« Un vice secret » de Tolkien et « la langue qui est parlée sur l’île de Fonway »

 Trois Anneaux
Andrew Higgins — Mai 2016
traduit de l’anglais par Vivien Stocker
Notes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise.
Cet article a initialement été publié dans le Journal of Tolkien Research, vol. 3 no 1 (2016). Une version raccourcie de celui-ci (intitulée Premiers explorateurs et pratiquant d’un « vice secret » partagé) a été donnée en conférence en mai 2016 au Congrès médiéval international de Kalamazoo, Michigan, dans le cadre de la session Tolkien et les langues inventées.

L’article original et sa traduction sont publiés sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0.

Le 29 novembre 1931, lors de la rencontre de l’association Samuel Johnson du Pembroke College d’Oxford (à 21 h), J.R.R. Tolkien donna devant des étudiants et des invités une conférence intitulée « Un vice secret ». Au cours de nos recherches pour l’édition de A Secret Vice — Tolkien on Language Invention récemment publiée par HarperCollins, le Dr. Dimitra Fimi et moi-même, après de nombreux mois à étudier les archives de diverses associations littéraires et philologiques d’Oxford, avons retrouvé dans les archives du Pembroke College les compte-rendus de cette rencontre, compte-rendus qui donnent un aperçu de première main des sujets abordés par Tolkien cette nuit de novembre. Nous avons publiés des extraits de ces minutes, notées par J.B. Booker le secrétaire du club, dans cette édition. L’une des parties les plus étonnantes de ce rapport est la mention par Tolkien d’une curieuse langue parlée « sur l’île de Fonway ».

Le Professeur Tolkien continua à discuter de ces langues qui étaient composées de mots qui leur étaient propres, soit dérivés phonétiquement, soit issus de quelque autre langue (probablement morte). L’exemple de langue de type phonétique le plus intéressant est celle parlée dans l’île de Fonway, qui n’a apparemment aucune parenté avec tout autre langue connue, qui n’est ni parlée ni comprise ailleurs que dans cette seule petite île. — A Secret Vice, p. xxxiii

Les compte-rendus font références à une partie de la conférence « Un vice secret » de Tolkien qui se trouve dans les documents « Un vice secret » conservés à la Bibliothèque bodléienne (MS Tolkien 24). Pour une raison quelconque, ces pages ne furent pas incluses par Christopher Tolkien dans la version d’origine publiée en 1982 dans le volume les Monstres et les critiques et autres essais. Cependant, la position de ces pages dans le folio nous indique que ces pages faisaient partie de la conférence originale que Tolkien donna et non pas une note séparée qu’il avait écrite avant ou après la conférence (pas comme d’autres documents de ce portfolio que nous avons publiés et qui le sont clairement). Notre hypothèse fut confortée par les compte-rendus de la rencontre de l’association Samuel Johnson fraîchement retrouvés.

Dans cet article, je souhaite brièvement explorer les détails de cette langue unique qu’est le fonwégien. Je suggérerai que sa curieuse évocation par Tolkien sert plusieurs objectifs. D’abord, ce fut une tentative pour Tolkien de suggérer des éléments de sa langue inventée qui, bien que basée sur des phonèmes du monde réel, montre des signes d’une entière individualité. Deuxièmement, c’était le moyen pour Tolkien de rendre hommage aux inventeurs de langues du passé. Enfin, c’était sa façon légèrement ludique et intéressante de présenter un exemple de langue inventée qui suggère plusieurs caractéristiques clés que Tolkien considérait importante dans la composition d’une langue artistique (c.-à-d. une langue inventée pour la fiction) que son propre nœud de langues elfiques refléterait.

