Le thème de la Genèse chez J.R.R. Tolkien : Eru, les Ainur et la création d’Arda

Juliette BARON - septembre 2019

Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Tolkien était un catholique fervent et un passionné de mythologies. Son oeuvre est jalonnée de références bibliques plus ou moins explicites. Ainsi, l’Ainulindalë, premier chapitre du Silmarillion, qui relate la création d’Arda par Eru, aidé des Ainur, peut, par bien des aspects, être mis en parallèle avec le mythe biblique de la Genèse.

Cet élément a été publié dans le magazine
L'Arc et le Heaume n°6 - Ainulindalë et Valaquenta.

L'Arc et le Heaume n°6 - Ainulindalë et Valaquenta

L’intervention d’Eru, dieu créateur

Dès le début du Silmarillion nous sommes mis en présence d’Eru (« l’Unique »), aussi appelé Ilúvatar (« Père-de-Tout »). Ces noms laissent penser à un dieu semblable à celui de la Bible : un dieu unique, transcendant, omniscient, à la figure paternelle, qui n’est pas décrit physiquement, existant depuis toute éternité.

Cependant, le premier acte de création d’Eru n’est pas de créer le Monde : « il créa d’abord les Ainur, les Bénis, qu’il engendra de sa pensée, et ceux-là furent avec lui avant que nulle chose ne fût créée1) ». Le dieu unique s’entoure d’abord de grands esprits que l’on peut qualifier d’angéliques, le mot « Ainu » signifiant « saint, esprit angélique » en langue quenya2). Or, dans la religion chrétienne, Dieu est également entouré de nuées d’anges comme l’explique Saint Thomas d’Aquin dans Somme théologique, où il se pose entre autres la question de la nature des anges, de leur relation avec Dieu, de leur puissance, de leur connaissance, de leur volonté. Tolkien, dans une lettre3), décrit lui-même le sens et le rôle qu’il donne aux Ainur :

« Les cycles commencent par un mythe cosmogonique : la Musique des Ainur. Dieu et les Valar (ou puissances, ou « dieux » en anglais) sont révélés. Ces derniers sont, devrions-nous dire, des puissances angéliques, dont la fonction est d’exercer l’autorité qui leur est déléguée dans leurs domaines (pour diriger et gouverner, non pour créer, former ou reformer). Ils sont « divins », c’est-à-dire qu’ils étaient originellement « hors » du monde et existaient « avant » sa formation. […] Du point de vue du seul procédé narratif, cela permet bien entendu d’introduire des êtres possédant le même ordre de beauté, de pouvoir et de majesté que celui des « dieux » des plus nobles mythologies mais qui puissent être acceptés, pour le dire vite, par un esprit qui croit en la Sainte Trinité. »

Ainsi, les Ainur, qui sont des êtres éthérés, sans enveloppe physique et créés avant le Monde lui-même, possèdent des pouvoirs semidémiurgiques et participent à la Création auprès d’Eru4) : celui-ci leur propose des thèmes musicaux qu’il leur demande « d’embellir et de glorifier5) », à partir des visions et des pensées implantées par lui dans leur esprit. La Création, comme l’explique Tolkien dans une autre de ces lettres6), est «S l’acte de Volonté par lequel Eru l’Unique confère la Réalité aux conceptionsS ». Tout se fait par sa décision, même s’il laisse ses créatures collaborer. Les Ainur sont donc, de par leur participation créative, des illustrations de la théorie de «S subcréationS » de Tolkien.

Ainsi donc, nous sommes en présence d’un dieu unique, omnipotent, existant depuis toute éternité, qui, par sa propre volonté, fait don de l’être, à l’instar de Dieu dans la Bible. Nous serions donc dans un cas de «S genèseS ». Cependant, dans la création du monde tolkienienne, Eru s’entoure d’abord de puissances façonnées à partir de son esprit, ce qui diffère beaucoup du texte biblique et pourrait tendre vers l’idée d’une cosmogonie mythologique. Pourtant, Leo Carruthers, professeur émérite de littérature et de civilisation anglaise à l’Université Paris-Sorbonne et spécialiste de l’oeuvre de Tolkien, l’affirme dans son ouvrage Tolkien et la religion : comme une lampe invisible : « Le premier récit dans le Silmarillion, l’“Ainulindalë”, est l’équivalent tolkienien du livre biblique de la Genèse7) ».

