Merveilleux et fantastique (?) dans « The Lord of the Rings »

Françoise Poyet — 1979
Articles de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d'avoir une vue d'ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien.
Article initialement publié dans la revue Caliban : Annales publiées trimestriellement par l’Université de Toulouse — Le Mirail, vol. XVI, p. 41–52, 1979 ; puis réédité avec l’autorisation des Presses Universitaires de Toulouse — Le Mirail dans l’ouvrage collectif Tolkien en France, Arda, 1998. Il est republié ici avec l’aimable autorisation de Françoise Poyet.

Depuis sa publication en 1954–55, nombreuses sont les étiquettes que l’œuvre majeure de J.R.R. Tolkien s’est vu attribuer. Ainsi The Lord of the Rings a été baptisé fable, quête, allégorie, histoire d’aventures, chanson de geste, épopée romantique, etc., sans oublier, bien sûr, conte merveilleux. Mais c’est très rarement que le terme fantastique lui a été associé.1) S’agit-il d’un aspect jusqu’ici négligé par les lecteurs de The Lord of the Rings, ou bien cette rareté n’est-elle que le signe d’une absence ? C’est à cette question que nous allons nous efforcer de répondre.
Une première évidence transparaît sous les différentes appellations que nous venons d’énumérer : nous sommes sans conteste devant un récit, situé dans un espace et un temps entièrement imaginaires. Pour utiliser la terminologie de Tolkien lui-même,2), Middle-earth, la « Terre du Milieu », est un « monde secondaire », un univers « sub-créé », dont les données géographiques et historiques sont absolument fictives même si le rythme des saisons et des jours y est celui que nous connaissons et si les paysages évoquent souvent l’Angleterre préindustrielle. Certes, les notes d’introduction à l’œuvre essaient d’établir un lien entre Middle-earth et notre monde. « Those days are now long past and the shape of all lands has been changed » dit le Prologue,3)4), mais il s’agit d’une timide allusion que contredit l’avant-propos. Celui-ci souligne en effet la genèse de The Lord of the Rings : commencé comme un conte, une suite du Hobbit, le récit s’est inséré dans le cycle plus vaste d’une mythologie personnelle (publiée depuis dans The Silmarillion5)), mythologie inventée pour servir de « necessary background of ‘history’ for Elvish tongues »6)7), langues elles-mêmes imaginées par Tolkien.
En entrant dans The Lord of the Rings, nous entrons donc dans l’imaginaire et nous entrons aussi, sans aucune ambiguïté, dans le merveilleux, dans ce que Tolkien appelle le royaume de « Faerie », c’est-à-dire un monde où le prodige va de soi, où un grand nombre d’éléments pour nous surnaturels sont acceptés dans hésitation ni question par les êtres évoluant dans ce monde comme par le lecteur de leurs aventures. Cependant, à l’intérieur de ce merveilleux naturel, pour ainsi dire « premier », certains éléments surviennent qui peuvent paraître prodigieux, surnaturels, créant ainsi une sorte de féerique au deuxième degré, un merveilleux « second » tourné tantôt vers l’enchantement, tantôt vers l’épouvante. Et c’est au cœur de ces éléments, apparemment en rupture avec le merveilleux quotidien de Middle-earth, que pourrait peut-être se nicher cette « inquiétante étrangeté », cette hésitation, ce désordre, ce fantastique.

Gwaihir sauve Frodo et Sam (© John Howe)

La donnée la plus importante du merveilleux « premier » de Middle-earth est sans nul doute l’invention tolkienienne par excellence : le hobbit. Les hobbits sont les premiers personnages rencontrés dans le récit ; leur présence y est quasi permanente et la structure du conte s’ordonne fondamentalement autour d’eux. Or, même si les hobbits ont beaucoup de points communs avec de paisibles villageois britanniques, certains détails comme leur petite taille, leur grande longévité ou la fourrure qui recouvre leurs pieds, permettent tout de suite de reconnaître en eux des habitants de l’imaginaire. Quant au prétexte du récit, il repose sur un élément indéniablement féerique, puisqu’il s’agit de l’existence d’un anneau à la fois magique et maléfique : forgé par le Prince du Mal, cet anneau, unique parmi d’autres anneaux, rend invisible et assure la toute puissance, mais corrompt celui qui le possède. L’histoire contée par Tolkien — celle de la difficile destruction de l’anneau et de la guerre livrée par Sauron pour le reconquérir — fait coexister très naturellement plusieurs types d’êtres humains, certains mortels, d’autres immortels. Le héros éponyme du récit, Sauron, « le Seigneur des Anneaux », est encore une donnée première du merveilleux de Middle-earth, puisque l’existence de cet être dont le territoire, les forteresses et les sinistres armées sont bien réels, mais qui n’a d’autre forme visible qu’une œil unique, terrifiant d’intensité, est acceptée sans hésitation.