D’abord, le langage lui-même — car il est assez nouveau dans la recherche sur Tolkien. La présentation de Tolkien est assez curieuse, étant donné la tournure et le rythme de la conférence qu’il donnait cette nuit-là. Après quelques faux départs, Tolkien se lance sur le sujet principal de sa conférence, « la construction de langues imaginaires sommaire ou aboutie pour le plaisir » (p. 11). Il remarque qu’étant donné la nature de cet art ou de ce jeu, il est habituellement pratiqué en privé (d’où le nom quelque peu espiègle de sa conférence : « Un vice secret »). Dans une affirmation qui a été rétablie dans la conférence (elle n’apparaît pas dans l’édition de 1982), Tolkien indique que :

Je ne donne pas de noms. Je n’ai pas fait de gros efforts de recherche. J’utilise simplement comme preuve une partie de la matière qu’un heureux hasard a mis sur ma route. Donc je ne donne pas de noms1). (p. 8)

Une affirmation fascinante de Tolkien sur laquelle je reviendrai. Après ça, Tolkien se lance dans une revue plutôt autobiographique de sa propre invention linguistique passée, menant ses lecteurs à travers sa première expérience avec l’animalique, sa participation au nevbosh, puis donnant des détails sur sa première langue inventée à titre privé, le naffarin. Tolkien caractérise le naffarin comme étant toujours influencé par « les langues érudites2) » (à savoir l’anglais, le latin et l’espagnol), mais montrant également « un élément naissant purement individuel » (p. 20). L’une des caractéristiques clés de cet élément naissant est la construction de mots qui tentent délibérément, dans leur invention, de ne pas refléter une parenté directe ou manifeste avec une langue du monde primaire. En explorant plus avant cet élément en particulier, Tolkien dit qu’en tentant d’inventer différents noms et mots, « l’absence d’éléments étrangers n’est pas d’une importance primordiale » (p. 18). Tolkien doit ici penser à certains exemples de langues inventées pour la fiction dans lesquelles le créateur essaye de rendre la langue « étrangère » en brouillant ensemble des séries de consonnes ; ce qu’Ursula Le Guin, dans son introduction à l’Encyclopedia of Fictional and Fantastic Languages de Conley et Cain, dépeint par « Les étrangers étaient Xbfgg et Psglqkxxk » (Conley and Cain 2006, p. xvii). Au lieu de cela, Tolkien suggère que la forme d’un mot véritablement étranger devrait être construit sans éléments phonétiques purement anglais ; puisque « c’est autant dans les séquences et combinaisons habituelles que dans les “phonèmes” ou unités de son individuelles qu’une langue ou son inventeur [et là Tolkien écrivit d’abord « expriment leur particularité3) », mais l’a biffé et écrivit « acquièrent leur caractère individuel »] (A Secret Vice 2016, p. 19). Il fait ensuite la suggestion que cela peut être atteint en retournant un mot anglais (dans ce cas « scratch ») phonétiquement (« staerks »), remarquant que « chaque phonème était parfaitement natif, mais l’ensemble totalement étranger4) » (p. 19). C’est là où cette nouvelle langue fonwégienne intervient dans le discours, en partie comme exploration de cette tentative de créer délibérément une langue inventée atteignant ce sens d’« individualité ».

