Limlight : quelques songeries

 Trois Anneaux
Helios De Rosario Martínez & Javier Lorenzo Merino — Janvier 2005
traduit de l’anglais par Julien Mansencal, Matthieu Leclerc, Lucas Zembrzuski, Thomas Gaudry,
Rose Méhouas, Corentin Domas & François Parmentier
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Cet essai est issu du journal en ligne Tengwestië. Nous remercions Helios de Rosario Martínez et Carl Hostetter de nous avoir accordé la permission de le traduire en français pour Tolkiendil.

Concernant le nom « Limlight »

Limlight est l’énigmatique nom d’un affluent de l’Anduin qui constitue la frontière septentrionale du Rohan. Trois principaux textes publiés s’y rapportent :

  • L1. L’entrée correspondante du « Guide to the Names in the Lord of the Rings »1), où Tolkien indique aux traducteurs : « L’orthographe -light indique qu’il s’agit d’un nom en parler commun ; mais [le traducteur] ne devrait pas toucher à l’élément obscur lim- et traduire -light : l’adjectif light signifie ici brillant, clair. » L’éditeur Jared Lobdell précise que ces notes sur la nomenclature ne furent composées « qu’après la parution des traductions suédoise et néerlandaise » du Seigneur des Anneaux2). Cela permet de dater le texte dans une fenêtre étroite autour de 1960, la traduction suédoise étant parue en 1959 et la polonaise en 1961.
  • L2. Des notes citées par Christopher Tolkien dans les Contes et Légendes inachevés. L’une d’elles apparaît dans le chapitre « Le Désastre des Champs d’Iris »3), où la forme originale Limlaith (probablement sindarine) semble être donnée comme glose du nom anglais Limlight. Une autre note, dans « Cirion et Eorl et l’amitié du pays Gondor et du pays Rohan »4), cite d’autres formes alternatives du nom sindarin : Limlich, corrigé en Limliht, et Limlint, traduit par (swift-light) « rapide-clair ». Dans cette dernière note, il est dit que la rivière fut rebaptisée par les Éothéod en altérant l’ancien nom pour l’adapter à leur propre langue. Hormis Limlint, tous ces noms furent notés par Tolkien dans les brouillons des textes concernant l’histoire du Gondor et du Rohan publiés dans ces chapitres ; Christopher Tolkien les date de 1969 environ5). Concernant Limlint, il indique seulement qu’il provient d’une note beaucoup plus ancienne qu’aucun de ces textes 6).
  • L3. Le commentaire de Christopher Tolkien sur les notes géographiques insérées dans le dactylogramme tardif (v. 1970) de Maeglin. Il y cite une remarque de Tolkien sur une rivière du Beleriand : « Limhîr (rivière claire / scintillante) — répété dans le SdA, comme naturellement d’autres noms du Beleriand — est plus approprié pour la rivière […] un ruisseau clair et alerte issu de la Colline d’Himring. » Christopher Tolkien indique ensuite : « Le nom Limhîr n’apparaît pas dans le SdA, à moins que mon père ne fît référence à la Limlight »7).

Chacun de ces textes offre des informations différentes sur le nom de la rivière, et se contredisent en certains points. L1, peu détaillé et se contentant de donner des indications pour la traduction du nom, pourrait être considéré comme un commentaire général sur celui-ci ; L2 et L3 en proposent une analyse détaillée.

L1 semble contredire en partie L2 : il affirme que light est du parler commun (représenté par l’anglais moderne), alors que les notes de L2 nous permettent de déduire que cette forme provient de la langue du Rohan (représentée par le vieil anglais, qui aurait donc dû être líht), bien que la représentation du parler commun ait employé la forme modernisée light. Cela peut paraître un dilemme conceptuel, mais les deux idées sont pourtant compatibles, L2 étant simplement plus précise. Du reste, une analyse du nom original nous permet de contourner le problème : les termes en vieil anglais et en anglais moderne (respectivement líht et light) sont suffisamment proches de forme et de sens pour ne pas modifier nos conclusions, que l’on considère l’une ou l’autre hypothèse. Il est encore possible que les véritables formes en parler commun et en rohanais (non leurs traductions) aient été similaires de la même façon, même si nous ne possédons aucune indication à leur sujet.

L3 ne nous apprend rien sur l’adaptation au rohanais ou au parler commun, ne concernant que la forme elfique du nom. En fait, il ne fait même pas référence de manière explicite à Limlight, hormis à travers le commentaire de Christopher8).

