Conférence : « “Le Hobbit” de J.R.R. Tolkien : Repères onomastiques et exégétiques »

Deux Anneaux
Organisateurs : Dominique Ulma & Michelle Ryan-Sautour
Conférencière : Anne Birks — 20 mars 2013
Université d’Angers
ConférenceOn oublie parfois que Tolkien était, par toutes ses fibres, un philologue passionné des mots et des langues. À telle enseigne, qu’on ira jusqu’à le qualifier de « Sherlock Holmes de la philologie », tant le sens de la précision et le flair de détective firent de lui un philologue exceptionnel. Ce fut cette même passion qui le guida, sa vie durant, tout au long de l’élaboration d’une fresque littéraire gigantesque, dont le Hobbit n’est qu’un fragment.

La conférencière

Anne Birks est maître de conférences à l’Université Catholique de l’Ouest (U.C.O.) et membre du CRILA (Université d’Angers). Elle enseigne dans le département d’anglais de l’U.C.O. depuis près de 30 ans. Son intérêt pour J.R.R. Tolkien s’est concrétisé par une thèse soutenue à la Sorbonne sur « La Rétribution dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ». Outre ses enseignements de langue et de littérature, elle dispense des cours sur J.R.R. Tolkien et a publié divers articles sur cet auteur (ainsi que sur C.S. Lewis). Elle a également contribué au Dictionnaire Tolkien (éditions du C.N.R.S.), paru en octobre 2012.

Lors de cette conférence, Anne Birks montre à quel point l’onomastique tolkienienne se prête à la compréhension de ce premier conte publié par l’auteur (1937) et révèle d’entrée de jeu les teintes, tantôt chatoyantes, tantôt subtiles, d’un passionnant roman d’apprentissage.

Compte-rendu de l’intervention


Affiche de la conférence (© Gaëlle Beuvelet)
Affiche de la conférence
par Gaëlle Beuvelet

par Damien Bador

J’arrive légèrement en retard à la conférence : il est difficile de trouver la faculté de lettres de l’Université d’Angers quand on n’a jamais mis un pied dans cette ville. Anne Birks est en train de présenter la passion (l’histoire d’amour, dit-elle même) de Tolkien pour les langues. Elle énumère celles qu’il pratiquait, du vieil anglais au grec ancien, du gallois au finnois, en passant par l’hébreu et le russe. Cet intérêt précoce le conduisit à passer à l’étape d’après, ce qu’il appelait son « vice secret » : l’invention des langues.

Anne Birks évoque brièvement les premières langues inventées auxquelles Tolkien s’est consacré : animalique, nevbosh et naffarin, bientôt suivis d’une langue que Tolkien devait continuer à élaborer le restant de sa vie : le quenya. Bientôt se posa à lui la question des locuteurs de ces langues imaginaires en construction. Or peu de temps auparavant, Tolkien avait été fasciné par quelques vers tirés du Crist de Cynewulf : « Eala Earendel engla beorhtast… » Le nom d’Earendel l’avait particulièrement inspiré, au point qu’il lui avait consacré un poème : « Le Voyage d’Earendel, l’étoile du soir » (1914). De la rencontre du quenya et de ce poème naquit le personnage d’Eärendil, qui allait jouer un rôle crucial dans le cycle d’histoires sur la Terre du Milieu que Tolkien nommerait bientôt le Légendaire. Chose intéressante, le Hobbit devait naître de la même façon, à partir d’un nom jeté sur une copie d’examen vierge : « In a hole in the ground there lived a Hobbit. »1). Pour Tolkien, c’était des noms que jaillissaient les histoires, c’est pourquoi il allait bientôt chercher à comprendre qui pouvait bien être ce fameux hobbit.

Avant de poursuivre l’étude de cette œuvre, Anne Birks établit quelques parallèles avec le Seigneur des Anneaux et rappelle que Tolkien commença à composer ses Contes perdus lors de sa convalescence dans un hôpital militaire de Birmingham, à la fin de la Première guerre mondiale. Elle évoque aussi ses débuts en tant que lexicographe pour l’Oxford English Dictionary (O.E.D.) et la suite de sa carrière académique, à Leeds et à Oxford. C’est l’occasion d’introduire le cercle des Inklings et notamment C.S. Lewis, grand ami de Tolkien, qui allait lire le manuscrit du Hobbit avant qu’il ne soit publié. Anne Birks termine ce panorama de la vie de Tolkien par une courte présentation de ses écrits académiques et des honneurs qu’il reçut tardivement pour son œuvre. Revenant à ses textes d’imagination, elle mentionne en passant les contes et récits de Tolkien (Feuille, de Niggle, Smith de Grand Wootton, le Fermier Gilles de Ham, ainsi que les Lettres du Père Noël) avant de s’attarder sur les écrits en rapport avec le Légendaire, notamment le Silmarillion, les Contes et légendes inachevés, le Hobbit, le Seigneur des Anneaux et l’Histoire de la Terre du Milieu.

