Interview de Dimitra Fimi et Andrew Higgins

A Secret ViceInterview réalisée par mail en avril 2016 par Vivien Stocker.
À l'occasion de la sortie de l'ouvrage A Secret Vice, Dimitra Fimi et Andrew Higgins, les éditeurs, ont généreusement accepté de répondre à nos questions.

Vivien Stocker : Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter, ainsi que vos travaux, à notre public français ?

Dimitra Fimi : Je suis le Dr. Dimitra Fimi, Maître de Conférences en anglais à l’Université Cardiff Metropolitan, au Pays de Galles. Je suis spécialiste de Tolkien et de la littérature fantasy. Je donne également des conférences sur le médiévalisme, les mythes et le folklore, la littérature jeunesse et la science fiction. Je suis l’auteure de Tolkien, Race and Cultural History: From Fairies to Hobbits (Palgrave Macmillan, 2008), qui fut récompensé du prix Mythopoeic de la meilleure étude sur les Inklings et nommé au prix Katharine Briggs Folklore. Actuellement, je travaille sur un nouveau livre, Celtic Myth in Contemporary Children’s Fantasy, sur les mythes celtiques dans la fantasy jeunesse contemporaine (à paraître chez Palgrave Macmillan). Mes autres travaux récents comprennent des chapitres pour Critical Insights: The Fantastic (Salem Press, 2013), Tolkien: The Forest and the City (Four Courts Press, 2013) et A Companion to J.R.R. Tolkien (Blackwell, 2014). Mes site internet et blog sont accessibles à l’adresse : http://dimitrafimi.com/
Andrew Higgins : Je suis le Dr. Andrew Higgins, chercheur spécialiste de Tolkien. Mes principaux sujets de recherche portent sur l’exploration du rôle de l’invention linguistique dans les travaux de fiction ; y compris une analyse descriptive et philologique approfondie des langues de Tolkien. Ma thèse de doctorat, The Genesis of Tolkien's Mythology, qui fut supervisée par le Dr. Dimitra Fimi, explorait la nature interdépendante entre mythe et langage dans les premiers travaux de Tolkien sur son légendaire, qui trouvent leur apogée dans Le Livre des Contes Perdus. Je viens également de terminer de mener un cours de 13 semaines sur Tolkien et l’invention linguistique via l’Université Signum/Institut Mythgard, qui propose des cours en ligne sur Tolkien, la littérature fantasy et science-fictionnelle, et le langage. La journée (et beaucoup de nuits !), je suis le directeur du développement à l’opéra de Glyndebourne, dans le Sussex de l’est en Angleterre. En 2016, je donnerai des conférences sur Tolkien et le langage dans plusieurs congrès sur Tolkien et le Moyen-âge. Je tiens un blog (http://wotanselvishmusings.blogspot.co.uk) et je suis également sur Academia.edu.

Vivien Stocker : Donc, ce mois-ci, vous éditez un nouvel ouvrage intitulé A Secret Vice, une version étendue de l’essai de Tolkien publié par Christopher Tolkien dans Les Monstres et les critiques. Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter l’essai original de Tolkien ?

Dans ce volume, nous rendons disponible pour la première fois, l’ensemble des brouillons et notes afférentes que Tolkien fit pour sa conférence « Un vice secret » au Pembroke College d’Oxford en 1931. Notre édition montre que l’essai « Un vice secret » publié à l’origine, qui fut inclut dans le volume Les Monstres et les critiques en 1983 édité par Christopher Tolkien, était le produit d’une longue série de notes et de brouillons. Comme l’édition étendue On Fairy-stories [Du Conte de Fées] de Douglas A. Anderson et Verlyn Flieger, ce volume offre au chercheur et à l’étudiant de Tolkien, une vue d’ensemble de la pensée et du processus de préparation que traversa Tolkien pour donner cette conférence fascinante. « Un vice secret » peut être décrite comme le « manifeste » de Tolkien sur l’invention linguistique et sur sa relation à la création de mythes. Dans sa conférence, il revient sur ses premières expériences d’invention linguistique alors qu’il était enfant, jusqu’au point culminant de son art, le quenya et le sindarin (toujours nommé « noldorin », à ce moment-là). Il expose des « règles » pour l’invention linguistique et médite également sur la valeur esthétique et artistique de ces langues construites. La conférence fut écrite pour être dite oralement, elle est donc entrecoupée d’apartés, d’anecdotes personnelles et de remarques humoristiques – un essai de Tolkien au sommet de son art !