Si l’on s’intéresse à présent à la forme sindarine du nom, nous n’avons qu’une certitude : elle débute avec lim-, tout comme le nom en parler commun ou en rohanais. L1 n’indique pas le second élément ; L2 offre des formes distinctes (-lint, -laith, -lich et -liht), auxquelles s’ajoute -hîr dans L3. Aucune de ces formes ne peut être considérée comme étant « définitive » dans l’esprit de Tolkien. Le texte L1, probablement le plus ancien, a été élaboré avec soin à destination des traducteurs voulant s’atteler à la difficile tâche de traduire le Seigneur des Anneaux, mais il ne nous en dit pas davantage sur le nom sindarin que L2 et L3. Ces deux textes datent d’une période si réduite et se révèlent si fluides qu’ils semblent montrer que même à une période aussi tardive, Tolkien continuait à essayer diverses étymologies, sans en tenir aucune pour acquise. Gardons cela à l’esprit et analysons les possibles interprétations de ces divers noms sindarins.

Concernant le premier élément lim-

Seul L3 donne un sens explicite à lim- : « clair, brillant », en particulier pour « un mince cours d’eau ». Il est intéressant de noter l’apparition de glim « luire, miroiter (généralement pour des rais de lumière fins mais brillants) » dans la liasse de papiers où l’on trouve L39). Il est très probable que lim- et glim soient en fait des variantes issues d’une même origine étymologique.

On voit également qu’une des formes suggérées dans L2, Limlint, est traduite par swift-light « rapide-lumière », mais cela laisse planer nombre de doutes : on ne sait pas si lim- correspond à « rapide » ou à « lumière », ni, dans cette dernière éventualité, s’il s’agit du nom ou d’un des sens adjectivaux de light (« brillant, clair, léger, agile… »).

La première possibilité serait que lim- corresponde au premier élément du nom anglais, soit « swift »10). Une autre apparition bien connue de cet élément tend à soutenir cette idée : le cri « noro lim » de Glorfindel à Asfaloth11). Dans ce cri, noro est de toute évidence une forme impérative (probablement « #cours », « #va », cf. nor- « courir, rouler » en PE 11, p. 61), et lim doit avoir un sens adverbial, qui pourrait être similaire à « rapide »12)13).

L’autre éventualité serait que « rapide » corresponde à -lint (voir plus bas), et donc que lim- soit glosé par light. Dans ce cas, le sens de ce mot reste incertain, mais deux possibilités sont les plus vraisemblables : il pourrait s’agir d’un adjectif ayant pour sens « clair, brillant », comme dans L3, ou peut-être aurait-il pour sens « se déplacer avec légèreté », ce qui se rapprocherait en fait de celui de « rapide » et permettrait de conserver le lien possible avec noro lim. Toutefois, le fait que la forme du nom en parler commun contienne la forme -light avec pour signification « brillant, clair », dénotant vraisemblablement un élément marquant du cours d’eau, rend la première hypothèse plus séduisante.

La glose explicite de L3 offre un élément intéressant : la relation entre lim- et les cours d’eau. Il faut peut-être également voir une relation similaire avec les cours d’eau ou toute autre eau courante (que ce soit pour sa clarté ou son caractère alerte) dans les autres sens proposés de lim-, ce qui nous offre éventuellement des indices sur la possible étymologie de cet élément. Plusieurs origines sont possibles qui seraient liées à un certain degré avec l’eau :

  • #limb- (avec réduction du mb, cf. SdA, p. 682), de la racine LIB1- « dégoutter », avec infixion nasale. Cf. q. limba « goutte » dans « Les Étymologies », q.v.
  • #lingw- (avec le changement ngw > mb, cf. Étym. s.v. ING-, et finalement > m), cf. nold. lhimb, lhim < *liñwi « poisson » dans « Les Étymologies » s.v. LIW-.
  • Une racine nue #LIM-, qui pourrait partager le rapport avec l’eau de nombreuses autres racines commençant par LI-14).

Enfin, on peut remarquer que les autres formes de L1 et L2 n’apportent rien concernant le sens de lim-, sinon qu’il était oublié en parler commun et restait « obscur » (comme le dit Tolkien). Si l’on accepte une relation possible entre cet élément obscur et light, on peut noter (au-delà du calembour éventuel) que la répétition de son sens dans la deuxième partie du nom en parler commun serait comparable à d’autres cas en Terre du Milieu, comme la « colline de Brie » ou le « bois de Chètes », dans lesquels le sens de l’élément natif (ici brie « colline » et chètes « bois », cf. SdA, p. 696) a été oublié, puis repris dans les formes ultérieures.

