut […] le contact avec le sindarin et l’accroissement de leur expérience des évolutions linguistiques (en particulier les changements plus rapides et moins contrôlés observables en Terre du Milieu) qui stimulèrent l’étude des maîtres du savoir en linguistique, et c’est en Beleriand que les théories sur l’eldarin primitif et ses relations avec les langues connues qui en descendaient furent développées. »8)

Histoire externe

Il ne semble jamais y avoir eu de moment où les langues elfiques de Tolkien aient existé dans un vacuum historique, sans concept d’évolution et de changement derrière elles. Christopher Tolkien note : « Depuis le tout début, ces langues furent bien sûr conçues d’une manière profondément “historique” […] Tous les éléments de celles-ci, les éléments de chaque mot, sont en principe “explicables” historiquement – comme le sont les éléments des langues qui ne sont pas “inventées” – et les phases successives de leur complexe évolution étaient le délice de leur créateur […] ils reflètent la langue non pas comme une “structure pure”, sans “avant” ni “après”, mais en croissance, dans le temps. »9) L’aspect diachronique était très important pour Tolkien ; il semble avoir été immensément attiré par la vision grandiose d’une entière famille de langues croissant, changeant, évoluant, se subdivisant dans diverses directions. Lorsqu’il discutait des termes elfiques, il introduisait très souvent des radicaux primitifs et astérisquait les formes « ancestrales » ; il sentait clairement qu’un mot a besoin d’une histoire ! (Voir par exemple L, p. 382-383.) Bien sûr, cela nécessitait la construction (ou au moins l’esquisse) d’une langue primitive, ultime ancêtre de toutes les étapes successives, puisque Tolkien ne pouvait guère étendre l’histoire des langues elfiques indéfiniment dans le passé – en particulier quand il concevait l’histoire elfique avoir un début précis dans le temps et l’espace, l’éveil des Quendi au bord du lac de Cuiviénen. Toutes les formes d’elfique devaient être des descendants du « Cuiviénenien ».

Dès la toute première liste de mots elfique, le « Lexique qenya »10), datant de 1915, les mots étaient dérivés de « racines primitives » (comme dans « Les Étymologies »). Ces radicaux procuraient des aperçus d’une proto-langue qui semble être quelque peu inspirée par les reconstructions proposées pour l’indo-européen, la langue hypothétique dont descendent la plupart des langues européennes et quelques langues orientales. Par exemple, Tolkien introduisit des radicaux possédant des N et L syllabiques, comme SṆKṆ et FḶKḶ (LT2, p. 341 ; les points sous les N et les L indiquent qu’ils sont syllabiques). Partant apparemment des mêmes radicaux primitifs, Tolkien dériva deux ans plus tard un nouvelle langue elfique, apparentée au « qenya », le gnomique, doté de sonorités celtiques, qui « devint finalement celle du type appelé sindarin »11) au bout de trente ans de révisions et de changements conceptuels.

Vingt ans plus tard, lorsque Tolkien rédigea « Les Étymologies », les consonnes syllabiques du « proto-elfin » de 1915 avaient disparu. Néanmoins, certaines idées sur la langue primitive remontent au tout début des expérimentations de Tolkien. Par exemple, la notion que certains mots commençaient avec des plosives nasalisées, nd, mb, ng (qui sont reflétées dans la forme que ce dernier mot prend lorsqu’il suit l’article défini dans la langue aux sonorités celtiques : gnomique Golda « Gnome, Noldo », i Ngolda « le Gnome » ; de même, sindarin Golodh « Noldo », i Ngolodh « le Noldo »). Dans « Les Étymologies », bon nombre de mots primitifs « reconstruits » sont donnés, nous permettant d’obtenir une assez bonne impression de la langue primitive ainsi que Tolkien la concevait alors.

Celegorm (© Jenny Dolfen)