Vivien Stocker : Que recommanderiez-vous comme lecture préalable à nos lecteurs ?

Oula. C’est une question difficile. Certes, nous sommes sûrs que beaucoup de gens qui liront ce texte auront lu la plupart de œuvres du légendaire et les œuvres afférentes de Tolkien. Nous espérons que ce texte donnera aux lecteurs de nouvelles perspectives sur la façon dont Tolkien pensait l’invention linguistique et sur la manière dont ses textes mythiques révèlent des caractéristiques clés qu’il estimait importantes pour les langues artistiques (c.-à-d. les langages inventés pour la fiction) ; à savoir qu’il devrait y avoir une certaine esthétique sonore de la langue qui doit correspondre au peuple qui la parle, qu’il devrait y avoir une structure grammaticale derrière la langue et que le langage, ou les langages, doivent faire partie d'un cadre historique qui montre à la fois le développement linguistique à travers le temps et sert de composant crucial et contemporain à la création de mythes et à la construction du monde.
Ce volume peut également servir comme d’une grande introduction à Tolkien et, évidemment, un lecteur commençant par ce texte sans n’avoir rien lu des autres œuvres de Tolkien se retrouvera dans une position semblable à celle de ceux qui entendirent cette conférence pour la première fois en novembre 1931, quand Tolkien révéla pour la première fois des éléments de sa mythologie et de son invention linguistique. Un bon point pour commencer une exploration les œuvres de Tolkien !

Vivien Stocker : Quelles sont les principales différences entre l’essai « Un vice secret » de Tolkien et ce livre intitulé A Secret Vice ?

La nouvelle édition propose une version étendue de l’essai « Un vice secret », dont des parties furent omises de la version de 1983. Plus excitant, nous révélons que Tolkien mentionnait et décrivait un langage inventé inconnu jusqu’alors, appelé « fonwegian ». Tolkien présenta le « fonwegian » après avoir divulgué des éléments de son premier langage inventé, le naffarin. Ce langage imaginaire nouvellement découvert offre aux spécialistes et étudiants un exemple de premier langage de Tolkien stylistiquement et esthétiquement très différent, et notre commentaire suggère plusieurs motivations possibles qui auraient poussé Tolkien à l’inclure dans sa conférence. Il y a aussi de nombreux autres courts passages qui ont été restaurés dans l’essai, dont une ouverture alternative.

Vivien Stocker : Y-a-t-il de nombreux parties inédites qui sont publiées dans ce livre ?

Oui ! Outre les parties omises de l’essai que nous restaurons (voir ci-dessus), il y a un texte entièrement nouveau, l’ « Essai sur le Symbolisme Phonétique », dans lequel Tolkien médite sur l’idée que les sons des mots doivent « refléter » leur signification. Les brouillons et notes de Tolkien pour les deux essais sont inclus. Cela comprend une liste de noms que Tolkien tira des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, d’autres exemples de ses langues elfiques (et des variantes de ses poèmes), ainsi que des notes de Tolkien sur la poète Gertrude Stein et l’écrivain James Joyce (tous deux ayant exploré le langage et l’invention linguistique dans leurs œuvres). Il y a de quoi creuser par ici !

Vivien Stocker : Trouverons-nous de nouveaux fragments des langues construites de Tolkien (comme le naffarin, le nevbosh, par exemple) ou des nouveaux fragments d’elfique ?