D’un point de vue narratif, l’introduction de Tolkien au fonwégien est curieuse à plus d’un titre. Tolkien rapporte qu’il est « récemment entré par accident en possession de plusieurs documents secrets — une grammaire, un glossaire et quelques phrases parlées dans la langue fonwégienne apparemment parlée sur l’île de Fonway5) » (p. 21). Se pourrait-il que la « découverte » fasse partie de sa précédente déclaration qu’il « utilise simplement comme preuve une partie de la matière qu’un heureux hasard a mis sur ma route. » — avec un parallèle entre « par accident en possession » et « heureux hasard » dans la description de Tolkien de ses documents ? Peut-être. Durant ma thèse (lorsque je suis tombé pour la première fois sur ces pages) puis encore ensuite, en préparation de la co-édition de la nouvelle édition de A Secret Vice: Tolkien on Language Invention avec le Dr. Dimitra Fimi, nous avons recherché de façon assez approfondie d’où pouvait venir cette langue. À l’évidence, l’analogue le plus proche dans le monde primaire est « Norway [Norvège] / norvégien », mais il n’y a rien dans les documents disponibles qui suggère un lien avec ce peuple ou cette langue. Je suis presque sûr que ce que nous voyons ici, c’est Tolkien le créateur de mythes utilisant une histoire pour introduire le fonwégien à son audience. Tolkien présente cela comme des documents qui, par un « heureux hasard » (si on peut appeler ça un hasard !), lui parvinrent accidentellement et rapporte ainsi ce qu’il y trouva. Évidemment, ce type de cadre permettant de raconter une histoire n’est pas une nouveauté pour Tolkien. Dès la première expression majeure de sa mythologie dans les documents du Livre des contes perdus (vers 1916-1920), Tolkien utilisa un cadre narratif rapporté d’abord par Eriol, puis par Ælfwine, pour entendre, enregistrer et transmettre aux lecteurs envisagés sa mythologie émergente. L’usage de ce cadre narratif (et d’autres) restera une partie-clé de la mythopoeia de Tolkien (voir en particulier Flieger 2001). En outre, l’usage par Tolkien du topos du « manuscrit trouvé » n’est certainement pas une idée nouvelle et a été utilisée par des inventeurs de langues artistiques antérieurs ; ce qui suggère la seconde raison que j’ai donnée pour l’inclusion du fonwégien : l’hommage rendu par Tolkien à cette tradition. Par exemple, dans le récit de voyage The Coming Race de 1871, qui s’inscrit dans la tradition de la terre creuse, le voyageur américain anonyme d’Edward Bulwer-Lytton rend compte de la langue des créatures souterraines qui parlent le vril-ya, qui comprend une grammaire et un vocabulaire assez développés ainsi qu’une exploration des développements et du déclin de la langue inspirés par les travaux du grand philologue de cette période, Max Müller, à qui Bulwer-Lytton dédie son livre. Dans Across the Zodiac: The Story of a Wrecked Record, récit de voyage de science-fiction primitive de Percy Greg écrit en 1880, le topos du document trouvé comprend un rapport sur la langue « martiale » parlée sur Mars, pour laquelle Greg construisit des déclinaisons nominales et des tableaux de conjugaison à partir desquels il développa des phrases telles que « Zefoo zevleel, zave marneel, claftae caratheneel » — « Une enfant pleure pour les étoiles, une jeune fille pour les robes de matronne, une femme pour son linceul » (Conley and Cain 2006, p. 3). La mise en page même des fragments de grammaire fonwégienne que Tolkien donne dans ces pages suggère les types de mise en page que Tolkien a pu voir dans des travaux tels que ceux-ci ainsi que dans ces grammaires historiques qui inspirèrent ses langues inventées, et probablement d’autres.

Alors pourquoi ce changement, d’une exploration strictement autobiographique de son développement comme inventeur de langues, à ceci ? Je suggère qu’un indice pourrait ici se trouver dans l’affirmation que Tolkien utilise pour présenter son matériau « ce qui évitera au papier d’être trop autobiographique6) » (p. 21). Tout au long d’A Secret Vice, Tolkien tient à montrer qu’il souhaite avoir plus d’exemples de langues inventées d’autres gens à partager. Par exemple, lorsqu’il explore le nevbosh, Tolkien affirme qu’« Il est difficile d’avoir des preuves de développements supérieurs7) » (p. 18), puis écrit entre crochets « Voilà qui doit me servir de prétexte pour me référer de plus en plus à mon expérience personnelle, à regret et non par arrogance. Je préférerais de loin l’objectivité plus grande avec laquelle on étudie les efforts des autres » (ibid.). Après avoir utilisé cette approche autobiographique avec l’animalique, le nevbosh et le naffarin, peut-être que Tolkien ressentait le besoin d’utiliser l’idée du « manuscrit trouvé » pour présenter à son audience l’exemple suivant de ses langues inventées ?