L’univers de The Lord of the Rings n’est pas non plus dépourvu d’éléments traditionnels communs à beaucoup de contes merveilleux : l’anneau qui rend invisible en est, certes, un, mais on rencontre aussi des aigles doués de parole ; la foudre et le feu jaillissent de la baguette du magicien Gandalf ; la porte secrète dans la falaise s’ouvre si l’on prononce un mot magique ; des boules de cristal ou une vasque remplie d’eau permettent au regard de franchir et l’espace et le temps. Bien d’autres exemples pourraient encore venir s’ajouter à cette énumération. La réalité imaginée par Tolkien nous offre donc, à l’intérieur d’une structure très cohérente dans sa géographie, son histoire, ses sociétés, un foisonnement d’éléments merveilleux. Mais il est quelques domaines où ce merveilleux prend une dimension et une intensité telles qu’il peut produire sur les hobbits comme sur le lecteur implicite de l’œuvre, l’effet d’un prodige surnaturel. Ces domaines sont de deux sortes : ou bien les personnages font l’expérience du sortilège de la beauté, ou bien ils découvrent celui de l’horreur

L’enchantement de la beauté est surtout lié à la présence des Elfes que Tolkien a voulus non seulement immortels (ou presque, car ils peuvent être tués au combat), mais dont il a fait l’incarnation de la perfection, le reflet de l’homme édénique d’avant la chute. Tout, chez les Elfes et autour d’eux, respire l’harmonie et le bonheur de vivre, l’absence des contraintes et des limites subies par l’homme mortel. La rencontre des Elfes, ou de ceux qui leur sont proches, va donc être pour les hobbits plus que la découverte d’une réalité mal connue, mais déjà admirée : ils vont grâce à eux connaître l’enchantement, la séduction de la beauté parfaite et entraîner le lecteur dans leur émerveillement, cet émerveillement auquel Tolkien a donné tant d’importance dans son analyse des fonctions du conte féerique.8)

Imladris (© John Howe)

Le chapitre 7 du livre II, « In the House of Tom Bombadil », nous donne un avant-goût d’une telle expérience. Devant la beauté et la grâce de l’ondine Goldberry « Baie d’Or », dans l’harmonieux confort de la maison du génie de la forêt, Frodo et ses compagnons sont, nous dit le texte, under [a] spell « sous le charme ». Leur envoûtement est comparé à celui que procurent les Elfes, mais celui ressenti chez Tom Bombadil est « less keen and lofty, but deeper and nearer to mortal heart, marvellous and yet not strange ».9)10)

Quelques chapitres plus loin, le récit s’attarde longuement (mais rares sont les visiteurs de Middle-earth qui en font reproche au conteur) sur le séjour de la Compagnie de l’Anneau en Lothlórien, cette merveilleuse contrée de verdure et de fleurs, où perdure, tel un havre de beauté dans un monde perturbé, un paisible royaume elfien. L’arrivée des compagnons, après bien des péripéties, dans ce lieu privilégié, offre un très remarquable exemple de ce que Tolkien entend par émerveillement :

[…] Frodo stood awhile still lost in wonder. It seemed to him that he had stepped throug a high window that looked on a vanished world. A light was upon it which his language had no name. All that he saw was shapely, but the shapes seemed at once clear cut, as if they had first been conceived and drawn at the uncovering of his eyes, and ancient as if they had endured for ever. He saw no colour but those he knew, gold and white and blue and green, but they were fresh and poignant, as if he had at that moment first perceived them and made for them names new and wonderful.11)12)

Sam, quant à lui, se frotte les yeux et résume ainsi son appréhension de la beauté des lieux : « I feel as if I was inside a song, if you take my meaning. »13)14) Toute la longue halte des compagnons au milieu des sujets de Celeborn et de Galadriel va être baignée d’une émotion esthétique profonde où se mêlent la beauté de ce qui est perçu et la douceur de ce qui est ressenti.

