Langues de Tolkien : Aperçu des relations externes

Quatre Anneaux
David Giraudeau — 2010
Article de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien.

En matière de langue historique, traditionnelle ou artificielle, il n’existe pas de pure création à partir du vide.

Les langues de Tolkien représentent la conjonction de plusieurs éléments, le premier d’entre eux étant clairement l’amour que Tolkien vouait aux langues et aux mots, comme le dit avec justesse Humphrey Carpenter dans sa biographie (J.R.R. Tolkien, Une biographie, p. 40) :

Philologie : « l’amour des mots ». Car c’était ce qui l’avait animé. Ce n’était pas un intérêt aride pour les principes scientifiques du langage, c’était un amour profond pour la sonorité et la forme des mots, qui lui venait des jours où sa mère lui avait donné ses premières leçons de latin.

De cet amour naquit ce fameux plaisir « phonesthétique » dont il parle au sujet du quenya (L, p. 176). Les langues elfiques ont été influencées, inconsciemment et à dessein, par les expériences linguistiques de Tolkien, et plus spécifiquement par les langues qu’il affectionnait le plus. Ainsi, dans l’une de ses lettres (ibid.), il décrivit le quenya et le sindarin en ces termes :

En fait, nous pourrions dire qu’elle est composée sur une base latine avec deux autres ingrédients (principaux) qui me procurent un plaisir « phonesthétique » : le finnois et le grec.
Elle est cependant moins consonantique que ces trois langues. Cette langue est le haut-elfique ou selon ses propres termes le quenya (elfique).
La langue vivante des Elfes occidentaux (le sindarin ou gris-elfique) est celle que l’on rencontre habituellement, en particulier dans les noms. Elle dérive d’une origine commune avec le quenya, mais les changements ont été délibérément conçus afin de lui donner un caractère linguistique proche (mais pas identique) à l’anglais et au gallois : car ce caractère, par son aspect linguistique, m’attire, et parce qu’il semble convenir au type plutôt « celtique » des légendes et des histoires racontées par ses locuteurs.

Du corpus

Lorsque l’on parle des langues qui influencèrent Tolkien dans ses créations, le gotique n’est pas toujours cité. Il est pourtant un élément non-négligeable. Dans son avant-propos au « Qenya Lexicon », Carl Hostetter nous explique que (p. x, la traduction est mienne) :

En bas de cette couverture intérieure [celle du cahier contenant le « Qenya Lexicon », N.d.T.], et à l’envers par rapport au contenu du reste du carnet, se trouve une phrase en gotique :

Ermanaþiudiska Razda
eþþau
Gautiska tungō

Cela signifie la « langue du Grand Peuple, ou langue gautique ». […] La formulation elle-même est une invention de Tolkien qui fait usage de mots et flexions gotiques authentiques. Elle fut probablement écrite avant l’ensemble des formes qenya et sa position ainsi que son orientation suggèrent qu’à l’origine il avait l’intention d’employer le carnet pour quelque travail traitant de gotique. Les deux souches adjacentes semblent avoir contenu une liste de mots commençant par a, peut-être le début d’un glossaire. Apparemment, quelques temps après avoir abandonné ce projet, Tolkien retourna lecarnet et le réutilisa pour la « Qenya Phonology » et le « Qenya Lexicon ».
[…]
À un moment durant cette période, Tolkien décida d’inventer sa propre langue germanique. La liste de mots sur les pages qui furent retirées de la fin du carnet du Lexique peut avoir été le commencement d’un glossaire pour cette langue. Dans la série de langues que Tolkien créa, elle fut le précurseur immédiat du qenya et y contribua probablement. Il y a certainement des mots dans le Lexique qui sont d’inspiration germanique. Par exemple, lese- « venir ensemble, rassembler » [PE 12, p. 53] semble être en relation avec le gotique lisan « rassembler » et ses parents, l’allemand lesen et le vieux norrois lesa. Le mot anglo-saxon eormen-þéod possède la variante irmen-þéod « le peuple de la terre », dont le premier élément peut avoir inspiré le qenya irmin «le monde habité » [PE 12, p. 43].