Concernant le second élément

Nous avons quatre formes différentes du second élément à considérer, dont deux sont de sens incertain. L3 donne -hîr, qui signifie sans conteste « rivière »15). Dans L2, diverses formes alternatives sont suggérées. La forme L2A, -lint, la plus ancienne, apparaît déjà dans le « Gnomish Lexicon », où elle est traduite par « rapide, agile, preste, léger »16). En effet, l’association du son lint et d’une telle signification remonte à encore plus loin dans la création linguistique de Tolkien ; au sujet des langues qu’il a inventées dans sa jeunesse, il a écrit : « Je me rappelle également le mot lint, “vif, habile, agile”, qui est intéressant : je sais qu’il a été adopté parce que la relation entre les sons de lint et l’idée suggérée pour les y associer procurait du plaisir. »17). La glose de Limlint dans L2A étant « rapide-léger », l’explication la plus simple est qu’ici, -lint signifiait « léger », au sens de « preste ». Cependant, on pourrait aussi traduire par « rapide » en gardant le même sens ; voir q. #linta « rapide » dans un texte bien connu comme le poème Namárië (dans lintë yuldar, « rapides gorgées », cf. RGEO, p. 66). Cette dernière possibilité laisserait l’élément -light « léger, lumineux » de swift-light comme glose de lim-, peut-être avec le sens de « lumineux, clair », mentionnée en L1 (voir ci-dessus). En somme, il pourrait y avoir trois analyses possibles de la traduction de Limlint comme swift-light :

  • lim‑ = swift « rapide », ‑lint = light (nimble) « léger (preste) ». L’explication la plus simple pour les deux éléments.
  • lim‑ = light (nimble) « léger (preste) », ‑lint = swift « vif ». L’inverse de l’explication précédente, possible mais pas plus probable.
  • lim- = light (clear) « lumineux (clair) », -lint = swift « rapide ». Une autre option, où les éléments des noms elfique et anglais sont inversés également, mais qui véhicule la caractéristique « lumineux, clair » du nom en parler commun, comme expliqué dans L1.

L2B, ‑laith, n’apparaît dans aucun autre nom, et sa signification est inconnue18). Cependant, il a une forme plutôt normale pour un mot sindarin. D’après les motifs récurrents observés dans l’évolution des langues elfiques, un bon nombre de mots sindarins et noldorins terminant en ‑Dth (où D représente une diphtongue) proviennent de formes plus anciennes terminant en ‑Vktā (où V est une voyelle quelconque) en quendien primitif ou en eldarin, généralement à partir de racines terminant en -k, auxquels on ajoute le suffixe commun ‑tā. Ainsi, il est assez probable que ce laith viennent d’un mot primitif avec la forme *lVktā. Les possibilités suivantes devraient particulièrement être soulignées :

  • #lektā19). Dans « Les Étymologies », on trouve la base LEK‑, avec la signification « lâcher, mettre en liberté, relâcher » et le dérivé ilkorin legol « leste, actif, courant librement », lié au nom de la rivière Legolin. Cette signification de « courant librement » pourrait partiellement être dûe à la relation de cette racine avec LED‑ « aller, se rendre, voyager » explicitement notée dans « Les Étymologies ». Si ‑laith venait de LEK‑, il pourrait avoir une signification similaire à celle du mot ilkorin mentionné, elle-même semblable à celle de ‑lint, discutée plus haut. En conséquence, le nom Limlaith pourrait être analysé de la même manière que Limlint.
  • #laktā20). Phonologiquement, il s’agit de l’option la plus douteuse, bien que la base LAK2, apparaissant dans « Les Étymologies » avec la signification « rapide » soit particulièrement intéressante. À noter cependant que, à la différence des cas précédents pour lesquels le terme « rapide » a été discuté, ici, ce n’est pas la fugacité, promptitude ou prestesse qui est sous-entendue, mais plutôt la hâte, l’impétuosité, comme on peut en juger par le renvoi de LAK2 à ÁLAK‑ « précipitation ».
  • #liktā21). LIK‑ apparaît dans « Les Étymologies » comme une forme alternative de la base LAIK‑ « fin, aiguisé, aigu ». Les mots répertoriés sous cette base sont principalement des adjectifs généraux, bien qu’un d’entre eux réfère spécifiquement à l’acuité, la finesse de perception. D’un autre côté, en se mélangeant avec LÁYAK‑, et avec une signification métaphorique, il est également lié au mot ilkorin laig, glosé entre autres comme « frais, vif » et possiblement aussi comme « rapide » (bien que cette glose soit supprimée dans le manuscrit, voir RP, p. 417 et VT 45, p. 25). Il pourrait également être possible que, d’après le raisonnement suggéré dans la note 14 ci-dessous, il existe une base #LIK‑ liée à l’eau (par exemple aux eaux courantes, ce qui coïnciderait à nouveau plutôt bien avec le sens de « rapide »). L’apparition de la base LIQI‑ dans le Qenya Lexicon, est à cet égard intéressante, car elle comporte deux gloses : (1) « flot, eau, etc. » et (2) « clair, transparent ». Selon l’orthographe utilisée par Tolkien dans ses écrits tardifs, la même base aurait probablement été écrite #LIKWI, ce qui pourrait ainsi être une variante de ce #LIK‑ putatif, puisqu’il existe d’autres racines en q(u)enya se terminant en ‑k qui, même durant la période de l’eldarin commun, étaient suffixées avec ‑w + la voyelle-racine, bien qu’il ne soit pas évident que cela ait eut lieu en sindarin22). Corroborant cette idée, nous avons dans « Les Étymologies » la base LINKWI-, avec des dérivés liés à l’humidité et la moiteur, qui pourrait bien être une variante avec affermissement nasal de #LIKWI‑ (et pour laquelle il y a bien des dérivés noldorins, comme lhimp < *linkwē, qu’on peut comparer à q. linqe « humide »).