D’autres émerveillements feront écho à cet enchantement elfien, en particulier celui qu’éprouvent les deux hobbits Merry et Pippin lorsque, libérés de leur capture par les Orcs « Orques », ils découvrent cette autre réalité de Middle-earth : les Ents, les bergers des arbres, presque arbres eux-mêmes, aussi vieux que le monde. Dans un autre épisode, l’émerveillement sera celui du vieux roi de Rohan soudain mis en présence d’Aragorn, le futur souverain du royaume de Gondor et le héros de ses légendes. Ailleurs, ce sera le nain Gimli découvrant des grottes légendaires et décrivant leur éblouissante splendeur à son ami l’Elfe Legolas.

Chacune de ces expériences de bonheur ressemble à un envoûtement magique et pourrait donc provoquer une hésitation du lecteur quant à la réalité de ce qui est vécu par les personnages ; mais une clé nous est donnée par Tolkien dès le premier de ces enchantements. Ce que ressentent les hobbits chez Tom Bombadil est, nous l’avons vu, « marvellous and yet not strange ». Très vite en effet, Frodo se rend compte que Goldberry existait dans les chansons du Shire « Comté ». En voyant l’ondine il prend conscience de la réalité de ce qu’il croyait n’être qu’imaginaire. Lorsque, chez les Ents, Merry et Pippin écoutent Treebeard « Sylvebarbe », le plus ancien d’entre eux, leur parler des arbres de jadis qui bougeaient et parlaient, il s’agit encore pour eux de la vérification de légendes racontées le soir aux petits enfants hobbits. Avec Tom Bombadil et Goldberry, comme avec Treebeard ou avec les Elfes, il arrive aux personnages du conte ce que Tolkien voudrait voir ressentir par tout lecteur de conte merveilleux : une redécouverte de leur propre univers, une « recovery » ou guérison de la monotonie qu’engendre le quotidien, la reconquête d’une vision neuve du monde. De tels envoûtements ne sont donc pas des irruptions de l’inexplicable dans l’univers de Middle-earth mais des prises de conscience d’un immense passé dont les personnages enchantés découvrent, en même temps que la beauté, la survivance bien réelle au milieu de leur présent. Ce merveilleux prodigieux qui pouvait nous paraître « second » est intégré au merveilleux « premier » de l’ensemble du conte : ce qui semble dépasser les lois naturelles de Middle-earth n’est tout simplement qu’un aspect de la réalité « sub-créée » la plus durable et la plus belle.

Le miroir de Galadriel (© John Howe)

Cependant les aventures des Compagnons de l’Anneau sont nombreuses et variées et, parmi toutes celles qui jalonnent le déploiement de leur mission il s’en trouve de particulièrement sinistres. Le point culminant de la quête offre un exemple hybride où se conjugent émerveillement et terreur. Après la destruction de l’Anneau dans le gouffre de Mount Doom, la « Montagne du Destin », Sam porte son maître évanoui et contemple, fasciné, le tableau apocalyptique du cataclysme cosmique accompagnant la défaite de Sauron et de ses serviteurs : « such wonder and terror came on him that he stood forgetting all else an gazed as one turned to stone. »15)16) Il s’agit néanmoins d’une exception bien adaptée à l’expression de l’« eucatastrophe » ou « happy ending » (fin heureuse) indispensable, nous dit Tolkien, à tout conte merveilleux17), et les épisodes que nous allons aborder maintenant ne sont plus marqués par l’enchantement mais par l’horreur et l’effroi ; il s’y manifeste parfois une qualité d’étrange ou de monstrueux qui pourrait peut-être faire basculer le texte dans le fantastique.

