Appendice : Le parler noir après Tolkien

 Deux Anneaux
Timothée Masurel — Mai 2021
Notes de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise.

Le parler noir utilisé dans les films consacrés par Peter Jackson à la Terre du Milieu, notamment dans la trilogie le Hobbit, a suscité un large intérêt pour cette langue chez les spectateurs. Cependant la continuation du parler noir effectuée pour les films est loin de constituer le seul parler noir reconstruit et étendu après la mort de Tolkien. Si son corpus original se limite à quelques dizaines de formes, le parler noir a aussi eu une vie après Tolkien, et à la hauteur de sa vocation semble-t-il.

Les œuvres musicales

En 1992, Varg Vikernes, un artiste de Black Metal norvégien, anti-chrétien et racialiste, est accusé d’avoir participé à une série d’incendies d’églises. D’abord relâché par manque de preuves, il repasse devant les tribunaux l’année suivante après avoir assassiné de vingt-trois coups de couteaux Øystein Aarseth, le leader du groupe de Metal Mayhem (et il sera finalement reconnu coupable pour certains des incendies). L’homme est l’auteur d’un projet musical solo, concrétisé en 1991 et comptant quatre albums à son actif à ce jour, projet qu’il a baptisé… Burzum, comme le mot du parler noir de Tolkien signifiant « ténèbres ». Il se présente devant la justice en tant que « Count Grishnáckh », reprenant explicitement le nom de l’un des Orques de Tolkien. Vikernes dit croire aux vieux dieux nordiques ; il explique : « Grishnáckh est un nom pris dans un livre, le Seigneur des Anneaux… Grishnákh (j’ai ajouté un C à mon nom pour qu’il soit un peu différent du nom d’origine) était l’un des guerriers de Sauron. Sauron peut être interprété comme Odin, l’Anneau unique comme Draupnir (l’anneau d’Odin), les Trolls comme des berserkers1) […] ». L’un des titres de Burzum est intitulé En Ring Til Aa Herske (un anneau pour gouverner) et un autre The Crying Orc, mais Vikernes n’a pas fait usage du parler noir dans ses chansons, semble-t-il, bien que la référence aux personnages maléfiques de Tolkien soit avérée.

Au-delà de cette fascination personnelle pour le monde de Sauron, qui est autant politique que musicale dans le cas extrême de Vikernes, plusieurs artistes ont aussi repris le parler noir de Tolkien dans le cadre d’une œuvre strictement artistique. On notera l’œuvre du groupe de Black Metal autrichien Summoning, formé en 1993, connu pour prendre son inspiration dans le monde de J.R.R. Tolkien. Leur premier album est intitulé Lugburz (1995), soit le nom de la Tour Sombre en parler noir, et les paroles de l’un de leurs titres, Mirdautas Vras (2006), sont censées être en parler noir. Bien sûr, la plupart des mots relèvent de l’invention, vu la faible étendue du corpus légué par le professeur. Cependant la présence de mots tolkieniens témoigne de la volonté de reprendre et prolonger celui-ci pour les besoins de la musique :

Ghaash agh akûl – Nazgûl skoiz
Feu et glace, les Nazgûl volent
Mirdautas vras !
C’est un beau jour pour tuer !

Les continuations du parler noir pour des projets musicaux ne s’arrêtent pas là, et on notera aussi le travail du groupe suédois Za Frûmi, né en 2000. Trois de leurs albums, qui constituent la « saga Za Frûmi », sont composés de pistes censées créer une ambiance sombre de fantasy. On y entend alternativement ou simultanément des bruits de fonds (pluie, pas, coups), de la musique et des dialogues tenus par des Orques dans une langue qui se veut également être du parler noir.

Du jeu de rôle au cinéma : une postérité variée

De manière plus générale, le parler noir a donné naissance à de nombreux néo-parlers noirs, des langues complètes et utilisables ayant en commun d’intégrer le corpus laissé par Tolkien et de respecter les quelques règles de grammaire qui s’en dégagent. Ces langues ont bien sûr pris des directions très différentes, et de fait le legs du professeur laissait une vertigineuse liberté d’indétermination aux continuateurs. On retiendra le svartiska créé par Mikael Bynke à la fin des années 1990 et le shadowlandian de Scatha2), qui est le dialecte utilisé par Summoning pour les paroles de Mirdautas Vras. Plus récemment, le zhâburi3) de Björn Axén, encore en construction, reprend la majorité du vocabulaire du svartiska mais avec une nouvelle grammaire qui s’appuie sur l’hypothèse de Nemirovsky selon laquelle le parler noir de Tolkien est inspiré du hourrite. Ces néo-parlers noirs sont utilisés par exemple pour des jeux de rôle, et on trouve divers textes isolés composés dans ces langues, et jusqu’à une traduction d’un passage de la Genèse en shadowlandian4).