L2C, ‑lich, changé en ‑liht. La première forme, ‑lich, a une forme inhabituelle ; on trouve peu de mots sindarins similaires, principalement #lach « flamme jaillissante », qui apparaît dans Dagor Bragollach, « Bataille de la Flamme Soudaine »23) et roch, « cheval ». Ce dernier mot est, à plusieurs endroits, connecté au q. rokko et à sa forme primitive rokkō (Étym. s.v. ROK‑ ; Let, p. 397, 534). Cette ressemblance indiquerait à nouveau la racine #LIK‑ commentée plus haut, à partir de la forme primitive avec une finale affermie, #likkV, où V est une voyelle. La seconde forme, ‑liht, est encore plus difficile à expliquer, puisque le groupe ht est inappropriée dans un mot sindarin. Cependant, cela ressemble aux mots quenyarins dérivés de l’union primitive de k + t. Si nous suivons cette évolution, nous aurions à nouveau l’hypothétique #liktā (suggéré plus haut comme un ancêtre possible pour ‑laith), mais la raison pour laquelle la forme sindarine aurait pris une forme aussi incongrue que ‑liht demeurerait inexpliquée, à moins que l’on considère l’évolution #liktā > sind. lith à la manière des « Étymologies », (voir la note 21), auquel cas la forme liht pourrait être une contamination orthographique sous l’influence d’un terme vieil anglais, ou simplement une erreur de Tolkien.

Et maintenant que nous avons vu toutes les formes sindarines possibles de la seconde partie du nom, il reste à peu près autant de doutes qu’au commencement. Seule la forme en L3, basée sur un élément sindarin bien connu, fournit une information claire. Mais elle est différente des formes en L2, dont la plupart ont été écrites un à deux ans plus tôt. La signification de ces dernières reste obscure, mis à part le fait que quelques reconstructions étymologiques possibles pourraient être interprétées comme « rapide » ou (comme avec -hîr) liées à l’eau courante. Cependant, la plupart de ces formes ont bien quelque chose de commun : ‑laith, avant tout, et -lint, dans une moindre mesure, ont une ressemblance avec la partie correspondante du nom anglais, ‑light ; de la même manière, ‑lich et plus encore sa forme corrigée, ‑liht, ressemblent à la forme qu’elle aurait eue dans la langue du Rohan, ‑líht, telle que rapportée par L2. Ainsi, nous pouvons conclure assez certainement que, lorsque Tolkien expérimentait avec les noms attestés en L2, il tentait de trouver un mot satisfaisant qui justifie l’adaptation du nom original Lim- + un élément sindarin vers le parler commun (reflétant le rohanais), Lim-light ou #Lim-líht. Son objectif principal était donc que le mot sindarin ressemble à l’adaptation en parler commun, sa signification étant un aspect secondaire, quoique non négligeable.

Un parallèle anglais : la rivière Skirfare

Nous avons discuté ci-dessus de la dualité entre l’élément lim- dans un nom de rivière, indirectement glosé par Tolkien comme « clair, étincelant », en L3, et l’adverbe probable lim, « #rapide » (dans noro lim). Curieusement, une chose assez similaire apparaît en anglais avec l’élément skir‑ dans le nom de la rivière Skirfare et le verbe skirr.