Par simple comparaison avec le glossaire de A Primer of the Gothic Language (p. 243—286) de Joseph Wright1), l’ouvrage qui introduisit Tolkien au gotique, nous pouvons donner d’autres exemples :

got. áistan « révérer » vs. q. aista « honneur, révérence » (PE 12, p. 34) (nous pourrions également penser au got. hazjan « prier »)
got. alan « croître » vs. ALA(2) « s’étendre » (q. alda « arbre », PE 12, p. 29)
got. ana « dans, sur, à, au-dessus, à l’intérieur, contre » vs. q. ana « vers » (PE 12, p. 31)
got. ana-mahtjan « faire violence, blesser, endommager, agonir » vs. q. mahta- « manier une épée, combattre » (LRW, p. 371)
got. atta « père » vs. q. atto « papa » (VT 48, p. 4)
got. dalaþ « vers le bas » vs. √talat « qui glisse, s’éboule, chute » (L, p. 347, note de bas de page)
got. jah « et » vs. q. ya(n) « et » (PE 12, p. 104)
got. kann « je sais » vs. KHAN « percevoir, comprendre »
got. matjan « manger, nourrir » vs. q. mat- « manger » (PE 12, p. 59)
got. sa pron. dém. « ceci, cela » ou pron. pers. « il » vs. SA démonstratif (q. sa- racine démonstrative, PE 12, p. 81) et S racine démonstrative (q. sū⏑, sō⏑ « il » ; LRW, p. 385)
got. swamms « éponge » vs. *swanda « éponge, champignon » (LRW, p. 388)

Tolkien lui-même reconnut cette influence au sujet du mot quenya miruvóre dans cette note datée de mars 1967 (PE 12, p. xi, la traduction est mienne) :

Sa véritable origine en tant qu’« invention » remonte au moins à 1915, sa véritable source étant le gotique *midu (= germanique među) + woþeis, et donc supposé avoir été développé de cette manière : miđuwōþi > miđuwōđi > miřuwōři > miruvóre.

Au-delà de leur signification même, il se pourrait que les formes de certains mots gotiques aient également eu une influence, comme dans ces exemples :

got. mizdō « récompense » vs. q.p. *mizdē (q. miste « pluie fine » ; LRW, p. 373)
got. nidwa « rouille » vs. q.p. *nidwō « traversin, coussin » (LRW, p. 378)
got. azgō « cendre » vs. EZGE « bruissement, bruit des feuilles » (LRW, p. 357)

L’inspiration finnoise du quenya est abordée de manière très intéressante dans l’essai « La finnisation du quenya » de Petri Tikka. L’auteur y présente notamment les influences de vocabulaire observées dans le « Qenya Lexicon » (c. 1915—1920), telles que : q. pōya « septentrional » (PE 12, p. 74) vs. finn. Pohja (un nom issu du Kalevala), q. saune « bain » (PE 12, p. 86) vs. finn. sauna « maison-de-bain » ou encore q. leminkainen « 23 » (PE 12, p. 52) vs. finn. Lemminkäinen (le nom d’un héros du Kalevala).

La liste peut aisément être étendue à d’autres exemples :