Oui, voir ci-dessus pour le fonwegian. Nous avons appris un autre mot de naffarin. En outre, il y a des versions divergentes des quatre poèmes elfiques que Tolkien récita durant sa conférence : « Oilima Markirya » (« La Dernière Arche »), « Nieninqe », « Earendel » et un poème sans titre en noldorin qui commence par « Dir avosaith a gwaew hinar » (« Comme une brise, obscurs, traversant les lieux sombres ») qui est en lien avec l’histoire de Lúthien Tinuviel que Tolkien développait à la fin du début des années 1930. Il y a aussi l’une des plus anciennes versions du premier poème elfique de Tolkien, « Narqelion », que Tolkien composa entièrement en qenya en 1916. Cette version inclut aussi plusieurs mots rejetés que Tolkien pensait utiliser mais qu’il barra, permettant aux étudiants d’explorer le processus de réflexion de Tolkien dans son usage de mots ou phrases spécifiques dans ce plus ancien poème elfique. Il existe également deux tables dans lesquelles Tolkien explore diverses modifications phonétiques qui apparaissent dans les différentes versions de ses langues elfiques qu’il voulait développer dans les années 1930 pour son « Arbre des Langues » (publié dans le volume 5 de L’Histoire de la Terre du Milieu).

Vivien Stocker : Quel est le sujet de l’ « Essai sur le Symbolisme Phonétique » qui est inclus dans votre ouvrage ?

Cet « essai » fut écrit par Tolkien dans un petit cahier. Bien que cet essai partage de nombreux thèmes et idées avec « Un vice secret », son sujet principal est très différent et nous pensons qu’il s’agissait d’un travail indépendant de Tolkien qui aurait pu être le départ d’une conférence différente. Le sujet principal est la pensée quelque peu hérétique, à ce moment-là, que le langage porte au cœur de sa phonétique, des éléments constitutifs du sens. C’est un argument qui remonte au Cratyle de Platon et nous avons remis l’essai de Tolkien en contexte par une exploration des théories sur le symbolisme phonétique dans le langage, y compris certaines des théories clés auxquelles Tolkien répondait et sur lesquelles reposait sa propre invention. Dimitra avait mentionné cet essai dans son ouvrage Tolkien, Race and Cultural History en 2008, au sein de sa discussion sur l’usage du symbolisme phonétique par Tolkien, mais c’est formidable de pouvoir enfin partager avec le reste du monde les propres opinions de Tolkien sur ce sujet controverse.

Vivien Stocker : Quelle lecture recommanderiez-vous après A Secret Vice, comme source d’information complémentaire ?

Certainement l’autre essai clé qui vient en « appui » à cette conférence, l’essai « Du Conte des Fées » de 1939, dans lequel Tolkien explore la nature interdépendante du mythe et du langage. L’édition clé pour cet essai, une édition qui nous a évidemment servi d’inspiration sur la manière dont nous avons structuré notre volume, est l’ouvrage de 2008, Tolkien On Fairy-stories de Douglas Anderson et Verlyn Flieger, qui présente tous les brouillons que Tolkien fit pour cette conférence.
Un autre texte complémentaire de Tolkien serait l’essai « L’anglais et le gallois » donné en 1955 à la première Conférence O’Donnell et publié en 1983 dans le volume Les Monstres et les critiques. Dans cet essai, Tolkien revisite non seulement certaines de ses pensées clés sur le langage qu’il explorait dans « Un vice secret », mais présente aussi plusieurs éléments nouveaux ; notamment l’idée de prédilection linguistique du langage et que nous sommes tous nés avec une langue naturelle innée qui n’est pas notre « langue maternelle » ; le langage que nous apprenons et parlons. Nous suggérons aussi qu’après la lecture de A Secret Vice, les lecteurs se replongent dans le légendaire de Tolkien et voient comment Tolkien utilisait ce qu’il explorait dans l’essai pour sa propre mythologie, contemporaine de son invention linguistique.

Vivien Stocker : Comment avez-vous travaillé ensemble, comment avez-vous partagé le travail ?