C’est donc le pourquoi — mais de quelle source ou « terreau de feuilles de son esprit » Tolkien inventa-t-il le fonwégien ? Comme dit dans le commentaire de A Secret Vice, alors que Tolkien n’offre aucune note sur ce que signifient les noms Fonway et fonwegian « fonwégien », il existe deux pistes possibles pour une étude plus approfondie. D’abord le phonème /Fon/ peut remonter au message rébus réprobateur de 1904 de Tolkien au père Francis Morgan, qui contient l’expression danses « cheefongy », une danse qui est définie plus tard comme des « Caracolades francisées », ce qui suggère de « Modiques danses françaises » (p. 50–51). Par conséquent, se pourrait-il que /Fon/ fasse référence à un élément de français (l’une des « langues érudites » que, comme nous le verrons, Tolkien mentionne dans ses notes sur la grammaire fonwégienne — voir A Secret Vice, p. 21) ? Et ainsi, Fonway aurait eu une parenté quelconque non spécifiée avec le français ? Étant donné que Fonway est une île, un autre exemple de langue inventée à laquelle Tolkien fait peut-être légèrement allusion ou, mieux, à laquelle il fait hommage est l’œuvre publiée par un auteur inconnu qui publia sous le nom de George Psalmanazar et qui était en fait un ami de Samuel Johnson (et ainsi, un lien possible avec la Johnson Society). Il prétendait venir de l’île de Formose (la Taïwan moderne) et publia des exemples de la langue formosane qui devint une sensation du xviiie siècle (y compris par la création de toute une industrie artisanale d’éventails avec des inscriptions en formosan, jusqu’à ce que cette complète fabrication soit démystifiée par Sir Edmund Halley (célèbre par sa comète). Les éléments de « formosan » inventé que nous possédons (y compris la traduction phrase à phrase du « Notre Père » — tout comme le fera Tolkien dans les années 1950 dans ses propres langues elfiques — voir Vinyar Tengwar no 41, p. 5–30) indiquent que cette langue était inventée a posteriori (c’est-à-dire utilisant des éléments manifestes issus de langues du monde primaire) et avait une certaine sonorité musicale en elle-même (voir Conley et Cain 2006, p. 85–86). Cependant, étant donné les éléments dont nous disposons sur le fonwégien, il ne semble pas que le formosan ait été une influence direct sur la phonétique ou la structure de cette langue. Pour autant, comme je l’examinerai dans un moment, l’idée de l’île n’était pas si loin que ça.

Le seul autre endroit où apparaît le mot « Fonway » dans les documents sur A Secret Vice, c’est dans la marge droite d’une page où Tolkien écrivit des notes sur James Joyce et la poésie (A Secret Vice, 2016, p. 91), où Tolkien fait une courte liste au crayon « Mon Corpus – Fonway – aiƥei ». Nous ne sommes pas sûr que ces notes aient été faites en même temps que les notes sur James Joyce. « Aiƥei » est le mot gotique pour « mère » et apparaît aussi sur la page des consonnes et points d’articulation elfiques (A Secret Vice, 2016, p. 94). Se pourrait-il que Tokien ait fait une liste de ses exemples issus de son propre corpus de langues inventées : Fonway et « aiƥei » représentant un mot de sa langue inventée inspirée du gotique sur laquelle il travaillait vers 1910-1911, peu de temps avant de changer pour sa première langue elfique, le qenya ?

Pour en revenir au compte-rendu de la rencontre, il a été rapporté que la langue fonwégienne était l’exemple de langues le plus intéressant, « étant composée de mots qui lui étaient entièrement propres, qu’ils soient dérivés phonétiquement ou issus d’autres langues (probablement) mortes » (Secret Vice 2016, p. xxxiii). Ce compte-rendu relève les nombreuses fois où Tolkien soulignait le sens individuel de la langue fonwégienne. Par exemple, tandis que Tolkien affirme que la structure, « le plan », de la grammaire fonwégienne est dépendante de langues érudites comme le latin ou le français (p. 21), il poursuit en disant que « son attestation phonétique et son mécanisme est particulier et individuel, et ne semble ne rien devoir à l’anglais, au français ou au latin » (p. 21). La dépendance aux langues érudites pour la structure des fragments de grammaire fonwégienne que Tolkien donne est claire dans le plan des pronoms et dans la mini-déclinaison du nom indéfini « con » (p. 21) :

