L’hébreu et l’elfique : pourquoi tant d’Elfes ont-ils des noms juifs ?

Deux Anneaux
Zak Cramer — Juillet 2011
traduit de l’anglais par Matthieu Leclerc, Rose Méhouas,
Corentin Domas, Lucas Zembrzuski, Thomas Gaudry & François Parmentier
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Cet article a initialement été publié dans Mythprint 48(7), de juillet 2011, p. 3—4. Tolkiendil remercie l’auteur pour nous avoir autorisé à traduire son article.

Pourquoi tant d’Elfes dans le légendaire de Tolkien ont-ils des noms juifs ? Sans doute est-ce une question naïve. Mais considérons des noms comme Galadriel et Tinúviel. Je crois qu’ils ont été inspirés par une certaine tradition de dénomination de la langue hébraïque. Celle-ci élabore des noms en utilisant une racine (généralement, mais pas toujours, trilitère — c’est-à-dire, trois consonnes avec des voyelles), et un suffixe théomorphique -El, signifiant « Dieu » en hébreu. Ainsi, par exemple, un nom comme Raphaël se compose de la racine raphah (« guérison ») et du suffixe El, et signifie « Dieu guérit ». C’est également le nom traditionnel de l’ange de la guérison, où le suffixe théomorphique indique un pouvoir surnaturel ou un agent divin plutôt que la divinité à proprement parler. Des noms hébreux comme Daniel, Gabriel, Michel et Ariel se construisent de la même manière. Si l’on se tourne vers les textes médiévaux, juifs, chrétiens, islamiques et, plus particulièrement, la littérature magique et mystique, à la fois ancienne et médiévale, on trouve littéralement des milliers d’anges nommés ainsi. Pourquoi le nom de Galadriel semble-t-il si approprié à nos oreilles pour dénommer un Haut-Elfe ? C’est, je crois, parce que nous sommes habitués à ce que les anges soient nommés ainsi. Ce nom se trouve bien, pour des locuteurs des langues occidentales, à mi-chemin entre le familier et l’exotique.

En 1968, Tolkien a écrit une lettre concernant les similarités entre son vocabulaire fictif et certains des noms inventés par William Blake. Tolkien dit qu’il venait juste de lire les livres prophétiques de Blake et :

« […] [j’]ai découvert à mon grand étonnement quelques similarités dans la nomenclature […] par ex. Tiriel, Vala, Orc… La majorité des noms inventés par Blake me sont aussi étrangers que sa « mythologie » […] et ne sont pas dus à une imitation de ma part : son esprit […] et son art […] n’ont absolument aucun attrait pour moi. Des ressemblances fortuites sont susceptibles d’apparaître dans les noms inventés par les écrivains familiers avec le grec, le latin et en particulier la nomenclature hébraïque… »1)

Les ressemblances fortuites entre les noms inventés par Blake et Tolkien s’expliquent par la familiarité de ces deux auteurs avec les langues classiques – en particulier l’hébreu. La suite de la lettre présente l’origine du mot Orc comme une dérivation du vieil anglais et du latin – mais il semble évident que la référence à l'hébreu porte sur la similarité entre Tiriel et des noms comme Galadriel et Tinúviel.

Cela devient d’autant plus intéressant lorsqu’on considère le deuxième prénom de Tolkien : Reuel. C’était un nom de famille qu’il hérita de son père, et qu’il donna en retour à chacun de ses quatre enfants, qu’ils donnèrent à leur tour à leurs enfants2). Reuel est un nom hébreu, composé de la racine Reah, « ami », et du suffixe théomorphe. C’est un des noms sous lesquels on connaît Jethro dans la Bible — qui souligne peut-être que Jethro était un ami de Moïse. La similitude entre la sonorité du mot hébreu El et celle du mot anglais elf n’est pas vraiment signifiante dans notre monde et constitue simplement une coïncidence, mais on ne peut s’empêcher de noter la résonance entre Reuel, signifiant « Ami d’El », et le nom, important pour la Terre du Milieu, d’Elendil, signifiant « Ami des Elfes ». Je n’ai pas l’intention de suggérer une relation sémantique directe — mais la résonance est intrigante, et, indique, suggérerais-je, une relation subtile entre le langage des Elfes et celui de la Bible.

Les noms des langues elfiques ne sont pas les seuls à paraître s’inspirer de formes de l’hébreu. Le nom sindarin pour le peuple du Rohan est Rohirrim. On forme les noms collectifs comme Rohirrim et Haradrim avec le suffixe -rim. En hébreu, on forme les noms collectifs en ajoutant le suffixe -im au mot-racine. Les suffixes -rim et -im ne correspondent pas exactement, mais pour quiconque connaît bien l’hébreu, les deux sont suffisamment proches pour sonner comme un nom collectif hébraïque. Ce pourrait être une coïncidence, et, de fait, Tolkien déclara3) que c’était le cas. Mais si nous ajoutons cela aux autres endroits où Tolkien montre qu’il a été inspiré par l’hébreu, peut-on vraiment l’écarter si facilement ? Tolkien avait certaines connaissances, et un certain intérêt pour l’hébreu. Sa lettre sur William Blake citée ci-dessus le suggère, et les indiscutables éléments hébreux dans la langue des Nains, le khuzdul, et la langue de Númenor, l’adûnaïque, le prouvent. Je n’ai pas la place ici de traiter de ces autres langues, mais pour ceux que cela intéresse, je l’ai fait dans mon article « Les influences juives en Terre du Milieu »4) publié dans Mallorn5) en 2006.