La Skirfare est une rivière dans le Yorkshire du Nord, qui court à une cinquantaine de kilomètres de Leeds. L’influence des paysages anglais connus par Tolkien sur la géographie de la Terre du Milieu (particulièrement le Comté) a été largement discutée par divers auteurs. En outre, dans un commentaire à propos de la rivière Withywindle, dans J.R.R. Tolkien, Auteur du Siècle, de Tom Shippey, la Skirfare, glosé comme « la coureuse brillante », est mentionné comme la rivière dans laquelle se noya le Professeur Moorman, prédécesseur de Tolkien à Leeds (p. 123). Dans cette étude, cependant, ce qui nous intéresse est la comparaison entre le nom de cette rivière et notre discussion à propos de Limlight.

L’Oxford Dictionary of English Place-Names explique ainsi l’étymologie de Skirfare :

… Ruisseau lumineux. Ses composants sont le v[ieux] scand[inave] skīrr « lumineux, clair » et un mot pour « ruisseau » dérivé du v. scand. fara, « aller ». Voir le nom de rivière v[ieux]n[orrois] Fara.

Sa seconde partie pourrait être comparée au sens possible de -laith, s’il venait de #lektā, apparenté au q. lehta (particulièrement dans sa possible relation avec LED-, « aller, se rendre, voyager »). Mais, par ailleurs, nous avons le premier élément skir-. Le mot le plus proche en anglais moderne, présent dans l’Oxford English Dictionary (OED), est le mot rare ou dialectal skire, qui signifie « débarrassé (de), libre (de) quelque chose de mauvais moralement, pur, clair (pour l’eau) ou clair, brillant (pour les couleurs) », lui-même une variante de shire « lumineux, brillant ». Skire et shire sont tous deux apparentés au vieil anglais scír, « clair, lumineux », bien que la première forme montre l’influence de son équivalent vieux norrois, skīrr, vu que sk‑ est caractéristique d’emprunts ou de variantes norrois — les mots modernes dérivés directement du vieil angl. sc‑ présentent généralement un sh‑. Dans A Middle English Vocabulary, Tolkien glose aussi des mots apparentés en moyen anglais : « Scere, adj. “lumineux, pur”, et Schyre, Shire…, adj. “lumineux, clair, bon, aimable” ». Tous ces termes en lien avec skir‑ dans le nom de la rivière rappelle les concepts de brillance, clarté et beauté, en lien avec quelques significations possibles de lim-, commentées plus haut, et ci-dessous, à la note 14.

D’autre part, dans l’OED, près de skire, on trouve le verbe skirr, une variante rare de scour (pas au sens de « purifier » mais plutôt de « se déplacer avec hâte ou énergiquement »). Son origine est présentée comme douteuse, mais il est probable que ce verbe provienne d’un autre mot vieux norrois, skúr, signifiant « orage, tempête ». La première définition de ce verbe est « courir avec hâte (se sauver), fuir, filer », et la troisième est « passer rapidement au-dessus (d’une étendue de terre ou d’eau), part. à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un ; également chevaucher rapidement à travers ». Ces deux définitions rappellent fortement la scène de la fuite de Frodo sur Asfaloth, après le noro lim, bien qu’il y ait des divergences entre les significations de skirr et celle suggérée pour lim dans cet article : le terme anglais est un verbe, pas un adverbe, et sa troisième définition (celle qui fait référence à la chevauchée) a le sens de « chevaucher à la poursuite de quelqu’un », tandis que Frodo était plutôt en fuite.

Il n’est pas prouvé que Tolkien ait délibérément créé le contraste entre lim- dans Limlight et lim dans noro lim afin de correspondre aux cas de skir- dans Skirfare et du verbe skirr. La possible coïncidence entre la signification du nom elfique de Limlight et Skirfare, laquelle repose sur une chaîne d’hypothèses, n’est pas non plus une base suffisante pour affirmer que cette rivière de la Terre du Milieu a été inspirée par le cours d’eau du Yorkshire. Cependant, la coïncidence est frappante, de telle sorte que des recherches futures devraient être menées sur cette question, que ce soit par étude linguistique, géographique ou même biographique, afin de tester la plausibilité de ces suggestions.