Anne Birks indique que le Hobbit peut être considéré comme un roman d’apprentissage (Bildungsroman). À ce titre, elle place sous le prisme de l’étymologie (tolkienienne) et du symbolisme, l’expression « le Hobbit Bilbo Baggins de Bag End ». Celle-ci peut servir de résumé à la situation initiale du héros, un personnage symboliquement enfoui dans un trou (hole), presque enfermé dans un sac (l’élément bag de Baggins), stagnant dans une impasse (Bag-End). Mais le trou peut aussi être un passage, et le prénom de Bilbo, qui désignait à l’époque de Shakespeare un type d’épée originaire de Bilbao, en Espagne, montre qu’il possède une réserve de courage et de force susceptible de se manifester. Cet aspect ambivalent de Bilbo pourrait être renforcé par une analyse du nom Took, le patronyme de la mère de Bilbo, Belladonna Took, ainsi que le suggère Anne Birks. Il ne faut pas oublier que Took est supposé être une traduction du westron Tûk, de signification perdue mais qui évoque le verbe anglais to tuck « replier, rentrer ». Une telle constatation viendrait expliquer l’agitation — inconsciente peut-être — de Bilbo qui a depuis bien longtemps refoulé au fond de lui son désir d’aventure. Il faut donc que le magicien Gandalf vienne le tirer de son quotidien et l’introduise auprès d’une compagnie de Nains à la recherche d’un trésor volé par un Dragon.

Gandalf sert d’ailleurs de mentor à Bilbo jusqu’à ce que celui-ci fasse preuve de son autonomie. Anne Birks souligne à ce propos que la première aventure de Bilbo, confronté à trois terribles Trolls qui manquent de dévorer toute la compagnie, se conclut par la remise d’une épée, qui peut évoquer l’adoubement du chevalier après avoir « fait ses armes ». Le récit du Hobbit est linéaire : à cette première étape en succèdent quatre autres, qui débutent toutes par une situation où le héros est dans un lieu d’accueil et se concluent au travers d’une crise résolue par une eucatastrophe. À chacune d’entre elles, Bilbo gagne en autonomie et en compétence. Anne Birks remarque aussi qu’à trois reprises, Bilbo perd conscience en plein milieu de l’action. C’est à chacun de ses réveils qu’il accomplit les actions qui contribuent le plus à son renom auprès de ses compagnons.2) À la fin du récit, il est d’ailleurs tentant de reconsidérer le nom Took et de le relier au prétérit du verbe anglais to take « prendre ». En effet, c’est bien lui qui finira par « prendre » ses compagnons dans un tonneau et par forcer Thorin à négocier avec Bard et Thranduil en lui dérobant l’Arkenstone.

Anne Birks termine cette conférence par l’analyse étymologique et symbolique de quelques autres sub-créations tolkieniennes, Smaug, Sméagol, Thorin Oakenshield, Elrond, Rivendell et Beorn. Elle souligne l’ironie de la composition onomastique de Thorin, qui signifie « hardi, audacieux, courageux, téméraire » en norrois et son patronyme Oakenshield, qui correspond au norrois Eikinskjaldi « au bouclier de chêne ». Si le chêne évoque la force et le courage, il est susceptible de céder dans la tempête, à l’inverse du roseau. On a là un écho probable des comportements opposés des deux amis. Anne Birks conclut avec l’exemple de Beorn, un nom qui désigne « un homme, un noble, un guerrier, un soldat » en vieil anglais, apparenté à björn « ours » en norrois. Ce dernier clin d’œil à la lecture étymologique du texte place le récit dans le droit fil du roman d’apprentissage : l’ours, à l’instar du nouveau Bilbo, n’est-il pas le symbole de la résurrection, tel l’animal émergeant après son hibernation et commençant une nouvelle vie ?

Au final, les deux heures auront passé fort vite, laissant relativement peu de temps pour les questions (il y en aura pourtant beaucoup). Somme toute, c’était là une bonne introduction à l’importance de la langue et des noms propres dans l’œuvre de Tolkien.

1) Traduction (F. Ledoux) : « Dans un trou vivait un Hobbit. »
2) N.B. : Cet aspect de l’œuvre a été évoqué plus en détail par Anne Birks dans son essai « The Hobbit de J.R.R. Tolkien : Exégèse d’un roman d’apprentissage au fil des toponymes et anthroponymes », paru dans Étymologie et exégèse littéraire, Cahiers du CIRHiLL no 35, sous la direction de Yannick Le Boulicaut aux éditions L'Harmattan en 2011 (p. 37–58). Anne Birks signale que l’étude des trois évanouissements de Bilbo a été faite par William Green, dans l’ouvrage The Hobbit: A Journey into Maturity (communication personnelle).
 
essais/conferences/hobbit_reperes_onomastiques_exegetiques.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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