Le parfait en quenya

Trois Anneaux
Thorsten Renk
traduit de l’anglais par Damien Bador
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Introduction

Le parfait ne devint qu’assez tardivement une forme flexionnelle distincte des verbes en quenya dans la conception de Tolkien. Les premiers tableaux des flexions verbales publiés dans PE 14 montrent uniquement le présent (aoriste), le passé simple et le futur simple comme formes infléchies. Dans le PE 14 (p. 57), la « Early Qenya Grammar »1) présente cependant la formation de formes composées dans lesquelles le participe (par exemple túlien (túliend-) « étant venu ») est combiné avec des formes infléchies du verbe être (comme e « est » ou ie « était ») pour former un parfait tuliende, lit. « #est étant venu », « est venu » ou un plus-que-parfait tuliendie, lit. « #était étant venu », « était venu ».

Le suffixe -ie, qui deviendra plus tard la caractéristique principale du parfait en quenya était dans cette conception une marque habituelle du passé simple décrit par Tolkien en PE 14 (p. 56) : « Le radical passé est obtenu avec le suffixe -ye, -ie ou -ne, mais -ie (le plus courant) est normalement accompagné par un affermissement du radical consistant en (1) une infixation en a, (2) une infixation en n, (3) un allongement de la voyelle (ce dernier étant peut-être largement une extension analogique du ā résultant dans de nombreux radicaux […] »

Des formes avec un suffixe en -ie se trouvent dans les « Avallonian fragments »2). Alors qu’en RP (p. 60-61, 71) lantier et ullier sont traduits par « tomba » et « versa », dans la version ultérieure cependant, en SD (p. 246, 310), lantier est changé en lantaner, tandis que la traduction de ullier est changée en « devrait verser », indiquant qu’à ce point -ie n’était plus associé avec le passé.

Submersion de Númenor (© John Howe)

Les premières formes du parfait semblent n’apparaître que dans le SdA, où l’on trouve avánier « sont passés », utúlien « je suis venu » et utúvienyes « je l’ai trouvé ». De ces trois formes, les principales caractéristiques du parfait euvent déjà être déduites :

  1. un augment, i.e. la voyelle radicale est utilisée comme préfixe
  2. un allongement de la voyelle radicale
  3. une terminaison -ie

Il est facile de voir qu’excepté l’augment, cela reste assez proche de la manière dont Tolkien décrit la formation du passé simple dans PE 14, p. 56.

Pendant longtemps, peu d’exemples supplémentaires furent connus pour le parfait. Cependant, les « Words, Phrases & Passages in The Lord of the Rings »3)4), publiés dans le PE 17, contiennent un nombre conséquent d’exemples qui permettent d’observer bien mieux la formation systématique du parfait dans le quenya post-SdA.

Formes au parfait attestées

Verbes primaires

Pour les verbes primaires (i.e. les verbes qui sont directement dérivé d’une racine primitive sans suffixe dérivationnel), le parfait présente ces trois caractéristiques dans la plupart des cas :

  • yor- “enclore” parf. oiórie (PE 17, p. 43)
  • #mat- “manger” parf. (a)mátie (PE 17, p. 13)
  • ten- “atteindre” parf. etēnie (VT 49, p. 23)
  • #tul- ‘to come’ parf. utúlie (PE 17, p. 103)
  • #tuv- ‘to find’ parf. #utúvie (PE 17, p. 110)
  • rik- ‘to twist’ parf. iríkie (VT 39, p. 9)

Dans un cas, la racine TALAT contient trois consonnes et sa vocalisation en quenya crée un agglomérat de deux consonnes après la voyelle radicale, ce qui empêche son allongement :

  • talt- #“glisser” parf. ataltie (PE 17, p. 186)

Pour un autre cas, on n’observe aucun augment, bien qu’il n’y ait pas de raison à son absence :

  • #fir- “mourir” parf. fírie (MR, p. 250)

Le verbe #para-, qui se termine en -a, peut néanmoins être plausiblement analysé comme un verbe primaire, étant donné que la terminaison pourrait être une extension de la racine par insertion additionnelle de la voyelle radicale, et qu’il n’y a pas de preuve incontestable en faveur de la présence d’un suffixe dérivationnel. Pour le verbe ava-, la racine ABA est connue, et il n’est pas nécessaire de supposer l’existence d’un suffixe dérivationnel. #Para- correspond bien à la structure définie ci-dessus, mais ava- présente un intéressant redoublement de la première syllabe en guise d’augment :

  • ava- ‘to refuse’ parf. *avāvie (VT 49, p. 13, sous la forme avāvien)
  • #para- “lire” parf. *apārie (PE 17, p. 180, respectivement sous les formes paranye et apārien)

Verbes dérivés

La plupart des exemples de verbes dérivés présentent un parfait pour lequel le suffixe dérivationnel est perdu. Le radical subsistant est alors traité comme un verbe primaire, i.e. en y ajoutant un augment, un allongement vocalique et un suffixe -ie :