Neutre
Pronoms : ib noh won, wone wonos
imer noher woner, wonere, wonoser
Ainsi con donne con cone conos
gen. conis conise conosis
pl. coner conere conoser
coneris conerise conoseris

Tolkien renvoie à son exploration sur l’invention de mots individuels par inversion phonétique de l’anglais (l’argument « scratch / staerks » que j’ai souligné ci-dessus) en caractérisant le fonwégien comme « illustrant clairement mon argument à propos de staerks ci-dessus. Ses phonèmes sont anglais, sa grammaire en grande partie latine, mais il demeure individuel » (p. 21). Tolkien semble également laisser entendre qu’il pourrait (dans ce contexte apparemment imaginaire) avoir transcrit des documents fonwégiens qu’il « trouva » ; affirmant qu’« un “caractère” le traverse aussi clairement qu’il le peut et par l’écriture manuscrite d’une personne utilisant l’écriture cursive traditionnelle d’Europe. » (p. 21). Ainsi, peut-être que ce que nous voyons, et Tolkien le dit à voix haute, est censé être le produit d’une transcription phonétique possible depuis un autre système d’écriture ; un élément pour lequel nous savons que Tolkien avait beaucoup d’intérêt, d’après les divers systèmes d’écriture qu’il inventa pour exprimer phonétiquement ses langues. Une fois transcrit en « écriture cursive traditionnelle d’Europe », cet acte fait paraître les mots fonwégiens plus dérivés des langues érudites qu’ils ne l’étaient à l’origine (on pourra se demander comment ils sonnaient à l’audience cette nuit-là).

Tolkien insiste spécifiquement sur l’argument de l’originalité en listant d’abord 250 mots fonwégiens issus de son glossaire « trouvé » [qu’il doit avoir récité, vu qu’il y a une instruction en ce sens — même si nous n’avons pas une liste complète de ces mots et qu’on pourrait se demander si cela n’aurait pas exigé de la patience de la part des auditeurs], ces mots fonwégiens qui suggèrent effectivement une origine dérivée d’une des « langues érudites ». Les mots mentionnés dans les pages issues de la conférence de Tolkien qui tombent dans cette catégorie comprennent :

ac (et), momor (mort), agroul (champ), epish (lettre), amosa (amour), pase (paix), regensie (reine), nausi (marin), pen (pied), lauka (louer), rogis (rouge), glabisi (épée), usut (utile), vase (voix). (p. 22)

D’autres mots fonwégiens que Tolkien qualifie de dérivés, mais sans montrer les sources primaires explicites comprennent :

caphill (?), taxtos (?), ponb (fille), dubu (nombreux), malle (mère), pagos (père), pullfuga (labourer), ruxa (nez), teplose (temps). (p. 22)

Tolkien ne donne qu’une poignée de mots fonwégiens plus originaux.

wegolang (bon), fugolliuk-a (une Guilde), tellabrif (conquérant), wedfor (ennemi), wag nose (remplir), fonlogos (livre), wrun workskula (mot), cun cunfordos (calèche), fonwella (attaque), tuudadulla (peur), brugwalla (garde), huntilla (mépriser – hun ?), didula (vaincre), regullarum (cheval), hugwolla (je garde), fubullala (enseigner), pindulla (rire), cablea (chanter) (p. 22)

En ce qui concerne ces mots individuels, Tolkien note que les mots trisyllabiques sont l’une des caractéristiques remarquables (par ex. « wegolang », « tellabrif »). Il liste également quelques groupes de mots qui semblent être formés d’après certaines racines de base (un élément qui était la base morphologique de ses langues elfiques). Ainsi l’« évident » /fon/ est utilisé pour former les mots « fonlogos » livre, (logos suggérant une possible origine grecque) et « fonwella » attaque. Il y a aussi une série de mots qui se terminent par -lla avec deux variations pour le mot pour cheval « regullarum » et chanter « cablea » (que j’ai surligné ci-dessus).