finn. antaa « donner » vs. q. anta- « donner » (LRW, p. 348)
finn. ilma « air » vs. q. ilma « lumière stellaire », Ilmen « région au-dessus des airs où se trouvent les étoiles » (LRW, p. 358)
finn. ja « et » vs. q. ya(n) « et » (PE 12, p. 104)
finn. kala « poisson » vs. q. hala « petit poisson » (< SKAL2 « petit poisson » ; LRW, p. 386)
finn. kuu « la lune » vs. nold. « arche, croissant », cúran « croissant de lune » (LRW, p. 365)
finn. me « nous » vs. q. « nous » (VT 49, p. 51)
finn. mennä « aller » vs. q. mene « va, se trouve » (VT 47, p. 11)
finn. nappi « bouton » vs. NAP « prendre, détenir » (VT 47, p. 28) > q. nāpo « pouce » (VT 47, p. 10)
finn. rauta « fer » vs. RAUTĀ « métal » > q./nold. rauta (LRW, p. 383)
finn. tie « chemin, route, voie » vs. q. tie « passage, parcours, ligne, direction, voie » (LRW, p. 391)
finn. tämä « ceci » vs. q. tămă « ce sujet » (VT 49, p. 11)
finn. tulla « venir » vs. q. tul- « venir » (WJ, p. 368)

L’influence du latin (la fameuse « base latine » du quenya, L, p. 176) s’observe également dans le corpus :

lat. carne « fait de chair » vs. gn. carna « sang séché, sang. en particulier du sang frais » (PE 11, p. 25), q. karne « rouge » (PE 12, p. 48)
lat. calpăr « broc, cruche ou l’on conserve le vin » vs. q. kalpar « récipient à eau » (LRW, p. 362)
lat. cēmentum « moellon, pierre brute » vs. q. kemen « sol, terre » (LRW, p. 363)
lat. incanus 1) « blanchi (par l’âge) » 2) « ancien, antique » 3) « mûr, sage » vs. q. incānus(se) « maîtrise de l’esprit » (PE 17, p. 155)
lat. inquisitio « recherche, investigation » vs. IQI « solliciter, demander » q. iqista « une demande » (PE 12, p. 43)
lat. lăbĕa « lèvre » vs. LAB « lécher » (LRW, p. 367)
lat. macto « tuer, ruiner, détruire » vs. q. makta- « tuer, massacrer » (PE 12, p. 58)
lat. maximum « le plus grand » vs. q. maksima « puissant, qui possède ou qui a autorité sur » (PE 12, p. 57)
lat. perennis « durable » vs. q. peren « endurant, patient, qui dure » (PE 12, p. 73)
lat. rōs, rōris « rosée, liquide tombant goutte à goutte comme la rosée » vs. ROS1 « distiller, goutter » q. rosse « pluie fine, rosée » (LRW, p. 384)

De même que celle du grec ancien (l’un des deux autres « ingrédients principaux » du quenya, L, p. 176) :

gr. ἀπό « loin de, séparé de », également « depuis » au sens temporel (d’où le préfixe ap(o)- « loin de », comme dans apogée lit. « loin de la terre ») vs. q. apa « après » avec une variante apo (VT 44, p. 36)
gr. αχος « tablettes de bois sur lesquelles étaient gravées les lois de Solon » (voir également le lat. axōn) vs. q. axan « loi, règle, commandement » (WJ, p. 399)
gr. εὐαγγέλιον « évangile » vs. q. evandilyon « évangile » (PE 12, p. 36)
gr. κάρ « tête » vs. q. kár « tête » (LRW, p. 362)
gr. κόραξ « corbeau » vs. KARKA » KORKO « corbeau, corneille » q. korko, nold. corch (LRW, p. 362)
gr. λίθος « pierre » vs. LIT > nold. lith « sable » (LRW, p. 369)
gr. µάχοµαι « combattre, lutter », µάχαιρα « coutelas, couteau » vs. q. makil « épée, épée large » (PE 12, p. 58)
gr. ὀρθός « debout, dressé » et gr. ὄρος « montagne, hauteur » (d’où le préfixe oro- « montagne », comme dans orogenèse « formation des chaînes de montagnes ») vs. ORO > ÓROT « hauteur, montagne » > Q. oron « montagne » (LRW, p. 379)
gr. σάρξ « chair » (d’où le préfixe sarko- « chair », comme dans le fr. sarcome lit. « excroissance de chair ») vs. q. sarko « chair, chair vivante, corps » (PE 12, p. 86)