Les expériences terrifiante vécues par les personnages du conte se regroupent autour de deux thèmes principaux : la rencontre avec les morts et la rencontre avec les monstres. L’exemple le plus significatif brodant sur le thème de l’existence de spectres et d’âmes en peine qui hantent le monde des vivants est, sans doute, le chapitre 8 du livre I, « Fog on the Barrow-downs ». À ce moment du conte, le récit n’a pas encore dépassé sa partie préparatoire ; Frodo, le futur héros, et les trois hobbits qui l’accompagnent ont depuis peu quitté le confort de leur Shire et cheminent vers Rivendell « Fondcombe », paisible demeure elfienne où va se décider et s’organiser leur grande mission. Après avoir été soumis à une série d’aventures et sortant tout droit de l’enchantement de la maison de Tom Bombadil, nos quatre compagnons abordent les Barrow-downs, ces sinistres galgals dont parlent leurs légendes. Lors de leur halte chez Tom, ils ont écouté les étranges et mystérieux récits de leur hôte à propos de ces collines, jadis témoins d’une grande bataille et maintenant hantées, dit-on, par les esprits des chevaliers défunts qui y ont été ensevelis. Pour les hobbits, tout cela n’est encore que légendes, et le ton donné à la narration de Tom Bombadil laisse planer une incertitude sur la réalité de ce qu’il raconte, mais ils pénètrent cependant dans cette contrée avec effroi.
C’est alors que s’accumulent toute une série d’événements dignes d’une traditionnelle histoire de fantômes. Le paysage, une succession de tertres herbeux où se dresse parfois une pierre menaçante, distille l’inquiétude. Avec la nuit, un épais brouillard glacé s’abat sur les marcheurs et non seulement ceux-ci perdent le sens de leur direction, mais Frodo se trouve isolé de ses compagnons. Sa course et ses appels se font désespérés, puis le brouillard s’écarte, laissant percer quelques étoiles, et il se retrouve au pied d’un de ces tertres redoutés et devine la présence au-dessus de lui d’une autre silhouette dont il entend d’abord la voix. Le spectre, car c’en est un, se penche sur lui, le saisit, et il perd conscience.
Lorsque Frodo reprend ses esprits, il a été transporté à l’intérieur du tumulus et ses compagnons sont allongés, pâles et inertes, gisants vêtus de blanc, entourés de trésors, une épée posée en travers du corps. Glacé d’épouvante, il entend alors un chant lugubre où il distingue peu à peu les mots d’une incantation sépulcrale et, sortant d’une galerie située derrière lui, il aperçoit un bras et une main s’approchant à tâtons de l’épée posée sur le premier gisant. D’abord pétrifié par la terreur, Frodo est ensuite tenté de fuir et d’abandonner ses amis grâce à l’anneau magique, mais, surmontant sa crise de conscience, il saisit une des épées et tranche la main du spectre. À partir de ce moment tout s’arrange Frodo se souvient du refrain appris par Tom Bombadil, destiné à appeler ce dernier en cas détresse. Bientôt le bon génie arrive en chantant, rend Frodo et ses compagnons à la lumière du jour, tire les gisants de leur sommeil et détruit le tumulus. On entend le long gémissement du spectre qui s’enfuit vers quelque souterrain ignoré.
Les premiers mots de Merry, au sortir de son envoûtement, laissent entendre qu’il vient d’accomplir un voyage dans le temps, qu’il a revécu la grande bataille de la légende et reçu une lance en plein cœur. Mais aussitôt, le hobbit rationalise cette impression : « What am I saying? I have been dreaming! »18)19) Frodo, questionné sur sa propre expérience, élude rapidement l’interrogation : « I don’t want to speak of it. Let us think of what we are to do now! Let us go on! »20)21)

Être des Galgals (© John Howe)