Tolkien ajoute aussi la note curieuse qu’en fonwégien, il y a vraisemblablement une absence d’« onomatopées » et cite deux mots fonwégiens — rire dans « pindulla » et chanter dans « cablea » (p. 22). Tolkien semble ici suggérer que la formation de ces mots fonwégiens ne proviennent pas de ce qu’il caractérise dans son « Essai sur le Symbolisme Phonétique » (qui apparaît pour la première fois dans la nouvelle édition de A Secret Vice) comme « pas par essence “symbolique”. Par essence ou plutôt dans sa forme la plus grossière, cela signifie imiter les sons physiques avec les organes du langage » (p. 64). Cela suggère que l’invention de mots fonwégiens était basée sur un usage plus complexe du symbolisme phonétique que la simple onomatopée. Pour autant, comme Tolkien l’affirme, « dans cet effort modéré, il est difficile d’affirmer ce qu’est ce caractère spécifique ; dans quoi se trouve sa fonwegianité » (p. 22). Ce fut cette compréhension de ce qui créé le parfum d’individualité spécifique de la langue, que Tolkien qualifie, dans une note connexe dans les documents de A Secret Vice, « particulièrement important pour une langue ayant une individualité phonétique très claire et artistique. » (p. 84).

C’est à ce moment de sa conférence que Tolkien évoque enfin l’exemple historique d’invention de langue suggéré par la langue fonwégienne :

« L’ensemble rappelle un peu, en fait, les personnage Swiftiens vu dans les morceaux octroyés d’idiomes lilliputiens, blefuscanduiens et brobdingnagiens » (p. 22)

Évidemment, cet hommage et interlude intertextuel ludique à ce stade de la conférence A Secret Vice de Tolkien est pour l’un des principaux, mais pas le premier, inventeurs d’éléments de langage inventés pour ses travaux fictionnels, l’écrivain anglo-irlandais Jonathan Swift (1667–1745). Dans sa pièce satirique de 1726, Les Voyages de Gulliver, Swift utilise des noms, des lieux et des phrases inventés avec un sens phonétique différent et unique pour distinguer les différents peuples que Gulliver rencontre dans ses nombreux naufrages sur plusieurs îles qui possèdent chacune ses propres langues uniques et individuelles. Ces peuples, leur culture et ces exemples de langue sont communiqués au lecteur inter-textuellement, par l’utilisation du cadre de conte du voyageur.

Tolkien qualifie le fonwégien d’« un caractère général swiftien [qui] imprègne tout l’ensemble » (p. 22). L’intérêt de Tolkien envers les variations phonétiques des noms et des mots que Swift avait inventés est en outre démontré par une note séparée dans les documents de A Secret Vice, dans laquelle Tolkien fait une liste des noms et des phrases issus des trois premiers voyages de Gulliver et qui apparaît pour la première fois dans cette nouvelle édition (p. 85–86). Les notes que Tolkien fait à propos de ces noms indique clairement son intérêt sur la façon dont Swift utilisa différents phonèmes pour distinguer différents peuples. Par exemple, après avoir listé les noms et les phrases de la Première Visite de Gulliver à Lilliput et Blefuscu (c.-à-d. la « grande histoire de Gulliver »), Tolkien note alors que Swift utilise une série différente de groupes de consonnes « gl, gr, lg » pour les noms et les mots des idiomes brobdingangiens (où Gulliver est petit), suggérant que Swift utilise le sens phonétique de ces groupes pour distinguer ces mots (et donc ces peuples) de ceux de Lilliput et Blefuscu ; ainsi le mot inventé « Grildrig » signifie un très petit homme (p. 86). Évidemment, dans la conférence, Tolkien déclare que « Swift fit des efforts pour différencier le type lilliputien du type brobgingnagien » (p. 22). Néanmoins, il revient immédiatement sur ce ton de mépris en déclarant qu’« on ne devrait pas être en mesure d’attribuer infailliblement beaucoup de mots à pygmée ou géant » (p. 22). Cela suggère que Tolkien pensait que Swift avait fait une partie du travail de son invention de noms en créant des mots avec des sens phonétiques spécifiques et individuels qui distinguaient les lilliputiens pygmées des géants brobdingnags. Dans une communication plus tardive, de 1937, Tolkien déclare à ses éditeurs que sa propre invention de noms elfiques était cohérente et concordante du fait qu’ils étaient basés sur deux formules linguistiques apparentées qui atteignaient une réalité et une illusion d’historicité qui n’était pas complètement atteinte par d’autres inventeurs de noms tels que Swift ou Dunsany (Lettres, no 19).