Dans son article « Elvish loanwords in Indo-European : cultural implications », paru dans An Introduction to Elvish (AItE, p. 143—151), Lise Menn suggère d’autres parallèles. Par exemple, elle propose d’apparenter le s. craban pl. crebain au lat. corvus, au sanskrit karawa ou encore au gr. κόραξ. De même, avec le s. alph « cygne » et le p.i.e. albho- « blanc », le latin albus « blanc » ou le gr. ἀλφός « tâche blanche de la peau, lèpre » (voir aussi le gn. alfa « cygne », PE 11, p. 18).

Nous pouvons également nous amuser à chercher des ressemblances (plus ou moins hypothétiques) entre le proto-indo-européen et les langues de Tolkien2) :

p.i.e. am(m)a, amī⏑ « mère » vs. AM1 « mère » q. amil ou amme « mère » (LRW, p. 348)
p.i.e. ank-2, ang- « se plier, s’arquer, se fléchir ; resquiller ; tourner ; courbe, anneau de serpent, ancre » vs. ANGWA ou ANGU « serpent » (LRW, p. 349)
p.i.e. atta- « père, mère » (d’où le vieux haut-allemand atto « père ») vs. q. atto « papa » (VT 48, p. 4)
p.i.e. bel2 « fort » vs. BEL « fort » (LRW, p. 352)
p.i.e. (s)kamb-, (s)kemb- « courber, arquer » ou skabh-, skambh- « supporter » vs. KAB « creux » q. kambe « creux (de la main) » (LRW, p. 361), KAB « tenir, contenir, retenir » (VT 47, p. 7)
p.i.e. leug1 « courber » vs. LOKO « tordre, entortiller, boucler » (PE 12, p. 55), gn. ulug « dragon » (PE 11, p. 74), nold./s. lhûg « serpent » (LRW, p. 370 ; Silm, p. 361)
p.i.e. maĝh- « combattre » (d’où le gr. µάχοµαι « coutelas, couteau », µάχαιρα « combattre, lutter ») vs. MAKA « tuer » (PE 12, p. 57)
p.i.e. ner1(t)-, aner- (ǝner- ?) « énergie vitale ; homme » vs. DER, NDER, NĒR « mâle adulte, homme » (LRW, p. 354, 375—376), NER « mâle, homme », eld.comm. nerd- (VT 47, p. 33).
p.i.e. rabh-, rebh- « rager, être furieux » vs. RAB *rāba « sauvage, qui n’est pas apprivoisé »
p.i.e. ser1 « couler » (d’où l’indo-aryen ancien siŕā, sīŕā « ruisselet, cours d’eau ») vs. SIR « couler » (LRW, p. 385) (d’où le nold. sîr river (ibid.), s. sîr cours d’eau (PE 17, p. 37))
p.i.e. snū- et snĕu- « tourner, lier, attacher ; grouper ; tendon » ou snē- et snēi- « coudre ensemble, placer dans une trame, filer » vs. SNEW « emmêler » (LRW, p. 387)
p.i.e. sūs- « bourdonner » vs. SUS « siffler » (LRW, p. 388) (probablement toutes deux des formes onomatopéiques)
p.i.e. tata- « papa » (hypocoristique) vs. q. tatanya *« mon père » ou *« mon papa » (= tata-nya) (CLI, p. 580)
p.i.e. ter4, tǝre- « traverser, transgresser, demeurer » vs. TER, TERES- « percer » (LRW, p. 392)

Enfin, d’autres inspirations externes à ses langues sont plus « personnelles ». Ainsi, peut-on lire dans une de ses lettres (L, p. 410) :

Dans ce cas, je peux me rappeler la raison pour laquelle l’élément *gon(o), *gond(o) fut choisi pour le radical des mots signifiant pierre, lorsque je commençai à inventer les langues « elfiques ». Lorsque, alors âgé de 8 ans, je lus dans un petit livre (à l’attention des enfants) que rien de la langue des peuples primitifs (avant les envahisseurs celtes ou germaniques) n’était à présent connu, hormis peut-être ond = « pierre » (ainsi qu’un autre mot à présent oublié). Je n’ai aucun idée de la manière dont une telle forme pouvait avoir été déduite, mais ond me semblait convenir à ce sens (la préfixation de g- fut plus tardive, après l’invention de l’histoire de la relation entre le sindarin et le quenya dans lequel le g- initial primitif fut perdu en q[uenya] : la forme q[uenya] du mot demeurait ondo).

