Le passé en sindarin

Quatre Anneaux
Thorsten Renk
traduit de l’anglais par Damien Bador
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Introduction

Pendant longtemps, les informations publiées sur le passé des verbes sindarins ont été assez réduites et par conséquent, la plupart des théories le décrivant se sont à la place focalisées sur le passé des verbes noldorins. Dans le contexte des « Étymologies », le passé été étudié par Carl F. Hostetter1). Avec la publication de « Words, Phrases & Passages in “The Lord of the Rings” » dans le PE 17, un grand nombre d’exemples nouveaux de passés simples en sindarin post-SdA est désormais disponible, permettant une étude indépendante du passé sindarin et une comparaison subséquente avec ce que l’on observe en noldorin.

Verbes primaires et dérivés

En sindarin, il existe à la base deux principales classes de verbes : primaires et dérivés. La distinction se fait suivant la racine du verbe : un verbe primaire est essentiellement identique à sa racine. Par exemple, nor- « courir », dérivé de NOR2). D’un autre côté, si le verbe résulte de l’ajout d’un suffixe dérivationnel à la racine, il est alors dit secondaire. Comme exemple, nous avons teitha- < tek-tā « écrire »3), dérivé de la racine TEK, où l’on observe le suffixe dérivationnel –tā. En eldarin commun, -tā et –jā semblent être les suffixes les plus communs pour de telles dérivations.

Il est souvent supposé que tous les verbes sindarins se terminant par –a sont des verbes dérivés. Cependant, cela n’est pas nécessairement le cas si la racine elle-même contient un –a : le verbe peut se terminer par –a mais rester un verbe primaire. Un exemple pour ce cas serait gala- « grandir »4), dérivé de la racine GAL. La finale –a pourrait simplement être une extension de la racine au moyen d’une insertion supplémentaire de la sundóma (la voyelle radicale). En LRW, p. 357, la racine concernée est dite être GALA- et en PE 17, p. 131, la troisième personne du pluriel présente les variantes gala, gâl, ce qui semble étayer cette idée.

Formation du passé en elfique primitif et son lien avec le passé sindarin

Pour comprendre le passé sindarin, il est utile de revenir sur le développement de cette langue et d’étudier les idées de Tolkien concernant le passé en elfique primitif. Une information importante se trouve en WJ, p. 392, 415 : « Dans cet ekwē nous avons manifestement un passé primitif, marqué comme tel par un “augment” ou voyelle de base redoublée et une voyelle de base longue. Les passés de cette forme étaient habituels pour les verbes sindarins “forts” ou primaires : comme akāra “fabriqua, fit” > s[indarin] agor. »5)

Ainsi, il existait une formation passée en elfique primitif, qui était caractérisée par (1) un préfixe formé par la voyelle radicale, et (2) un allongement de la voyelle radicale. Ainsi, le verbe *kwe- « parler » était changé en ekwē « parla » et le verbe *kar- « faire » en akāra « fit » (la terminaison –a représente probablement une extension du radical — le quenya kar- > #káre6) indique que celle-ci disparut subséquemment).

Cependant, ce n’était pas le seul mécanisme de formation du passé pour les verbes primaires. La forme echant « fit, fabriqua »7) possède la dérivation suivante en PE 17, p. 42 : echant « façonné » < et-kantē pour edagant. Le verbe basique est identifié comme étant et-kat-. Cette forme peut s’analyser comme le résultat d’une terminaison –nē employée pour former le passé en elfique primitif, avec un changement subséquent de la position de la nasale, donnant une infixation nasale, d’où : #et-kat-nē > *et-ka-n-tē > echant. Une telle infixation nasale est bien documentée pour le noldorin8) et le quenya9) ; de même, la terminaison –ne est très commune au passé en quenya. La forme edagant est encore plus révélatrice et semble nous montrer le même préfixe appliqué à une forme qui présente à la fois la voyelle radicale comme augment et une infixation nasale ; ainsi #a-kat-nē > #a-ka-n-tē > #agant. De la sorte, l’augment n’était pas limité aux formations passées dans lesquelles la voyelle radicale était allongée.