Tolkien a donc fait dans cet épisode une incursion dans le domaine cher à la thématique fantastique, celui où l’au-delà se mêle au présent. Mais ici toute incertitude des hobbits sur la réalité et la nature de leur expérience est bien vite écartée : Merry est sûr qu’il a rêvé son voyage à travers les siècles ; Frodo se tourne résolument vers la suite de leur programme, et même l’explication quelque peu sybilline de leur aventure par Tom — « You’ve found yourselves again, out of the deep water. »22)23) — ne va susciter aucune question chez nos compagnons. Quant au lecteur, il n’a pas à s’y tromper : l’accent est mis tout d’abord sur la fonction dynamique d’un tel épisode de la narration. Le récit vient de progresser tout en révélant encore plus nettement que les épisodes précédents l’autorité et le courage du futur héros, Frodo. De plus, cette aventure est une nouvelle découverte, par les hobbits comme par le lecteur, du monde qui s’étend au-delà des frontières du Shire. Les hobbits savent déjà, et nous l’avons accepté comme eux, que les Elfes immortels habitent Middle-earth et peuvent rencontrer des êtres mortels et parler avec eux ; à aucun moment n’a été mise en doute la réalité de l’existence du génie de la forêt et de sa gracieuse ondine ; l’aventure des Barrow-downs révèle une autre loi naturelle de Middle-earth : les barrières de la mort et du temps ne sont pas infranchissables lorsque l’Esprit du Mal vient troubler le calme des tombeaux. Les victimes d’une très ancienne bataille hantent réellement les lieux et la suite du récit confirmera la possibilité de voir, en rêve ou en état de veille, des événements passés ou à venir. Dans l’univers de Middle-earth légendes et histoire ne font qu’un ; nous ne sommes ni dans l’onirique ni dans le fantastique mais en plein merveilleux tolkienien.
Cependant, malgré la solution apportée aux questions gênantes, malgré l’intégration d’un prodige inquiétant dans un merveilleux cohérent, il reste quand même une évidence : l’abondance au cours de quatre ou cinq pages à peine de ces « images noires » dont la présence dans toute écriture fantastique et la signification psychanalytique ont été soulignées par plusieurs spécialistes du genre.24) Les ténèbres de la nuit jointes à la perte de l’orientation due au brouillard, le lieu clos par excellence qu’est le tombeau souterrain où s’amorce un couloir inexploré, la vision répulsive de cet avant-bras reptilien que le héros tranche brutalement, voilà bien des images de cette exploration des profondeurs de l’inconscient, de cette libération des fantasmes secrets, propres aux récits fantastiques.
D’autres épisodes mettent en scène la réapparition de guerriers morts depuis des siècles dans le présent de Middle-earth. Ainsi, dans le chapitre 2 du livre IV, « The Passage of the Marshes », Frodo, Sam et leur guide Gollum aperçoivent, sous la surface gluante d’une étendue marécageuse, les visages terrifiants de cadavres en pourriture. Dans le chapitre 2 du livre V, « The Passing of the Grey Company », c’est toute une cohorte d’âmes en peine qui accompagnent Aragorn et ses compagnons jusqu’à la victoire finale contre les forces de Sauron. Mais ces guerriers fantômes, même s’ils sèment l’épouvante dans les villages traversés, appartiennent, comme les cadavres putréfiés entrevus dans la nuit moite des marécages, à la réalité historique de Middle-earth ; une place précise leur est attribuée dans l’édifice cohérent du récit et, même si l’effroi est présent, le délire fantastique est écarté.

Marais des Morts (© John Howe)

Tournons-nous maintenant vers cet autre type d'expérience fantastique qu’est la rencontre avec des monstres. Certains sont à peine esquissés comme les premiers agresseurs de la compagnie de l’Anneau après son départ de Rivendell, au livre II, c’est-à-dire les Wargs, ces sortes de loups énormes ne prenant forme que la nuit et disparaissant à l’aube sans laisser même la trace de leurs propres cadavres. Une autre ébauche de monstre apparaît dans l’épisode suivant, lorsque le passage des compagnons près d’un lac sombre au pied de la porte des mines de Moria réveille son sinistre gardien, le Watcher-in-the-Water « Guetteur de l’Eau ». Là encore le récit ne s’attarde pas sur la description de ce monstre aquatique dont nous n’avons guère le temps de voir que quelques tentacules phosphorescents. À l’un comme aux autres de ces êtres d’horreur Gandalf le magicien sait donner une place dans l’histoire de Middle-earth : il s’agit de survivances d’un autre âge que les perturbations grandissantes du temps présent ont fait surgir de la torpeur où ils étaient assoupis.
Mais Tolkien a voulu privilégier l’apparition de deux autres créatures monstrueuses, l’une masculine, l’autre féminine. C’est d’abord le Balrog, ce terrible démon pourvu d’une crinière et d’un fouet aux multiples lanières qui livre un combat singulier avec Gandalf dans les profondeurs de la Moria et l’entraîne avec lui dans l’abîme. Le monstre féminin apparaît à la fin du livre IV sous les traits de Shelob « Arachne », l’énorme araignée qui attaque Frodo et Sam à leur entrée dans Mordor.