De même, au sujet du nevbosh (MC, p. 205) :

Je peux également me rappeler le mot lint « rapide, adroit, preste », et il est intéressant, car je sais qu’il fut adopté car la relation entre les sons lint et l’idée proposée pour s’associer à eux donna du plaisir.

Ce terme est probablement à l’origine de l’adjectif q. linta, pl. linte « prompt » (PE 17, p. 63).

Dans un registre plus malicieux, notons également l’explication toute personnelle de Tolkien quant à l’origine du golf (Bilbo le Hobbit, p. 24) :

[l’arrière-grand oncle du Vieux Took Bullroarer] avait chargé les rangs des gobelins du mont Gram à la Bataille des Champs Verts et fait sauter la tête de leur roi Golfimbul d’un coup de gourdin [VO golf], laquelle tête avait volé cent mètres en l’air pour retomber dans un terrier de lapin ; et c’est ainsi que fut gagnée la bataille, tout en même temps que fut inventé le jeu de golf.

Comme à son habitude, il ne s’est pas arrêté à cette seule touche d’humour et dans les « Étymologies » (écrites c. 1937—1938, donc contemporaines de Bilbo le Hobbit et qui le précèdent), Tolkien donne la racine GÓLOB et son dérivé nold. golf « branche » (LRW, p. 359).

Une autre forme de relation intéressante bien que quelque peu hors-sujet ici, est la réintroduction de mots anciens dans tels que woses, etten, ent, ninny-hammer ou dwimmerlaik dans Le Seigneur des Anneaux3).

De la grammaire

Un autre point évident est l’inspiration structurelle fournie par ces langues. Là encore, l’essai de Petri Tikka est très intéressant, nous éclairant notamment sur les relations du q(u)enya et du finnois concernant des points tels que les cas, l’adjectif, la phonologie, le verbe ou le pronom, entre autre.

Tolkien lui-même fait le constat de cette relation dans une « Vue générale » du quenya et du sindarin (PE 17, p. 135, la traduction est mienne) :

Le finnois, que je découvris alors que je tentais pour la première fois de construire une « mythologie », eut une influence dominante, mais qui s’est beaucoup réduite. Elle a survécu dans certains aspects tels que l’absence de toute combinaison consonantique initiale, l’absence des occlusives voisées b, d, g (excepté dans mb, nd, ng, ld, rd qui sont privilégiées) et l’attrait pour les terminaisons -inen, -ainen, -oinen. De même dans certains points de grammaire, comme les terminaisons flexionelles -sse (reposer à ou dans), -nna (mouvement à, vers) et -llo (mouvement depuis) ; les pronoms] personnels possessifs sont également exprimés par des suffixes ; il n’existe pas de genre.

À ces points, nous pouvons probablement ajouter la terminaison finn. -sto « collection de » ou la terminaison de certains nombres finnois (yksitoista 11, kaksitoista 12, kolmetoista 13, neljätoista 14, neljätoista 15, etc.) qui ne semblent pas totalement étrangère au suffixe des fractions -sto adoptée très tôt (q. neldesto 1/3, kantasto 1/4, enqesto 1/6 , toltosto 1/8, etc., PE 14, p. 84, c. 1920—1925) et qui devint bien plus tard -sta (q. peresta 1/2, neldesta 1/3, kanasta 1/4, lepesta 1/5, etc., VT 48, p. 11, c. 1968) ; voir aussi q. asta « suffixe de groupe » (VT 48, p. 19). En matière de suffixe, citons également celui pronominal finn. -mme « nous » (ou me sous forme indépendante) vs. q. -mme « nous » (cf. q. avamme « nous ne voulons/ferons pas », WJ, p. 371, q. firuvamme « nous mourrons », VT 43, p. 34), également sous la forme indépendante me.