Une création à partir du néant et de la Musique créatrice

Eru, avant toute chose, prend le soin d’instruire ses Ainur, destinés à façonner Arda. Il enseigne aux Ainur tout ce qu’il y a à savoir sur le monde qu’il veut créer à travers les thèmes musicaux qu’il leur présente par la pensée. Ainsi la musique, et donc indirectement l’art, devient un moyen de transmission du savoirS : «S Et il leur parla, leur proposa des thèmes musicaux, ils chantèrent devant lui et il en fut heureuxS » (p. 13). Eru guide et éduque ses créaturesS et cette éducation passe par la parole divine8).

La musique, qui est créée par l’esprit et par la voix, c’est-à-dire des choses invisibles, devient ici comme une matière première, qui comble le Vide et qui fait être. Il s’agit donc d’une création ex nihilo, à partir du néant. Cependant, elle diffère assez du récit biblique, car cela reste encore quelque chose d’immatériel, quelque chose qui n’a pas encore pris véritablement corpsS : le chant est celui des Ainur, or seul Eru détient le pouvoir de faire être les choses. Tout ce que chantent les Ainur n’existe encore que dans l’esprit.

La création d’Arda se fait donc en deux étapes, puisqu’elle est d’abord spirituelle avant d’être physique, sur la volonté d’Eru. Celui-ci prend la parole et s’adresse aux Ainur : « Je sais que vos esprits désirent que ce que vous avez vu vienne vraiment à être non seulement dans vos pensées, mais comme vous-mêmes existez, et aussi autrement. Alors je dis : ! Que ces choses soient ! Et je répandrai dans le Vide la Flamme Éternelle, et elle sera au coeur du Monde, et le Monde sera, et ceux d’entre vous qui le veulent pourront y descendre » (p. 21). C’est donc bel et bien sur la parole d’Eru que le Monde naît. Une fois ces deux étapes décisives passées, les Ainur peuvent descendre sur ce nouveau Monde pour le façonner. Ils deviennent, en quelque sorte, les « petites mains créatrices » du dieu, donnant une forme physique et concrète, par délégation : c’est Eru qui donne une existence ontologique à Arda, mais ce sont les Ainur qui sculptent, cisèlent, exécutent et produisent les éléments constitutifs de celle-ci.

Des créatures libres

Comme l’explique Sébastien Hoët dans son article « Liberté et libre-arbitre » au sein du Dictionnaire Tolkien9), Tolkien distingue liberté et libre-arbitre d’une manière subtile – bien que cette distinction ne soit pas de Tolkien lui-même : la liberté est le don d’Ilúvatar, liée à la capacité de subcréation : les êtres créés par le dieu sont libres de créer eux aussiS ; le libre-arbitre est la façon dont les créatures mettent en application cette liberté donnée.

C’est aussi ce que fait remarquer Franck Mazas, dans son article « Le fait religieux chez Tolkien : de la mythologie à l’histoire, un paganisme prémisse du christianisme », notamment dans la sous-partie : « Le libre-arbitre, don d’Ilúvatar10) ». Si Ilúvatar à une pré-connaissance de tout ce qui va arriver, et s’il en a donné un vague aperçu aux Ainur, la liberté prévaut malgré tout :

« […] vous allez pouvoir faire preuve de vos dons, chacun jouant s’il le veut de son habileté et de son talent pour embellir et glorifier le thème. Moi je resterai à écouter et à me réjouir que, grâce à vous, la beauté se soit muée en musique. » (p. 14)