Pour apprécier le choix qu’a fait Tolkien de echant au lieu de edagant, il faut garder à l’esprit que « Words, Phrases and Passages » est un commentaire du texte publié du SdA. Il n’y a nul signe que Tolkien ait considéré l’utilisation d’un augment pour le passé sindarin ou noldorin alors qu’il rédigeait le SdA. Cependant, d’après ce qui précède, il est clair que l’augment était devenu une partie cruciale du passé sindarin dans sa conception ultérieure. Néanmoins, Tolkien pouvait difficilement modifier le texte publié, et avait donc besoin de trouver une explication pour l’absence d’augment dans la forme publiée.

Le PE 17, p. 93, donne plus de lumière sur l’augment ; en ce qui concerne ses formes passées, il est dit que le verbe dérivait de la racine MEN « comme MEN avoir comme objet, tendre (vers), procéder, avoir pour but, aller vers ; [quenya] menta-, mais passé mennē-, parfait emēnie : en sindarin ceux-ci fusionnèrent pour donner la forme passée emēnē-. »10) Il semble être sous-entendu que l’augment survécut dans le parfait quenya, mais que ce ne fut habituellement pas le cas pour le passé simple quenya (ce qui est à nouveau confirmé par « The Quenya Past Tense »11)), mais que ces formes fusionnèrent pour former le passé sindarin (aucun parfait sindarin distinct n’est connu), le laissant avec un augment et un allongement de la voyelle (qui est aussi caractéristique du parfait quenya). Noter que la forme donnée peut difficilement être sindarine : il s’agit probablement de vieux sindarin — le changement phonétique standard donnerait #evín « vint vers ».

En ce qui concerne le passé des verbes dérivés, le PE 17, p. 92 révèle que l’histoire des verbes sindarins est complexe et que l’usage de –ant comme terminaison de la troisième personne au passé est semblable à celui du gallois médiéval –as ou du gallois moderne –odd. En d’autres termes, le passé des verbes dérivés sindarins ne peut guère être directement déduit des évolutions de l’elfique primitif mais consiste plutôt en un développement analogique ultérieur.

Passés simples attestés des verbes primaires

Les passés simples attestés des verbes primaires sont essentiellement formés par allongement vocalique. Nous avons :

  • car- « fabriquer » passé agor12)
  • nor- « courir » passé onur13)
  • #dew- « échouer » passé edíw (peut-être lire eðíw) (dewin en PE 17, p. 151)
  • sav- « avoir » passé aw < ahawv (sevin en PE 17, p. 173)

Ces formes peuvent s’expliquer en supposant les formes primitives a-kāra, #o-nōre, #e-dēwe et #a-sāve > #asauve > ahawv. Quelques formes semblent présenter un augment, mais aucun allongement vocalique n’est visible (noter cependant que ces formes sont tirées de notes extrêmement hâtives écrites l’une au-dessus de l’autre, et que cette divergence ne devrait pas être exagérée) :

  • bal- « #diriger » passé aval14)
  • dak- (peut-être lire #dag- « #tuer » passé aðag15)

Finalement, gala- présente un passé avec allongement vocalique, donnant renforçant l’idée qu’il s’agit à l’origine d’un verbe primaire :

  • gala- « #grandir » passé aul < agāle16)

En PE 17, p. 131, on trouve aussi la forme passée analogique angol comme alternative à aul. Celle-ci semble venir des verbes dérivés de radicaux en NG et peut s’expliquer par : #a-ngāle > #angaule > angol (qui pourrait être un passé plausible pour gal- « briller »17), lequel dérive d’une telle racine). Il se trouve aussi quelques exemples de passés simples formés par infixation nasale :

  • echad- « façonner » passé echant18)19)
  • #cat- « #former » passé #agant20)
  • dak- (peut-être lire #dag-) « #tuer » passé aðanc21)
  • #gwa(e) « aller » passé anu, awn (gwaen en PE 17, p. 148)

Le dernier exemple requiert quelques explications. Il est dérivé de la racine AWA, et le présent gwaen vient probablement de #wā-i-njē. Cependant, le passé dérive de la racine inversée AW(A), donc #aw-nē > awn ou avec infixation nasale #aw-nē > #anwē > #anw > anu et à la première personne #aw-nē-njē > anwen.