Dans la « Early Qenya Grammar », nous retrouvons une organisation en quatre cas (nominatif, accusatif, génitif et datif, cf. PE 14, p. 43, 73) identique au gotique (les cas étant présentés dans ce même ordre dans APGL, p. 68) et proche du vieil anglais (nominatif, accusatif, génitif, datif et instrumental, ce dernier étant en voie disparition). Dans les formes plus tardives, la multiplicité des cas du finnois semblent avoir influencé le quenya.

Le sindarin (et avant lui le goldogrin et le noldorin des Étymologies) doit au gallois sa mutabilité.

Dans An Introduction to Elvish, Jim Allan nous propose une étude du sindarin et de ses relations avec le gallois. Il présente notamment ce tableau de concordance des consonnes et des voyelles entre les deux langues (AItE, p. 54—55) :

sindarin b c ch d dh f g h hw i l lh ll m mm n ng (ngh) (nh) nn p
gallois dd ff chw lh mh ngh nh
sindarin ph r rh rr s ss t th v w
gallois f
sindarin a ae ai au/aw e ei i (iw) o oe u ui y
gallois eu ey iw oi ou ow w wy u y yw

Du Légendaire

… la construction parfaite d’une langue artistique rend nécessaire la construction d’une mythologie concomitante, au moins dans ses grandes lignes. […] la création d’une langue et d’une mythologie sont des fonctions apparentées …

Ce fut alors que la guerre de 14—18 me rattrapa que je fis la découverte que les « légendes » dépendent de la langue à laquelle elles appartiennent ; mais une langue vivante dépend également des « légendes » qu’elle véhicule par tradition.

Dès le commencement, Tolkien établit cette interdépendance des langues avec leurs mythologies respectives. Tout comme pour les langues, il s’inspira de thèmes qui lui étaient chers pour créer sa propre mythologie. Ainsi, le Kalevala lui fut d’un intérêt fondamental et l’on peut lire très tôt (L, p. 7, octobre 1914) :

… j’ai eu une discussion intéressante avec cet homme excentrique dont je t’avais parlé, Earp, et je l’ai introduit (à son grand plaisir) au Kalevala et aux ballades finnoises.
Parmi d’autres travaux, je tente de retravailler l’une des histoires – qui est véritablement une très grande histoire plutôt tragique – en une courte histoire sur les traces des romances de Morris avec des passages de poésie à l’intérieur…

De cela, il dira ensuite (L, p. 214, 7 juin 1955) :

Mais le commencement du legendarium, dont la Trilogie [du Seigneur des Anneaux] est une partie (la conclusion), fut une tentative de réorganiser une partie du Kalevala, en particulier le conte de Kullervo le maudit, en une forme de mon invention.

Et neuf ans plus tard (L, p. 345, 16 juillet 1964) :

Le germe de ma tentative d’écrire des légendes de mon invention convenant à mes langues privées fut le conte tragique de Kullervo le maudit dans le Kalevala finnois. Il demeura un élément majeur des légendes du Premier Âge (que j’espère publier dans le Silmarillion), bien que « Les Enfants de Húrin » soit différent, excepté dans la fin tragique.