Cet article a été adapté par son premier auteur pour Tengwestië, à partir de l’article original espagnol « Divagaciones sobre Limclaro », initialement publié dans /Lambenor en juin 2002, puis étendu par la suite à l’aide des précieux commentaires de Javier Lorenzo, lesquels mettent en valeur LIK- comme une racine possible pour la deuxième partie du nom Limlight. Le commentaire à propos des coïncidences trouvées avec le nom de la rivière Skirfare est ajouté à cette version, en tant que contribution originale pour Tengwestië.

Bibliographie

  • Ekwall Eilert, Oxford Dictionary of English Place-Names, Oxford University Press, Oxford, 1936.
  • Hostetter Carl & Wynne Patrick, Addenda and Corrigenda to the Etymologies — Part One, Vinyar Tengwar 45 (novembre 2003), p. 3—38.
  • Shippey Tom, J.R.R. Tolkien, Author of the Century, HarperCollins, Londres, 2000.
  • Tolkien J.R.R., A Middle English Vocabulary, Clarendon Press, Oxford, 1922.
  • Tolkien J.R.R., « Early Noldorin Fragments », Christopher Gilson, Bill Welden, Carl Hostetter & Patrick Wynne (éd.), Parma Eldalamberon 13, (2001), p. 91—165.
  • Tolkien J.R.R., The Rivers and Beacon-hills of Gondor, Carl Hostetter (éd.), Vinyar Tengwar 42 (juillet 2001), p. 5—31.
  • Tolkien J.R.R., Words of Joy: Five Catholic Prayers in Quenya, Patrick Wynne, Arden Smith & Carl Hostetter (éd.), Vinyar Tengwar 43, (janvier 2002), p. 5—38.
  • Commentaire supplémentaire : message 771 sur la liste de diffusion Lambengolmor (8 janvier 2005).