Les lecteurs sont presque unanimes pour constater l’échec du premier de ces monstres : le Balrog n’arrive pas à nous convaincre des dimensions hallucinantes que lui trouve Gandalf, même si son apparition (il surgit au milieu des flammes dans l’obscurité grouillante d’Orcs des mines de la Moria) est liée à un épisode particulièrement dramatique du récit. En revanche, la desription de Shelob, dont la féminité est clairement soulignée par le nom,25) offrirait indéniablement un champ d’études passionnant à une approche psychanalytique du texte, qui ne pourra être ici que balbutiante.
Frodo et Sam ont été conduits par Gollum à l’arrivée d’un souterrain qui devrait leur permettre de franchir la frontière du pays de Sauron et c'est là qu’ils vont rencontrer l’horreur suprême, la plus répugnante créature qu’ils aient jamais imaginée. Les étapes de cette rencontre sont soigneusement préparées ; le texte offre d’abord une accumulation et une gradation de sensations et d’impressions où l’angoisse se mêle au dégoût : obscurité totale, odeur nauséabonde, frôlement de surfaces ou de lambeaux gluants, sentiment d’une présence hostile… Puis, un horrible gargouillis se fait entendre et les hobbits ont soudain la vision de deux énormes yeux, aux mille facettes, remplis de concupiscence. Le monstre est une première fois repoussé grâce à la lampe merveilleuse donnée par Galadriel, et, après avoir triomphé du voile solide et visqueux tissé par Shelob pour barrer la sorite de son repaire, Frodo et Sam se retrouvent à l’air libre. Mais ils sont bientôt face à face, et cette fois au grand jour, avec leur effroyable ennemie :

Great horns she had, and behind her short stalk-like neck was her huge swollen body, a vast bloated bag, swaying and sagging between her legs; its great bulk was black, blotched with livid marks, but the belly underneath was pale and luminous and gave forth a stench. Her legs were bent, with great knobbed spines, and at each leg’s end there was a claw.26)27)

Frodo va être attaqué et paralysé ; Sam rendu fou de rage par ce qu’il croit être la mort de son maître bien-aimé, va livrer, lui, le petit, l’innocent, un terrible combat à l’énorme masse de chair putride. Ce combat, qui appelle, bien sûr, la comparaison avec David et Goliath, est aussi singulièrement — et, selon toute vraisemblance, involontairement — évocateur d’un hideux accouplement au cours duquel le ventre distendu et pustuleux de Shelob vient s’empaler sur l’épée magique brandie par Sam :

[She] heaved up the great bag of her belly high above Sam’s head. Poison frothed and bubbled from the wound. Now splaying her legs she drove her huge bulk down on him again. Too soon. For Sam still stood upon his feet, and dropping his own sword, with both hand he held the elven blade point upwards, fending off that ghastly roof; and so Shelob, with the driving force of her own cruel will, with strength greater than any warrior’s hand, thrust herself upon a bitter spike. Deep, deep it pricked, as Sam was crushed slowly to the ground.28)29)

Terrorisée à nouveau par l’éclat de la lampe de la reine des Elfes, Shelob finira par s’enfuir à tout jamais, laissant Sam épuisé, terrassé par son action d’éclat.

Shelob (Arachne) (© John Howe)

Ici, comme dans les autres épisodes prodigieux déjà évoqués, la réalité de l’existence du monstre n’est pas mise en question. Un résumé tout à fait complet de ce mémorable passage ne devrait pas manquer de mentionner une interruption très significative dans le développement du récit. Entre l’irruption des hobbits hors du tunnel et le combat entre Sam et Shelob, Tolkien consacre un long paragraphe à une sorte de biographie de son monstre : survivante elle aussi du premier âge du monde, Shelob est la descendante d’une autre araignée gigantesque, Ungoliant, auxiliaire de la première incarnation du Mal, Morgoth. Une fois de plus, nous voyons donc l’extraordinaire, le surnaturel s’intégrer à la structure historique de Middle-earth. En outre, l’épisode peut, lui aussi, se réduire à une étape du périlleux voyage de Frodo et Sam vers l’accomplissement de leur mission ; la rencontre de Shelob peut s’inscrire dans la série des obstacles sans cesse placés sur la route des héros.
Il est cependant frappant qu’avec Shelob nous touchons à un phénomène unique dans le conte. Tolkien a, dans un tel épisode, été plus loin qu’il ne l’aurait voulu dans son intention de décrire l’horreur et il a ouvert à ses fantasmes secrets une porte certainement plus grande qu’il ne pouvait l’imaginer. Il y a dans l’intensité émotionnelle de ce recours à l’image archétypale de l’araignée dont Gilbert Durand souligne l’interprétation classique de « symbole de la mère revêche qui a réussi à emprisonner l’enfant dans les mailles de son réseau »30), image où domine le ventre, distendu, nauséabond, l’expression évidente d’une misogynie profonde passant par l’horreur des organes génitaux féminins. Mais cette répulsion, que rend peut-être plus significative encore le contraste entre Shelob et la beauté éthérée des autres créatures féminines du récit, n’a probablement jamais été formulée par Tolkien avec autant de force que dans ces chapitres.31)