Nous pouvons également citer d’autres exemples, comme celui d’Éarendel, personnage cher au cœur de Tolkien et qu’il découvrit dans les lignes du Crist de Cynewulf. Ce personnage fut employé par Tolkien dans un premier poème, « Le dernier voyage d’Éarendel », qui pourrait avoir été les prémices de son legendarium, parlant notamment des « Terres de l’Ouest », du « Navire de la Lune » ou encore du « Havre du Soleil » (LT2, p. 267—268). Ce personnage fut intégré au Livre des Contes Perdus et continua d’évoluer dans le Silmarillion. Nous pouvons également citer les aventures d’Aurvandil, marin aventureux dont les histoires sont contées dans l’Edda en prose, un ouvrage particulièrement important pour Tolkien.

Un autre exemple, assez léger il est vrai, de mythologie nordique se trouve dans le terme igdrasil qui fut rejeté dans un manuscrit de Tolkien, directement sous des variantes du nom Yavanna. Il n’est pas sans rappeler le frêne fabuleux Yggdrasill de la mythologie scandinave. Et Patrick Wynne et Christopher Gilson nous rappellent s’ailleurs que l’Oxford English Dictionary (auquel Tolkien participa après la Première Guerre Mondiale) propose la variante Igdrasil (VT 27, p. 30).

De même que pour ses langues, sa mythologie est également composée d’éléments très « personnels », ainsi en va-t-il des Ents (L, p. 212, note de bas de page, 7 juin 1955) :

Mais rétrospectivement et de manière analytique, je dirais que les Ents sont composés de philologie, de littérature et de vie. Ils doivent leur nom aux eald enta geweorc de l’anglo-saxon, et à leur relation avec la pierre. Je pense que leur présence dans l’histoire est dûe à ma déception amère et mon dégoût datant de mon époque scolaire concernant l’usage misérable que fit Shakespeare de la venue du « grand bois de Birnam sur la haute colline de Dunsinane » : je souhaitais ardemment concevoir une mise en scène dans laquelle les arbrespourraient réellement partir en guerre.

Et tout comme pour ses langues, encore une fois, Tolkien associa les Hobbits à un clin d’œil concernant la chanson de Bilbo interprétée par Frodon à l’auberge du Poney Fringant (SdA, I/9, p. 181—183). Tolkien la présenta en ces termes (SdA, I/9, p. 181) :

« Une chanson ! » cria l’un des Hobbits. « Une chanson ! Une chanson ! crièrent tous les autres. Allons, Maître, chantez-nous quelque chose de nouveau ! »
Frodon resta un moment bouche bée. Puis, en désespoir de cause, il entama une chanson ridicule que Bilbo aimait assez (et dont, en fait, il était assez fier, car les paroles étaient de lui). […] La voici en entier. D’une façon générale, on ne se souvient plus guère aujourd’hui que de quelques mots.

Et cette chanson est effectivement bien plus longue (65 lignes) que la fameuse berceuse anglaise :

Hey diddle diddle,
The cat and the fiddle,
The cow jumped over the moon,
The little dog laughed to see such fun,
And the dish ran away with the spoon.

Voici la version du Lord of the Rings (LotR, p. 158—160, les passages soulignés correspondent à la berceuse anglaise) :