Nous avons un exemple intéressant avec :

  • carfa- « parler » passé agarfant22)

Cela semble montrer un augment avec le suffixe passé –nt d’un verbe dérivé (voir ci-dessous), mais nous allons arguer qu’il s’agissait en fait d’un verbe primaire à l’origine. La racine sous-jacente est dite être KARAP, et des formes biffées proposent un passé karampe. Il est plausible que les formes quenya et sindarine puissent s’expliquer par un #a-karap-nē primitif. En quenya, l’augment était perdu au passé (mais pas au parfait, voir ci-dessus), mais en sindarin, le développement ultérieur avait été #a-karap-nē > #a-k’rap-nē > #akrampē > agramp, tandis qu’en quenya il était #a-karap-nē > #karap-nē > karampe. Ainsi, la terminaison –a du présent représenterait une extension de la sundóma plutôt qu’un suffixe dérivationnel. Les passés simples carfant, agarfant seraient alors des développements analogiques ultérieurs, formés sur le modèle des vrais verbes dérivés.

Passés simples attestés des verbes dérivés

Malheureusement, le nombre de verbes dérivés sindarins attestés est fort limité. Avec un suffixe –nt nous avons :

  • teitha- « tracer » passé teithant < tekta-nt23)24)
  • cova(d)- « rassembler » passé covant25)

Le dernier exemple est donné sous deux variantes, cova- et covad-, la dernière d’entre elles rappelant assez un verbe primaire, mais la racine est clairement dite être KOB / KOM, donc un suffixe dérivationnel est nécessaire dans tous les cas. De même, cova- ne peut plausiblement être justifié par une extension de la racine par une sundóma, vu que cela donnerait **covo-. À partir de ces deux exemples, un suffixe –nt (cohérent avec le suffixe du passé faible trouvé pour les verbes dérivés noldorins26)) peut être identifié. Il s’agit du même suffixe qui donne par analogie les passés simples faibles carfant, agarfant (voir ci-dessus).

Tolkien décrit cela plus en détails en PE 17, p. 126 : « -nt sindarin passé des verbes transitifs, -ir des intransitifs agarfast “il parla” agarfant beth [peut-être lire agarfant bith] “il prononça des mots”27). L’affirmation concernant –ir est assez étrange vu que l’exemple immédiatement en dessous présente une terminaison –st pour un usage intransitif. Cette dernière terminaison rappelle le suffixe –s vu dans les passés faibles intransitifs en noldorin28).

Un autre exemple pourrait se voir dans certaines formes non identifiées en PE 17, p. 167 ; après le verbe raitha- « #essayer » sont ajoutées les formes rithant, rithas, qui pourraient représenter le transitif « essayer quelque chose » et l’intransitif « s’efforcer ». La forme suivante rithessin pourrait alors être considérée comme la première personne « je m’efforçais ». Comme la racine est dite être RIK, cette structure est clairement en accord avec ce que l’on attendrait d’un verbe dérivé. D’où peut-être :

  • raitha- « #essayer (tr.) » passé rithant29)
  • raitha- « #s’efforcer » passé rithas30)

L’origine du suffixe –nt semble être une analogie avec les fréquents passés simples forts des verbes primaires avec infixation nasale, cf. le –nt créé dans echant. Les remarques de Tolkien en PE 17, p. 43, concernant les parallèles de –ant parmi les terminaisons passées galloises semblent soutenir cette idée.

Le dernier exemple attesté présente le passé fort d’un verbe primaire : « anta- a en quenya un passé “faible” normal régulier pour de tels verbes formés avec un –tā (accusatif) transitif), antane. Mais en sindarin se trouve un passé “fort” fondé sur l’analogie avec les verbes n’utilisant un – tă intransitif qu’au présent / aoriste […] Le s[indarin] antha- > anha “donner” passé ōn- anciennement ānē- »31) [la phrase se termine sans verbe] (le verbe est aussi donné comme étant le sind. anta- en PE 17, p. 147, ce qui semble une forme bizarre au vu de la phonologie sindarine). Ainsi :

  • anha- « donner » passé ōn (onen dans le SdA)

Du paragraphe ci-dessus, les informations suivantes peuvent se déduire : anha- est dérivé de la racine ANA, en utilisant un suffixe –tā probablement de la manière suivante : #ana-tā > #an’tā > antha > anha. Dérivé de ce suffixe particulier, il aurait un passé régulier #ana-tā-nē donnant le quenya antane et probablement le sindarin #anhant.