Ainsi, tandis que l’invention de noms par Swift montrait quelques signes d’utilisation de sens phonologique pour distinguer les peuples, ce qu’il manquait, selon Tolkien, c’était la structure morphologique qui demeurait derrière les noms elfiques de Tolkien ; construits sur des racines de base et sur des règles correspondantes de combinaison phonologique qui associaient des symboles, des sons et le sens avec une morphologie et une grammaire structurée. Tolkien définit ce processus dans l’une des notes associées, publiées pour la première fois dans la nouvelle édition de A Secret Vice, comme étant la « forme la plus simple du jeu, décidée d’après les sons et les combinaisons, mots inventés selon des règles » (p. 99).

Finalement, en plus d’évoquer les travaux d’inventeurs de langues antérieurs, comme Swift, je suggère que Tolkien devait aussi utiliser cette « découverte accidentelle » de la langue fonwégienne pour illustrer plusieurs caractéristiques clés qui, au moment où il donna cette conférence en 1931, étaient devenus des éléments cruciaux de son invention de langues artistiques.

  1. Que les mots inventés dans une langue artistique doivent avoir un sens de « justesse » entre le symbole (la forme du mot et son son) et son sens ou sa signification, et que cela doit constituer la nature de cette langue. Comme je l’ai montré, ceci est reflété dans l’attention que porte Tolkien à la nature phonologique du fonwégien, en le définissant comme aussi original « à la fois dans son attestation phonétique et dans son mécanisme […] particulier et individuel » (p. 22). Tolkien dit également que « l’association du son ou du symbole & du sens est singulièrement libre de toute pression de la tradition. Pratiquement nulle part est-il possible de percevoir d’association sous-tendue par l’anglais » (p. 21). Ce qu’était réellement le plan de Tolkien pour ce sens phonologique ne peut être clairement établi avec le tristement petit nombre de mots originaux de fonwégien qu’il donna (on souhaiterait qu’il ait passé moins de temps sur les mots qui possèdent une suggestion dérivée et plus sur ceux qui n’en ont pas). Ils ne reflètent clairement pas ou ne ressemblent à aucun autre mot issu des langues (pré-)elfiques inventées par Tolkien. Évidemment, dans sa critique de la nouvelle édition de A Secret Vice pour The New Statesman, John Garth définit cette langue comme « un aperçu d’une langue tolkienienne précédemment inconnue — réminiscente (ainsi qu’il le dit) des noms épars des Voyages de Gulliver. La chose la plus surprenante à ce propos, venant de Tolkien, c’est sa laideur » (Garth 2016). On pourrait se demander si une note que Tolkien fit sur l’une des pages du manuscrit de « The Secret Vice » pourrait s’appliquer ici : « Et même ici, les meilleurs résultats sont atteints […] en faisant une “langue” dans lequel les sons “signifient” effectivement quelque chose (bien que seulement peut-être pour l’auteur) » (p. 92). Peut-être que les mots individuels fonwégiens sont une tentative pour Tolkien de s’éloigner autant que possible de l’influence des langues érudites qui ont clairement influencé les mots dérivés et la grammaire fonwégienne, tout en maintenant un sens phonologique désiré, malheureusement inconnu, qui ne soit pas simplement un méli-mélo de mots sonnant « étrangers ». Que la composition de ces mots ait clairement aidé Tolkien à établir ces points dans sa conférence est une preuve forte que cette langue fut inventée par Tolkien et non le produit des « petits bouts de recherche » (p. 8) qu’il a faits pour la conférence.