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) N.d.T. : A Tolkien Compass, p. 188 ; réédité dans The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, p. 773.
2) A Tolkien Compass, p. 153.
3) CLI, p. 315, n. 14.
4) , 6) CLI, p. 352, n. 46.
5) PM, p. 293.
7) WJ, p. 337.
8) Toutefois, il y a un autre point que Christopher Tolkien ne relève pas : si le nom Limhîr n’apparaît pas dans le Seigneur des Anneaux, il existe une occurrence de Linhir (SdA, p. 530), qui apparaît également sur la carte détaillée du Gondor, à l’embouchure du Gilrain. C’est peut-être ce nom qu’avait en tête J.R.R. Tolkien lorsqu’il rédigea L3, le n étant devenu m par erreur. Si tel est le cas, L3 n’apporterait rien de neuf à cette analyse. Cela reste cependant peu probable : Linhir est en fait le nom d’une ville ou d’un village, pas d’un cours d’eau, et même si sa signification était liée à l’idée de cours d’eau (ce qu’on ne peut pas écarter), elle serait par trop évidente pour que Tolkien commette ce genre de coquille : -hir signifierait bien entendu « rivière », et lin- a de tout temps été une racine liée à la musique et à l’eau (voir plus bas). L’hypothèse de Christopher Tolkien est donc la plus probable, et le sens que L3 donne à lim- semble l’associer à Limlight, comme je l’explique plus bas. La marge d’erreur me semble acceptable, et c’est sur cette hypothèse que se base cet article.
9) WJ, p. 337.
10) N.d.T. : La publication du Parma Eldalamberon no 17 a confirmé cette hypothèse : lim y est glosé « vif, rapide », issu de #lĭmbĭ.
11) FdA, p. 246
12) Certains ont proposé ou tenu pour acquis que le sens de noro lim est donné dans l’exclamation précédente de Glorfindel : Ride on! « Au galop ! » (voir par exemple le commentaire de Ryszard Derdziński sur lim dans sa traduction sindarine du poème The Road Goes Ever On). Toutefois, le contexte général du passage suggère une autre idée :
« En avant ! Au galop ! » cria Glorfindel à Frodo.
Il n’obéit pas tout de suite, saisi d’une étrange hésitation. []
« Au galop ! Au galop ! » cria Glorfindel ; puis, d’une vois claire et forte, il commanda à son cheval dans la langue des elfes : noro lim, noro lim, Asfaloth !
Dans ce contexte, il semble clair qu’« Au galop ! » est une réitération de la précédente exhortation en parler commun au cavalier, Frodo, tandis que noro lim en est une autre, adressée en sindarin au cheval, Asfaloth, lorsque Glorfindel réalise que Frodo n’obéira pas.
13) N.d.T. : Là encore, le PE no 17, p. 17, a confirmé cette interprétation. La réplique est traduite par « Cours vite, cours vite, Asfaloth ».
14) Voir WJ, p. 391—392 pour KWEN « personne » et KWET « parler », où il est dit que les radicaux eldarins étaient à l’origine monosyllabiques, et que ceux partageant les mêmes premières consonne et voyelle dérivaient probablement de la même base, et étaient probablement apparentés. Cela semble également vrai pour les racines commençant par LI- que nous offre le corpus : nous avons dans QL les bases LINI-, LIPI, LIQI ou LIŘI, entre autres (PE 12, p. 54), qui donnent nombre de mots dont les sens métaphoriques ou littéraux sont liés à l’eau : « doux », « courir ou couler doucement », « goutte », « eau », « chant », « voix musicale », « air, mélodie », etc. (pour le lien étroit unissant les concepts d’eau, de beauté et de musique dans les langues elfiques, voir les commentaires sur le nom Lindar en WJ, p. 381—382, et les deux définitions de lin dans l’Appendice du Silmarillion, p. 437). Bon nombre de ces mots et significations sont toujours présentes dans « Les Étymologies », avec quelques variations, sous les racines LIB1-, LIB2-, LIN1-, LIN2-, LIND-, LINKWI-, LIP- et LIR1-, dont certaines ont été proposées ci-dessus comme origines alternatives possibles de lim.
15) Cet élément apparaît dans les noms de nombreux cours d’eau, sous sa forme de base sîr, sir- (Sirion, Ossiriand…) ou bien avec la mutation classique s > h en position médiale (cf. Silm., p. 525, et les noms Glanhir, Minhiriath, etc.). Le lien entre sī˘r et « rivière » est également l’un des plus anciens et des plus stables : voir la vieille racine qenya SIŘI- (PE 12, p. 84). Dans l’entrée sîr de l’appendice du Silmarillion, Christopher Tolkien explique cette étymologie et la transformation du s médian à partir d’informations tirées de certaines entrées des « Étymologies », dont SIR- (RP, p. 442).
16) PE 11, p. 54
17) M&C, p. 255—256
18) Il existe le nom Lalaith, « rire » (CLI, p. 70), la jeune soeur de Túrin, morte en bas âge, mais, dans ce nom, la racine semble être #lal(a)‑, « rire » (voir aussi PM, p. 343, 359, à propos de la fille de Finwë appelée Lalwen), suivie du suffixe -aith. Dans d’autres textes cependant (WJ, p. 234, 235, 314) Lalaeth apparaît à la place, forme qui pourrait être due au suffixe féminin -eth. Dans tous les cas, il n’y a pas ici de suffixe ‑laith, malgré les apparences.