Le néo-parler noir qui a sans doute eu la plus large audience reste celui créé par le linguiste David Salo pour les besoins des six films de Peter Jackson consacrés à la Terre du Milieu de 2001 à 2014, et qu’on désigne parfois simplement comme « le » néo-parler noir (Neo Black Speech). Une partie des paroles chantées par les chorales dans la bande originale de Howard Shore sont en néo-parler noir, tous comme les dialogues entre Sauron et ses lieutenants qui apparaissent dans le Hobbit, les clameurs de l’armée d’orques, ou encore les chuchotements de l’Anneau. Voir à ce propos notre article « Faire fructifier l’héritage : David Salo et la construction du néo-parler noir ».

La série « Les Anneaux de Pouvoir »

Le dernier néo-parler noir en date est celui employé par les Orques dans la série télévisée Les Anneaux de Pouvoir d’Amazon. David Salo a confirmé ne pas avoir été en charge des dialogues elfiques, nanesques ou orquiens de la série. Le nom du traducteur d’Amazon n’est pas connu à ce jour, et le corpus de néo-parler noir entendu dans cette première saison est trop limité pour y consacrer une analyse sûre et complète ou un article d’envergure.

On entend cependant dans la bande-son les paroles Daghburz, makha gulshu darulu « Mordor, où s’étendent les ombres », c’est-à-dire un texte de néo-parler noir composé par David Salo pour le premier des films de la trilogie Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson ! On pourrait alors imaginer que les traducteurs d’Amazon ont cherché à continuer et enrichir le néo-parler noir de David Salo plutôt que de recréer le leur en repartant des seuls écrits de Tolkien, mais cela n’est pas le cas : les quelques phrases en parler noir figurant dans Les Anneaux de Pouvoir divergent clairement du vocabulaire et des règles de grammaire imaginées par David Salo : comparons par exemple le nubin « je sens » de David Salo et le izmûmbogh « je le sens » entendu dans la série. On peut aussi remarquer que dans la série le son [e] est à ce jour complètement absent des phrases entendues à l’écran – comme dans les quelques bribes laissées par Tolkien – alors que David Salo avait fait le choix d’inclure et d’utiliser ce son dans les constructions de son parler noir, ce qui était pour certains discutable.

Enfin, la langue semble prendre quelques libertés grammaticales par rapport aux écrits de Tolkien eux-mêmes en attribuant deux fonctions supplémentaires au suffixe verbal -at : là où chez Tolkien il ne signifiait a priori que le but (durbat « pour gouverner » ; gimbatul « pour les trouver »), il sert maintenant de suffixe impératif générique, et on peut entendre entre autres un orque crier un Gimbatul ! que les sous-titres traduisent par « Trouvez-les ! ». Ailleurs, la locution thrak-at u nampat est traduite par « apporté à la mort », le suffixe -at servant alors à former un participe passé. Dans la série, le terme ishi « dans » précède le mot auquel il se rapporte : Ash gul ishi ghash « Un fantôme dans le feu », alors que chez Tolkien ishi est suffixé (ou du moins postposé) au mot : burzum-ishi « dans les ténèbres ». On note aussi un oubli : krimp-at traduit « pour les lier » au lieu de krimpatul. La série semble enfin forger des mots nouveaux même lorsqu’un mot de même sens a déjà été inventé par Tolkien, avec burzum-ank qui est traduit par « dans les ténèbres », exactement comme le burzum-ishi de Tolkien.

En conclusion, on peut douter que le service de traduction à l’œuvre pour la série ait cherché à établir un néo-parler noir cohérent ou qu’il ait consacré beaucoup de soin à ses traductions.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Sortes de guerriers-fauves de la mythologie scandinave, animés par une puissante fureur les rendant invulnérables à la plupart des armes.
2) À l’origine présenté sur The Land of Shadow, encore disponible sur le site russe Black Speech.
3) Matériel disponible sur ce site.
 
langues/langues_ennemi/parler_noir/app_parler_noir_apres_tolkien.txt · Dernière modification: 20/02/2024 16:37 par Elendil
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