Pouvons-nous maintenant tenter de répondre à la question initialement posée ? Il semble bien que chacun des épisodes précédemment décrits ou mentionnés témoigne du même processus. Tout se passe comme si nous assistions chaque fois à l’émergence d’une possibilité de fantastique : les éléments propices à sa création s’accumulent, une question est parfois posée qui reste sans réponse, annonçant ainsi cette prometteuse incertitude, cette hésitation indispensables à l’écriture comme à la lecture du texte fantastique. Puis, toute cette potentialité s’effondre, la cohérence de l’univers tolkienien retrouve sa solidité, l’inquiétude ou l’épouvante sont apaisées, intégrées sans ambiguïté dans les lois naturelles de Middle-earth ; l’événement exploité est inséré rationnellement dans le déroulement historique du monde « sub-créé » et devient donc partie intégrante de sa réalité. Si le fantastique reste l’irruption inexpliquée de l’inadmissible dans un quotidien qui cesse alors d’être cohérent, il est absent de l’univers de The Lord of the Rings. Mais le récit, nous l’avons vu, offre plus d’un moment où l’extase esthétique comme les images d’horreur puisent leurs sources aux plus secrets, parfois aux plus inavoués des fantasmes de leur créateur, et c’est de fantasmatique qu’il vaudrait mieux parler à propos de tels épisodes, sans toutefois faire de ce terme une unité de mesure valable pour l’ensemble du conte. L’éclairage volontairement limité auquel nous avons soumis le récit est, en effet, loin de le cerner tout entier, et nombreux sont les autres chemins ouverts à l’investigation de l’imaginaire tolkienien.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Cette association n’a d’ailleurs été faite, à notre connaissance, que par le poète surréaliste américain Philip Lamantia au cours d’un entretien avec Y. Le Pellec, publié sous le titre « Un Surréaliste en Californie » dans Entretiens, Beat Generation, Subervie, Rodez, 1976. Le poète parle de merveilleux à propos de Lovecraft et de « fantastique allégorique » à propos de Tolkien ; mais il donne à la notion de merveilleux le sens généralement porté par celle de fantastique, puisque selon lui, le merveilleux chez Lovecraft exprime « les frustrations, les cauchemars et les terreurs qui se cachent au fond de l’être humain » (p. 195).
2) Voir « On Fairy-stories », essai écrit en 1938, au moment où naissait The Lord of the Rings, et publié dans Tree and Leaf, Allen & Unwin, Londres, 1964.
N.d.É. : Cet essai est désormais traduit en français sous le titre « Du conte de fées ». Il se trouve notamment dans le volume Faërie et autres textes.
3) The Lord of the Rings, Allen & Unwin, Londres, 1966 ; vol. I, p. 11. Cette édition sera notre édition de référence pour toutes les citations à venir.
4) Traduction : « Ces temps […] sont du lointain passé, et la forme de toutes les terres a été modifiée », le Seigneur des Anneaux, trad. de Francis Ledoux, Christian Bourgois éd., 2003, p. 12. Sauf mention spécifique, cette édition sera dorénavant utilisée pour toutes les traductions du Lord of the Rings. [N.d.É.]
5) Allen & Unwin, Londres, 1977.
6) The Lord of the Rings, vol. I, p. 5.
7) Traduction : « contexte “historique” à l’existence de langues elfiques » ; Avant-propos de la deuxième édition du Seigneur des Anneaux, traduction de Vincent Ferré & Delphine Martin, publiée en appendice de l’ouvrage de Vincent Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, Christian Bourgois éd., 2001, p. 311.
8) Voir « On Fairy-stories » dans Tree and Leaf, op. cit., p. 43–50. Le mot « fonction » n’est pas à prendre ici dans le sens que lui donne Vladimir Propp dans sa Morphologie du Conte, mais il est cependant intéressant de noter que The Lord of the Rings se prête — sans trop de distorsions — à une analyse proppienne du récit.