  2. Qu’une langue artistique inventée devrait être soutenue par un système grammatical, dont nous avons (à la différence du nevbosh et du naffarin) des fragments pour le fonwégien (mais aucune des phrases que Tolkien affirme avoir « trouvées » dans les documents fonwégiens !). Pour Tolkien, un philologue de cœur, la construction de grammaires « élaborées » et « ingénieuses » était un élément clé, et la passion d’inventer des langues transparaît dans la somme de documents de grammaire et de langues que l’Elvish Linguistic Fellowship est heureusement toujours en train de soigneusement publier.
  3. Enfin, que le langage devrait être un élément contemporain et concomitant de la création de mythes et de la construction de mondes. En effet, ainsi que Tolkien le disait presque directement après avoir présenté le naffarin et le fonwégien dans « A Secret Vice » : « Je pourrais ainsi suggérer de rejeter l'idée que pour inventer parfaitement une langue artificielle, il est jugé nécessaire d'inventer au moins dans ses grandes lignes une mythologie concomitante […] la langue que vous inventez engendre forcément une mythologie » (p. 24). Et dans une note connexe publiée dans la nouvelle édition, Tolkien écrivit qu’« on doit construire à la fois une poésie et une mythologie ou son chef d’œuvre reste incomplet » (p. 98). Ces affirmations préfigurent ce que Tolkien dirait plusieurs années plus tard dans ses brouillons à « Du conte de fées », à savoir que « la mythologie est langage et le langage est mythologie » (OFS, p. 181 ), un mantra que Verlyn Flieger a contextualisé avec tant d’éloquence par « aucun modificateur, aucune explication, uniquement sept mots qui transmettent la conviction fondatrice de Tolkien sur les mots et sur ce qu’ils font. » (Flieger 2011, p. 242). Bien que nous n’en ayons pas beaucoup, nous pouvons caractériser la liste taxonomique de mots fonwégiens inventés d’une manière similaire à celle des exemples les plus anciens d’invention de langues — la Lingua Ignota de l’abbesse du xe siècle, Hildegard von Bingen, qui consistait en une liste de mots inventés par elle pour le monde qui l’entourait — comme élément de création du mythe et de la construction de monde (voir en particulier Higley 2007). Enfin, l’introduction du fonwégien par Tolkien se situe elle-même comme une part de l’histoire d’un « manuscrit découvert » qui, comme je l’ai exploré, évoque certains des moyens que les inventeurs de langues de fiction du passé employaient pour intégrer leurs langues artistiques au sein de leurs contes de voyageurs. Ainsi, en effet, il y eut deux niveaux de mythopoésie de concert avec la glossopée qui apparurent cette nuit de novembre.

Conclusion

Comme vous pouvez le constater, l’évocation de Tolkien du fonwégien parlé dans « l’île de Fonway » dans sa conférence « Un vice secret » pose plus de questions et crée des sujets de recherche pour les chercheurs et étudiants. Il faut espérer que cette nouvelle édition, qui inclut la restauration de cette section dans la conférence de Tolkien, encouragera des explorations futures du « jeu » ou de « l’art » que Tolkien dévoila le 29 novembre 1931. Cet « art pour lequel la vie n’est pas assez longue » (p. 11) qui allait influencer et former l’art du langage chez les créateurs de monde qui suivraient Tolkien, du « taH pagh taHbe » d’Hamlet en klingon original jusqu’au « Hash yer dothrae chek ? » dans le dothraki de David Peterson dans l’adaptation du Trône de fer d’HBO, en passant par les dizaines de milliers de locuteurs actuels de son vice pas si secret (y compris votre serviteur !). Un héritage qui aurait probablement stupéfié Tolkien et lui aurait peut-être plu.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Notre traduction. Sauf mention explicite contraire, les extraits du texte de Tolkien sont dans la traduction de Christine Laferrière, dans les Monstres et les critiques et autre essais.
2) , 3) , 5) , 6) , 7) Notre traduction.
4) Traduction modifiée.
 
langues/hors_legendaire/autres_langues/fonwegien/langue_parlee_ile_fonway.txt · Dernière modification: 08/03/2022 12:01 par Elendil
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