Cependant, il existe une classe de verbes qui sont dérivés avec un suffixe –tă apparaissant uniquement au présent et à l’aoriste. Ces verbes forment un passé fort où le suffixe disparaît. Ainsi, si le verbe avait été **ana-tă, son passé primitif aurait été **ānē et cette forme serait devenue par analogie la vraie forme passée. Si nous pouvions être sûrs de la dérivation exacte, cela révélerait beaucoup de choses sur le passé d’autres verbes dérivés.

Discussion

La formation du passé en sindarin semble essentiellement être un développement continu à partir du passé noldorin, le principal élément nouveau étant l’augment vu pour les passés forts. En sindarin (comme en noldorin), les verbes primaires possèdent deux manières principales de former le passé — allongement de la voyelle radicale (pour les consonnes finales –l-, –r-, –v-, –w- et dans un cas –k-) et infixation nasale (pour les consonnes finales –k-, –p-, –t- et –w-). Comme nous l’avons vu avec carfa-, qui possède les passés carfant et agramp ou avec #dag-, avec les passés aðag, aðanc, un verbe peut avoir plus d’une forme possible au passé.

Alors que tous les verbes avec des passés simples forts présentent un augment, à moins qu’ils ne commencent déjà par une voyelle (à l’exception possible de carfant, qui pourrait avoir perdu son augment par analogie, de même que sa forme passée originelle), aucun des verbes dérivés avec passé faible ne présente d’augment. La forme (sindarine ancienne ?) emēnē comme passé de *men-tă indique que les verbes dérivés peuvent avoir un augment s’ils ont un passé fort. Le principal mécanisme de formation du passé pour les verbes dérivés semble être la terminaison –nt (qui apparaît sous cette forme en noldorin) pour les verbes transitifs et –st / –s (qui possède une contrepartie noldorine en –s) pour les verbes intransitifs. Il est indiqué qu’il s’agit d’un développement analogique à partir de passés simples forts formés par infixation nasale.

Le fait qu’au moins deux formes analogiques du passé apparaissent dans un corpus aussi petit que celui présenté ici indique que les formes passées analogiques jouent un rôle considérable, mais étant donné le nombre relativement petit d’exemples dont nous disposons, leur impact précis reste difficile à estimer.

Références

  1. The Q(u)enya Past Tense, Thorsten Renk
  2. « Words, Phrases & Passages in “The Lord of the Rings” » J.R.R. Tolkien, Parma Eldalamberon 17, édité par Christopher Gilson

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

2) , 13) PE 17, p. 168
3) PE 17, p. 43, 187
4) PE 17, p. 131, 173
5) Version originale : « In this ekwē we have plainly a last survivor of the primitive KWE. (…) ekw was probably a primitive past tense, marked as such by the “augment” or reduplicated base-vowel, and the long stem vowel. Past tenses of this form were usual in Sindarin ‘strong’ or primary verbs: as akāra ‘made, did’ > S agor. »
6) SD, p. 246
7) , 18) , 23) SdA, livre II, chap. 4
9) , 11) The Q(u)enya Past Tense, Thorsten Renk
10) Version originale : « as MEN have as object, (in)tend, proceed, make for, go towards: [Q:] menta-, but past tense mennē-, perfect emēnie: in Sindarin these were blended into a past tense form emēnē-. »
12) WJ, p. 415
14) , 15) , 16) , 21) PE 17, p. 131
17) PE 17, p. 163
19) , 20) PE 17, p. 42
22) PE 17, p. 126
24) PE 17, p. 43
25) PE 17, p. 16, 157
27) Version originale : « -nt Sindarin past tense of transitive verb, -ir of intransitive agarfast “he talked” agarfant beth [perhaps read agarfant bith] “he spoke words” ».
29) , 30) PE 17, p. 167
31) Version originale : « anta- has in Quenya the normal regular “weak” past tense of such verbs (formed with transitive (accusative) -t), antane. But in Sindarin is found a “strong” past tense formed on the analogy with verbs using intransitive -t only in the present/aorist […] The S[indarin] antha- > anha “give” pa.t. n- older n- » ; PE 17, p. 93
 
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