9) The Lord of the Rings, vol. I, p. 134.
10) Traduction : « moins aigu et moins sublime, mais plus profond et plus proche d’un cœur de mortel ; merveilleux et pourtant point étrange », le Seigneur des Anneaux, p. 146.
11) , 13) The Lord of the Rings, vol. I, p. 365.
12) Traduction : « […] Frodon resta un moment debout, encore plongé dans l’émerveillement. Il lui semblait avoir passé par une haute fenêtre donnant sur un monde évanoui. Il s’étendait dessus une lumière pour laquelle sa langue n’avait point de nom. Tout ce qu’il voyait était de belle forme, mais ces formes semblaient en même temps nettement découpées comme si elles venaient d’être conçues et dessinées au moment où on lui avait retiré son bandeau, et aussi anciennes que si elles duraient depuis toujours. Il ne voyait d’autres couleurs que celles qu’il connaissait, or et blanc, et bleu et vert, mais elles étaient fraîches et vives comme s’il venait de les percevoir à ce moment et d’inventer des noms nouveaux et merveilleux. » Le Seigneur des Anneaux, p. 383.
14) Traduction : « J’ai l’impression d’être dans une chanson, si vous comprenez ce que je veux dire. » Le Seigneur des Anneaux, p. 383.
15) The Lord of the Rings, vol. III, p. 224.
16) Traduction : « il fut saisi d’un tel étonnement et d’une telle terreur qu’il resta planté là, oubliant toute autre chose, et il regarda comme mué en statue de pierre. » Le Seigneur des Anneaux, p. 1009.
17) « On Fairy-stories », op. cit., p. 60.
18) , 20) The Lord of the Rings, vol. I, p. 154.
19) Traduction : « Qu’est-ce que je raconte ? J’ai rêvé. » Le Seigneur des Anneaux, p. 166.
21) Traduction : « je ne désir pas en parler. Pensons à ce qu’il convient de faire à présent ! Poursuivons notre route ! » Le Seigneur des Anneaux, p. 166.
22) The Lord of the Rings, vol. I, p. 155.
23) Traduction : « Vous vous êtes retrouvés, sortis de l’eau profonde. » Le Seigneur des Anneaux, p. 166.
24) Voir en particulier Maurice Lévy, « De la spécificité du texte Fantastique », RANAM, Université de Strasbourg, VI (1973), p. 3–13.
25) She + lobbe, mot vieil anglais signifiant « araignée ».
26) The Lord of the Rings, vol. II, p. 334.
27) Traduction : « Elle avait de grandes cornes et derrière son court cou, semblable à une tige, venait son énorme corps gonflé, vaste sac boursouflé, pendant et oscillant entre ses pattes ; sa grosse masse était noire, tavelée de marques livides, mais la panse en dessous était pâle et lumineuse, et elle émettait une puanteur. Elle avait les pattes repliées, avec de grosses jointures protubérantes bien au-dessus de son dos ; ses poils se dressaient comme des piquants d’acier et chaque patte se terminait par une griffe. » Le Seigneur des Anneaux, p. 778.
28) The Lord of the Rings, vol. II, p. 338.
29) Traduction : « elle souleva le gros sac de son ventre haut au-dessus de la tête de Sam. Le poison sortit, moussant et bouillonnant, de la blessure. Alors, écartant ses pattes, elle amena de nouveau sur lui son énorme masse. Trop tôt. Car Sam était toujours debout ; laissant tomber sa propre épée, il tint des deux mains la lame elfique pointe en l’air, parant la descente de cet horrible plafond ; et ainsi Arachne se jeta sur la pointe implacable avec toute la force motrice de sa propre volonté cruelle, avec une vigueur plus grande que celle d’aucune main de guerrier. La pointe pénétra de plus en plus profondément à mesure que Sam était lentement écrasé contre le sol. » Le Seigneur des Anneaux, p. 781.
30) G. Durand, les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969, p. 113.
31) The Lord of the Rings, vol. II, chap. 9 & 10.
 
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