  • menta- “aller vers” parf. emēnie (PE 17, p. 93)
  • sirya- # “s’écouler” parf. isīrie (PE 17, p. 77)
  • melya- # “aimer” parf. emēlie (PE 17, p. 77)
  • orya- “se lever, s’élever” parf. ōrie (PE 17, p. 77)
  • ua- “ne pas être” parf. #uie (PE 17, p. 144, sous la forme uien)
  • komya- “rassembler, comprendre” parf. ókómie (PE 17, p. 158)
  • fanta- “voiler, masquer” parf. afānie (PE 17, p. 180)
  • anta- “donner” parf. ānie (PE 17, p. 147)

La perte du suffixe ne peut être aisément corrélée avec la perte du suffixe dérivationnel au passé simple (cf. « Le passé en quenya ») : par exemple, tandis que fanta- présente un passé simple original fāne (PE 17, p. 180), anta- est dit posséder un passé simple faible régulier antane (PE 17, p. 93), tandis que la forme obsolète †āne est donnée en PE 17, p. 194. Cependant, des verbes comme sirya- ou melya- ne sont indiqués qu’avec les formes passées sirinye et melenye (PE 17, p. 77), dans lesquelles le suffixe n’est pas perdu mais subit une infixation nasale. Comme l’indiquent les exemples orya- et ua-, dans cette phase conceptuelle l’augment tombe si le verbe commence par une voyelle.

Dans un cas cependant, il est explicitement affirmé que le parfait était créé à partir du passé simple (dans ce cas, un passé simple fort avec perte du suffixe) :

  • auta- passé simple wāne > vāne, d’où provient le parfait (a)vānie (PE 17, p. 63)

Comme dans le cas de fir-, la forme vānie indique que dans certaines variantes, l’augment peut tomber.

Mithlond (© John Howe)

Deux exemples présentent un parfait qui peut vraisemblablement avoir été formé à partir des passés simples faibles ortane et hentane (dans un cas, l’augment tombe à nouveau, le verbe commençant par une voyelle) :

  • orta- “élever” parf. ortanie (PE 17, p. 77)
  • henta- “observer” parf. ehentănie (PE 17, p. 77)

Un exemple ne présente pas de perte de suffixe ni d’implication du passé simple (faible). Cependant, le verbe en question semble être formé par analogie à partir d’un nom :

  • tengwa- “lire” parf. etengwie (VT 49, p. 48)

Dans un autre exemple, le parfait est directement formé à partir de la forme aoriste et pas du passé simple fort nakante :

  • nahta- “confiner” parf. anahtie (PE 17, p. 77)

Finalement, nous pouvons présenter un exemple d’une forme parfaite dans un texte plus tardif. Dans VT 41 (p. 13), on trouve à la racine HOR :

  • ora- “presser, pousser, forcer”, parf. orórie, orie, ohóre (VT 41, p. 13, toutes les formes au parfait étant biffées, à l’exception de orie).

Il est intéressant de voir Tolkien jouer pour un moment avec deux possibilités différentes pour ajouter un augment aux verbes commençant par une voyelle, juste avant qu’il ne se décide en faveur de la structure ancienne. Dans orórie, nous pouvons voir une répétition de la totalité de la première syllabe au lieu de de répéter simplement la voyelle radicale, alors que ohórie introduit une forme dans laquelle la consonne initiale primitive réapparaît en présence de l’augment. Naturellement, cette formation ne serait pas possible pour tous les cas, vu que plusieurs racines primitives commencent par une voyelle.

Discussion

Il semble que la terminaison -ie soit la caractéristique la plus stable du parfait, étant donné qu’elle se retrouve dans toutes les formes observées. L’allongement de la voyelle racine est omise lorsqu’un groupe consonantique l’empêche, ce qui peut advenir dans les racines triconsonantiques (cf. talt-) ou à cause d’un suffixe dérivationnel (cf. henta-). L’augment est habituellement omis lorsque le verbe commence par une voyelle et peut aussi être laissé de côté dans d’autres cas. À un certain point, Tolkien envisagea une répétition de la première syllabe lorsque le verbe débute par une voyelle.

Tandis que la formation du parfait pour les verbes primaires est simple, la situation est moins claire dans le cas des verbes dérivés. On peut observer une forte tendance des verbes dérivés à former le parfait en perdant leur suffixe dérivationnel. Cela semble être le cas à chaque fois que le verbe possède (ou possédait à l’origine) un passé simple fort, que ce passé simple présente ou non une perte de sa terminaison. Seuls les verbes à passé simple faible voient leur parfait être formé à partir de la forme au passé. Cette règle hypothétique permet d’expliquer tous les cas attestés à l’exception de nahta-, qui pourrait être une simple exception ou pourrait indiquer qu’il existe une troisième catégorie de verbes dérivés se comportant différemment encore.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Traduction : « Grammaire qenya première ».
2) Traduction : « Fragments avalloniens ».
3) Traduction : « Mots, phrases & passages dans le Seigneur des Anneaux »
4) « Words, Phrases & Passages in The Lord of the Rings », de J.R.R. Tolkien, Parma Eldalamberon nº 17, édité par Christopher Gilson.
 
langues/langues_elfiques/quenya/parfait_quenya.txt · Dernière modification: 08/07/2021 15:22 par Elendil
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