There is an inn, a merry old inn
beneath an old grey hill,
And there they brew a beer so brown
That the Man in the Moon himself came down
one night to drink his fill.
The ostler has a tipsy cat
that plays a five-stringed fiddle;
And up and down he runs his bow,
Now squeaking high, now purring low,
now sawing in the middle.
The landlord keeps a little dog
that is mighty fond of jokes;
When there’s good cheer among the guests,
He cocks an ear at all the jests
and laughs until he chokes.
They also keep a hornéd cow
as proud as any queen;
But music turns her head like ale,
And makes her wave her tufted tail
and dance upon the green.
And O! the rows of silver dishes
and the store of silver spoons!
For Sunday there’s a special pair,
And these they polish up with care
on Saturday afternoons.
The Man in the Moon was drinking deep,
and the cat began to wail;
A dish and a spoon on the table danced,
The cow in the garden madly pranced,
and the little dog chased his tail.
The Man in the Moon took another mug,
and then rolled beneath his chair;
And there he dozed and dreamed of ale,
Till in the sky the stars were pale,
and dawn was in the air.
Then the ostler said to his tipsy cat:
“The while horses of the Moon,
They neigh and champ their silver bits;
But their master’s been and drowned his wits,
and the Sun’ll be rising soon!”
So the cat on his fiddle played hey-diddle-diddle,
a jig that would wake the dead:
He squeaked and sawed and quickened the tune,
While the landlord shook the Man in the Moon:
“It’s after three!” he said.
They rolled the Man slowly up the hill
and bundled him into the Moon,
While his horses galloped up in rear,
And the cow came capering like a deer,
and a dish ran up with the spoon.
Now quicker the fiddle went deedle-dum-diddle;
the dog began to roar,
The cow and the horses stood on their heads;
The guests all bounded from their beds
and danced upon the floor.
With a ping and a pong the fiddle-strings broke!
the cow jumped over the Moon,
And the little dog laughed to see such fun,
And the Saturday dish went off at a run
with the silver Sunday spoon.
The round Moon rolled behind the hill,
as the Sun raised up her head.
She hardly believed her fiery eyes;
For though it was day, to her surprise
they all went back to bed!

Enfin, nous pouvons également noter que dans la première forme du legendarium (i.e. le Livre des Contes Perdus), le besoin qu’avait Tolkien de « créer un ensemble de légendes plus ou moins connectées » (L, p. 144, c. 1951) ou de « restaurer une tradition épique et de présenter aux Anglais une mythologie qui leur serait propre » (L, p. 231, 14 janvier 1956) se traduisit tout d’abord par une empreinte extrêmement forte de l’Angleterre. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver dans le « Qenya Lexicon » (PE 12) de nombreuses allusions à l’Angleterre, comme via la traduction en qenya de lieux (anglais ou non) familiers de Tolkien qui lui tenaient à cœur :

Alalminóre Pays des Ormes […] (Warwickshire) (PE 12, p. 29)
Andesalke Afrique (PE 12, p. 31)
Inwilis, Inwinóre Faëry [« Faëry, Angleterre] (PE 12, p. 42)
Ingilnòre = Tol Eressea, ou Angleterre (PE 12, p. 42)
Īverind- Irelande (PE 12, p. 43)
Esterin, -ios une ville à l’ouest d’Inwinóre (Exeter) (PE 12, p. 43)
Taruktarna Oxford (PE 12, p. 43)

vkalimban « Barbarie », Allemagne (PE 12, p. 44)

i.Ponōrir les Terres du Nord (Scandinavie) (PE 12, p. 75)
pŏnōre Norvège (PE 12, p. 75)
Salkinōre Afrique (PE 12, p. 84)

À lire également

Conclusion

Tant sur le plan linguistique que mythologique, nous pourrions ainsi réitérer les exemples durant de nombreuses pages. Ce n’est pas mon intention, quand bien même j’en serais capable. J’espère néanmoins avoir fourni un aperçu, si bref soit-il, de la richesse exceptionnelle des origines externes de ces langues, à l’image du savoir et du génie de leur créateur.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Il peut également être intéressant de consulter l’imposante Die gotische Bibel de Wilhem Streitberg (http://www.wulfila.be/lib/streitberg/1910/).
2) Sur la base de la consultation du Proto-Indo-European Etymological Dictionary, A Revised Edition of Julius Pokorny’s Indogermanisches Etymologisches, 2007 (3441 p.).
3) À ce sujet, voir par exemple « History in Words, Tolkien’s Ruling Passion » de T.A. Shippey dans The Lord of the Rings 1954—2004: Scholarship in Honor of Richard E. Blackwelder (p. 25—39) ou The Ring of Words, Tolkien and the Oxford English Dictionary (notamment p. 108—110 et 170—171).
 
langues/textes/langues_tolkien_apercu_relations_externes.txt · Dernière modification: 08/03/2022 11:34 par Elendil
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