Les tengwar constituent l’alphabet employé pour écrire les langues elfiques. L’une de ses caractéristiques intéressantes est que les lettres représentent seulement les consonnes6). On écrit les voyelles en ajoutant des signes au-dessus et en dessous de la ligne des consonnes. Une telle façon d’écrire serait attirante pour un linguiste comme Tolkien, car elle différencie clairement ces deux entités linguistiques — consonnes et voyelles. Fait intéressant, on écrit les langues sémitiques, incluant l’hébreu, de la même manière. À l’origine, on écrivait l’hébreu sans voyelles du tout. Mais au fil du temps, lorsque les Juifs en sont venus à parler beaucoup autres langues, les scribes et les sages craignirent que la prononciation correcte du texte biblique ne soit perdue. Alors ils inventèrent un système de pointage — des points et tirets au-dessus et en dessous des lettres — pour indiquer les sons corrects des voyelles. Tout au long du Moyen Âge et jusqu’à maintenant, on pouvait écrire et on écrit l’hébreu avec ou sans voyelles. Et quand on l’écrit avec les points pour représenter les voyelles, cela ressemble aux tengwar… au moins de ce point de vue.

Il serait intéressant de cataloguer tous les pseudo-hébraïsmes du légendaire, mais j'espère que le peu que j’ai proposé ici soit suffisamment captivant pour inciter d’autres personnes à, au moins, considérer la possibilité qu’on retrouve un écho de l’hébreu dans les langues des Elfes. Si l’on peut accepter cette possibilité, alors on peut voir d’autres noms et mots moins visiblement hébreux sous un jour nouveau. Par exemple, il se peut que des noms comme Aman et Gil-galad reproduisent la racine trilitère de l’hébreu, et que des noms comme Amroth, Morgoth ou Nan Elmoth reproduisent une racine trilitère pourvue d’un suffixe de pluriel hébraïque -oth7). Le nom de Melkor fait écho au Moloch biblique. On peut aussi voir que l’elfique contient nombre d’exemples rappelant le génitif hébreu. Le génitif d’un nom féminin se terminant en -ah change sa terminaison en -ath et précède le nom avec lequel il entretient une relation génitive. Sammath Naur, les chambres de feu du Mont Destin, lieu de la fabrication et de la destruction de l’Anneau Unique, imiterait apparemment une telle construction, précisément. C’est d’autant plus le cas si l’on considère que Naur rappelle le mot hébreu pour lampe ou feu8). On peut expliquer ces exemples d'autres manières. Mais l’œuvre de Tolkien est marquée par sa richesse. Un mot peut évoquer plus d’un écho. Si Aman, par exemple, nous rappelle des mots des langues nord-européennes, cela ne signifie pas que le mot hébreu auquel il fait écho, amen (vérité, certitude), n’a pas aussi joué un rôle dans l’attrait qu’il avait pour Tolkien.

Tolkien, était philologue, étudiant l’histoire des textes et de leur langue. Son travail de création est également une réflexion étendue sur la façon dont nous connaissons notre histoire par l’intermédiaire des textes, des fragments de textes et des différentes traditions, nobles et populaires. Et c’était un fervent catholique. Il est difficilement concevable qu’il n’ait manifesté absolument aucun intérêt pour l’histoire textuelle de la Bible hébraïque. J’entends les échos de la langue biblique dans la langue des Elfes. J’entends les échos des noms angéliques dans les noms elfiques. Est-ce vraiment si difficile de croire que ces échos sont réels ?

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Hammond, W.G. et Scull, C. : The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, p. 25, Boston, Houghton Mifflin Company, 2005.
2) McClusky, Joan : « J.R.R. Tolkien: A Short Biography », p. 9—42, dans : A Tolkien Treasury, édité par Alida Becker, Philadelphia, Courage Books, 2000.
3) Lettres, p.254, édition Christian Bourgois, 2005.
4) Version originale : « Jewish Influences in Middle-earth »
5) Mallorn 44, 2006, p. 9—16.
6) N.d.É. : Du moins dans le mode quenya classique et dans l’Usage général qu’employait habituellement Tolkien pour l’anglais. D’autres modes, à l’instar du Mode de Beleriand et du Quanta Sarmë, représentaient les voyelles comme des lettres à part entière.
7) N.d.É. : Aucun de ces trois mots ne possède le même suffixe, en dépit de leur apparente similarité, et aucun d’entre eux n’est un pluriel. Il est toutefois notable que le sindarin dispose d’un pluriel de classe formé par le suffixe -hoth « armée, foule », qu’on retrouve dans des noms comme Glamhoth, Balchoth ou Gaurhoth.
8) N.d.É. : en hébreu, lampe s’écrit נִיר, qui se prononce [nɪʁ].
 
langues/textes/hebreu_et_elfique.txt · Dernière modification: 01/05/2021 17:07 par Elendil
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