Bien sûr, l’intérêt premier de Tolkien résidait dans les langues elfiques plus tardives, en particulier le quenya et le (noldorin →) sindarin. Même dans « Les Étymologies », l’elfique primitif reste une entité nébuleuse dont la fonction première est de clarifier les relations entre les diverses branches de l’elfique et de servir de fondement historique pour celles-ci, plutôt qu’une « langue artistique » en soi. Comme tout le reste, les idées de Tolkien au sujet de la source ultime de certains mots étaient sujettes à révision. Par exemple, tant SD (p. 419) que « Les Étymologies » (radical TYUL) affirment que le mot quenya pour « mât » est tyulma. Mais d’après « Les Étymologies », tyulma provient d’un primitif tyulmâ, tandis que SD, p. 419, veut que tyulma descende du terme primitif kyulumâ. Tous deux donneraient tyulma en quenya, il n’y a donc aucune divergence concernant les changements phonologiques – mais les idées de Tolkien sur la forme ancestrale changèrent au cours du temps. Un cas similaire est le quenya findë « boucle de cheveux, tresse » : venait-il du primitif spindê (« Les Étymologies », radical SPIN) ou de phindê, comme indiqué en PM, p. 36212) ? Une telle indécision remonte au tout début : en discutant des premiers « Lexiques », Christopher Tolkien note que « dans certains cas, il semble clair que le mot était “là”, si l’on peut dire, mais son étymologie restait à définir avec certitude, et non pas le contraire. »13) Mais les idées générales de Tolkien sur cette langue primitive, telles qu’elles sont exposées dans « Les Étymologies », semblent s’être formées dans les années 30, et ne pas avoir subies de révisions significatives plus tard. Par exemple, dans ce que Christopher Tolkien appelle « une note très tardive » – signifiant à l’évidence qu’elle date des années 70, la forme primitive du titre d’Aulë « artificier du monde » est dite être mbartanô14). Cela semble être le même type d’elfique primitif que les formes reconstruites des « Étymologies », écrites quarante ans plus tôt. Dans tous les cas, le développement historique du quenya et du sindarin était devenu d’une précision extrême dans les dernières années de la vie de Tolkien, il devait donc avoir à ce moment une idée très claire de leur langue ancestrale commune15).

Il mérite d’être noté qu’une idée précoce fut rejetée plus tard : la notion que les Elfes n’inventèrent pas de langue qui leur soit propre, mais apprirent le valarin par Oromë. Comme nous l’avons vu, Tolkien décida ultérieurement que les Elfes vécurent seuls pendant des siècles avant d’être découverts par les Valar.

Il va sans dire que la distinction entre les mots elfiques « attestés » et les formes « hypothétiques » est une pure fiction. Les formes « reconstruites » par Tolkien font tout autant autorité que le vocabulaire des langues « attestées » : même si quelqu’un pouvait obtenir une reconstruction plus plausible du quendien primitif que celle de Tolkien, elle n’en devrait pas moins être rejetée ! Dans cet essai, les mots primitifs « reconstruits » par Tolkien lui-même ne sont pas marqués d’une astérisque – quoique Tolkien ait eu l’habitude de le faire, jouant gaiement son Jeu.

L’expérience ultime en linguistique tolkienienne : enseigner le quendien primitif à quelques milliers de personnes et les isoler sur un continent lointain. Puis revenir un millénaire ou deux plus tard et vérifier si leurs descendants ont développé des langues similaires au quenya et/ou au sindarin.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Version originale : « Long they dwelt in their first home by the water under stars, and they walked the Earth in wonder; and they began to make speech and to give names to all things that they perceived. Themselves they named the Quendi, signifying those that speak with voices… »
2) Version originale : « The making of a lambe is the chief character of an Incarnate »
3) , 4) WJ, p. 422
5) WJ, p. 366
6) WJ, p. 374
7) Version originale : « Five hundred times have the red leaves fallen in Mirkwood in my home since [the Meduseld was built], and but a little while does that seem to us. »
8) Version originale : « It was […] the contact with Sindarin and the enlargement of their experience with linguistic change (especially the much swifter and more uncontrolled shifts observable in Middle-earth) that stimulated the studies of the linguistic loremasters, and it was in Beleriand that theories concerning Primitive Eldarin and the interrelation of its known descendants were developed. » PM, 342
9) RP, p. 381-382
10) Version originale : « Qenya Lexicon ».
11) PM, p. 379
12) N.d.T. : On lira également avec intérêt la note linguistique « Le problème de -rod », publiée dans le PE 17, p. 118-119, où Tolkien affirme que : « L’élément Fin- dans les noms nold[orins] dérive de √PH/PHIN, dont le sens basique semble avoir été “talent”, dextérité. Ainsi toujours les q. fínë, dextérité, finwa, fínëa “adroit”. Cf. aussi finca “habile” (pour des questions insignifiantes). finta-, montrer du talent, fintaler des “tours”. En particulier dans les noms [de personnes], ses formes étaient cependant associées avec des produits de SPIN-ID, boucle, tresse de cheveux elfiques / humains. Q. finde, findele “tresse, boucle”. »
13) LT1, p. 246
14) LT1, p. 266
15) PM, p. 367
 
langues/langues_elfiques/quendien_primitif/elfique_primitif_histoire.txt · Dernière modification: 08/03/2022 12:36 par Elendil
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