Andrew Higgins : Je crois que j’utiliserais le mot très tolkienien « ébahissement » [staggerment] pour caractériser toute cette expérience ! Cela a commencé en ayant la chance incroyable de travailler avec le Dr. Dimitra Fimi. Je me souviens encore avoir lu l’ouvrage incroyablement brillant et perspicace Tolkien, Race and Cultural History: From Fairies to Hobbits (2008) primé aux Mythopoeic Awards et m’être dit que je voulais la rencontrer et échanger avec elle. J'ai non seulement pu la rencontrer, mais après l'avoir rencontrée, j’ai aussi commencé à prendre deux cours en ligne sur Tolkien et la littérature fantasy donnés par Dimitra. Ce fut en suivant mes recherches pour ces cours que Dimitra suggéra que je développe mes travaux et fasse un doctorat sur Tolkien, qu’elle serait heureuse d’encadrer. Ce que je fis. En 2015, j’ai soutenu ma thèse The Genesis of Tolkien's Mythology. Ce fut au cours du processus de recherche pour ma thèse, je m’en souviens encore, quand nous étions à la bibliothèque bodléienne, en train d'explorer le dossier qui contenait les archives de Tolkien sur l’essai « Un vice secret » (MS Tolkien 24), que nous avons eu l’idée de proposer de développer une nouvelle édition d’ « Un vice secret » et de le présenter au Tolkien Estate et à HarperCollins. Dimitra avait déjà fait un travail brillant en transcrivant l’ « Essai sur le Symbolisme Phonétique » qui était mentionné dans Tolkien, Race and Cultural History et moi, j’avais remarqué et transcrit dès la première séance les archives sur le fonwegian. Il y eut plusieurs voyages à Cardiff (où vit Dimitra), plusieurs jours à la bibliothèque bodléienne (vouté sur les manuscrits de Tolkien avec plusieurs loupes) et de nombreux week-ends et nuits à travailler en ligne via Skype et Adobe Office. Ce fut un travail compliqué, mais nous avons passé un bon moment et nous sommes déjà en train de réfléchir à notre prochaine collaboration !
Dimitra Fimi : Travailler sur ce projet fut un défi, mais aussi un grand plaisir. Nous sommes très privilégié de se voir confier des copies de manuscrits de Tolkien sur lesquelles travailler, mais bien sûr nous devions toujours faire plusieurs voyages à la bodléienne pour vérifier les originaux, en particulier les pages écrites au crayon très pâle !!! Et comme l’a dit Andy, nous avons eu plusieurs réunions face à face, à Cardiff et à la bodléienne d’Oxford, mais les communications électroniques furent aussi très importantes, comme nous vivons dans différentes régions du Royaume-Uni. Skype et suites en ligne où nous pouvions partager nos documents furent d’une grande aide. Il y eut quelques moments de frustration, bien sûr, quand nous regardions tous les deux un mot sans que nous puissions le déchiffrer, mais aussi ces brillants moments d’ « eurêka », quand une phrase entière prenait soudain tout son sens, ou quand des idées, des concepts ou des gens du temps et de la vie de Tolkien jaillissaient soudain hors de la page. Une expérience inoubliable.

Vivien Stocker : Avez-vous eu l’aide de Christopher Tolkien ou d’autres spécialistes (comme par exemple l’équipe de l’Elvish Fellowship Society) pour cette édition ?

Nous étions très conscient du fait que nous nous tenions sur les épaules de géants : ces spécialistes de Tolkien qui venaient avant nous avaient ouvert la voie et qui nous offrirent aimablement aide et conseil pour ce projet. Cela inclut Douglas A. Anderson, Verlyn Flieger, John Rateliff et l’incroyable équipe de l’Elvish Fellowship Society – en particulier Carl Hostetter et Patrick Wynne. Il y en a beaucoup d’autres et nous les remercions au début du livre. Nous avons été heureux (et assez nerveusement étonné !) que Christopher Tolkien ait un intérêt particulier dans ce volume et qu’il contribue à plusieurs notes et commentaires incroyablement utiles à notre projet initial. Nous espérons qu’il aimera le volume final !

Vivien Stocker : Est-ce que ce fut difficile d’obtenir les droits de publication de ce texte ? Nous ne possédons pas les droits de cette œuvre : ils appartiennent au Tolkien Estate et à HarperCollins. Nous avons cependant travaillé en étroite collaboration avec les deux. Nous avons d’abord approché le Tolkien Estate et une fois informés que l’Estate était d’accord avec notre proposition, nous avons pris contact avec HarperCollins qui étaient prêts à aller de l’avant avec ce projet. Nous sommes reconnaissants envers le Tolkien Estate pour leur confiance et leur permission et envers HarperCollins pour avoir cru en ce projet et nous avoir offert de généreux conseils.

Dimitra Fimi et Andrew Higgins

 
tolkien/interview/fimi_et_higgins_fr.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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