19) Dans « Les Étymologies », il y a beaucoup de mots noldorins en ‑eith dérivés de racines finissant en ‑ek et apparentés à la terminaison quenya ‑ehta, de telle sorte que l’on peut déduire l’évolution #‑ektā > q. ‑ehta, nold. ‑eith. Comparer nold. teitho « écrire » et teith « signe » < TEK‑, d’où également q. tehta (*tektā) ; ainsi que nold. leithia‑ « libérer » et Leithian « libération » (comme dans le titre « Le Lai de Leithian ») < LEK‑, d’où également q. lehta « desserrer, relâcher » < *lektā ; lehta est également attesté comme l’adjectif « libre, libéré » en VT 39, p. 17. À noter que cette dernière forme primitive, hypothétique, est la même que celle suggérée ici pour donner -laith. Dans le développement ultérieur du sindarin après « Les Étymologies », on peut déduire que la diphtongue ei, au moins dans les monosyllabes et les syllabes finales, a été changé en ai dans certaines circonstances. Par exemple, le nold. andeith « marque longue » (< v. nold. andatektha ; RP, p. 391 s.v. TEK‑) correspond au sind. andaith (SdA, p. 1212). Noter également le sind. naith, appliqué à n’importe quelle formation ou projection s’effilant en une pointe (CLI, p. 315—316, n. 16), lequel mot est dit dériver de la racine nek « étroit » et correspondre au q. nehte (voir aussi sind. dírnaith = q. nernehta, apparemment < *nektā).
20) Cette hypothèse est défectueuse sur le plan phonologique. Les exemples noldorins issus des « Étymologies » suggèrent que #‑laktā aurait donné #‑laeth en sindarin plus tardif : *maktā‑ > q. mahta, nold. maeth « combattre », de MAK‑ ; q. nahta, nold. naeth « mordant, grincement de dents », venant probablement de *naktā < NAK‑); *yaktā‑ > q. yaht‑, nold. iaeth « cou », de YAK‑. L’exemple du nold. naeth est particulièrement important, car il a été gardé en sindarin sans changement, dans des noms aussi notables que Nírnaeth Arnoediad « les Larmes Innombrables » et Sigil Elu-naeth, le « Collier du Sort de Thingol » (WJ, p. 258), bien qu’on ne puisse assurer que l’étymologie soit demeurée identique.
21) Cette hypothèse devrait être plus en accord avec la phonologie sindarine. Si le sindarin a suivi le chemin du noldorin attesté dans « Les Étymologies », un mot primitif comme #liktā pourrait donner #lith (avec une signification complètement distincte de son homonyme signifiant « cendre ») : voir l’exemple du q. rihta‑, nold. rhitho < *riktā « sursaut, mouvement soudain », s.v. RIK(H)‑, ou nold. critho, « faucher » < k’riktā, s.v. KIRIK. Cependant, dans le Parma Eldalamberon no 13, on trouve un autre comportement pour les mots primitifs se terminant en *‑iktā, qui donnent des mots noldorins en ‑aith : gwaith < *wiktā (PE 13, p. 162), ou haith < *siktā (PE 13, p. 163). Bien que ce ne soit pas explicitement affirmé, il semble que, dans ces mots noldorins, le a final ait causé un changement dans la voyelle qui le précède : i > e (un phénomène également observé en gallois), le développement étant donc *‑iktā > *‑ektā > *‑eith > ‑aith (dans les syllabes finales), de sorte que ‑laith pourrait finalement venir de #liktā. Contre cette hypothèse, on pourrait arguer que le texte auquel nous nous référons est très ancien (des années 1920) et, par conséquent, que l’évolution suggérée dans « Les Étymologies » (des années 1930) devrait être vue comme plus proche du sindarin. Cependant, il est possible que Tolkien soit revenu à son premier modèle phonologique pour le sindarin plus tardif. Si c’est le cas, cela pourrait expliquer l’étymologie précise et la signification du mot edraith « salut, sauvegarde », attesté dans le sort de feu de Gandalf : naur an edraith ammen ! « (Qu’il y ait) du feu pour notre salut » (FdA, p. 176, 182, traduit dans TI, p. 175). Edraith pourrait venir de #etriktā, de cette manière : #et-rik-tā > #etrekta > #edreith > edraith, à partir du mot primitif formé par :
  • et‑, un élément clairement lié à la racine ET‑ « en avant, dehors » des Étym.
  • #rik‑, un radical lié à la racine des Étym. RIK(H)‑ « secousse, mouvement soudain, saccade ». La relation entre la signification de ces gloses et « salut, sauvegarde » n’est pas évidente. Cependant, le sens de « saisir brusquement » (angl. snatch), apparaissant dans le verbe noldorin rhitho dérivé de ce radical, est suggestif : dans l’OED, la septième définition de snatch est : « Sauver ou rescaper du ou hors du danger, etc., par une action prompte ou vigoureuse » (nous avons rajouté l’emphase).
  • *‑tā, une terminaison utilisée pour certains noms elfiques primitifs, bien que ce ne soit pas très fréquent : *bestā > q. vesta « mariage » (RP, p. 397 s.v. BES). (Elle est par contre très commune en tant que terminaison verbale.)
Cette interprétation du nom verbal sindarin edraith pourrait être comparée au verbe quenyarin etelehta, « délivrer », très probablement apparenté au verbe lehta‑ « desserrer, relâcher » et à l’adjectif lehta, « libre, libéré », mentionné à la note 19 (cf. VT 43, p. 23), qui sont synonymes de « sauver » et « sauf », respectivement. La signification littérale de edraith devrait dans ce cas être « #happer brusquement en dehors de », dans le sens de « sauver par le biais d’une action soudaine », comme le sort de Gandalf pourrait sembler l’être.
22) Par exemple, le radical pour six en-ek(w) donne eneg en sindarin, tandis que le mot équivalent en quenya est enque (VT 42, p. 24 ; comparer aux q. enqe, nold. eneg dans les Étym. s.v. ÉNEK‑).
23) Dans l’appendice du Silmarillion, l’entrée lhach est attestée (Silm, p. 358), bien que cela devrait plutôt être #lach, comme attesté dans Bragollach, Anglachel et Lachend « Aux yeux de feu » (le nom par lequel les Sindar désignaient les Noldor, WJ, p. 384).
 
langues/langues_elfiques/sindarin/limlight.txt · Dernière modification: 27/09/2021 11:33 par Elendil
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