« […] les Ainur connaissent une grande part de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera, et peu de choses leur échappent. Pourtant, il en est qu’ils ne peuvent voir, pas même rassemblés en conseil, car Ilúvatar n’a révélé à personne ce qu’il garde en réserve, et chaque époque voit apparaître des nouveautés qui ne sont dans aucune prédiction, car elles ne sont pas issues du passé. » (p. 17)

Si Eru fait don de la capacité de participer à la Création aux Ainur, il leur fait aussi don du libre-arbitre : le dieu les laisse chanter la Grande Musique en autonomie, développer leur talent à leur manière, témoignant ainsi de sa confiance en eux. L’un des Ainur, en particulier, fait très tôt montre de son envie d’utiliser son libre-arbitre : S […] [Melkor] avait en lui un furieux désir d’amener à Être des œuvres de sa propre volonté […] » (p. 15). Eru laisse également une partie des Ainur descendre librement sur Arda, répondant ainsi à leur désir, pour façonner le monde qu’il leur a fait voir en vision.

En même temps, il y a une certaine ambivalence entre cette liberté offerte et la primauté d’Eru qui déclare, après que Melkor eut tenté de changer la Grande Musique selon ses envies : « Et toi, Melkor, tu verras qu’on ne peut jouer un thème qui ne prend pas sa source ultime en moi, et que nul ne peut changer la musique malgré moi. Celui qui le tente n’est que mon instrument, il crée des merveilles qu’il n’aurait pas imaginées lui-même ! » (p. 16). Ainsi, les créatures sont libres, mais elles restent des créatures, ce qui signifie qu’elles ont certaines limites. Surtout, elles ne possèdent pas le don illimité de donner à être, qui est un privilège de la divinité.

La mise à l’épreuve

Dans le Silmarillion, l’homme n’est pas central et la création des Enfants d’Ilúvatar n’est pas racontée dans le récit de l’Ainulindalë. De ce fait, dans cet épisode de création du monde, les seuls êtres que l’on croise sont les Ainur. Ce sont donc eux, et notamment l’un d’eux en particulier, qui vont être mis à l’épreuve et qui vont connaître une forme de chute.

« Melkor était le plus doué des Ainur en savoir comme en puissance et il partageait les talents de tous les autres. » (p. 14-15). Ainsi, c’est le meilleur, celui qui a les faveurs, en quelque sorte, qui va ébranler les projets d’Eru. Le libre-arbitre accordé aux créatures se retourne contre le créateur et c’est le désir de subcréation – et donc d’imitation du dieu – qui entraîne Melkor vers la désobéissance et l’arrogance, de même que c’est le désir d’obtenir la connaissance du Bien et du Mal et donc de devenir comme des dieux qui poussent Ève et Adam à manger du fruit défendu. L’ange rebelle se met à douter du créateur, à remettre en cause ses décisions et sa façon de procéder. La confiance entre les deux est brouillée ; cependant, contrairement au texte biblique, il n’y a pas d’intermédiaire : il n’y a pas de serpent venu corrompre le cœur de Melkor. Celui-ci, par son ambition et sa soif de création, se corrompt luimême. Il fait un mauvais usage des dons du dieu, ce qui en pervertit l’essence.

Cette attitude mène Melkor à sa chute. Dans son arrogance, il défie Eru, décidant de détourner la Grande Musique conçue et imaginée par le dieu, pour y intercaler des passages de son cru. Surtout, Melkor essaie d’en entraîner d’autres avec lui. Son comportement perturbe les autres Ainur, qui ne savent plus comment agir. Melkor installe le chaos autour de lui. Eru se montre d’abord tolérant et miséricordieux envers le rebelle :

« Alors Ilúvatar se leva, les Ainur sentirent qu’il leur souriait » (p. 15). Mais Melkor persiste et c’est un véritable affrontement qui se déroule alors entre l’ange et son dieu. Cependant, il s’agit d’un combat que Melkor ne peut pas gagner. Car il n’est qu’un subcréateur, un pâle imitateur, et sa musique se contente d’être «S bruyante et vaineS », comparée à celle du dieu, «S large et pleineS ». Melkor tente de submerger la musique du créateur avec la sienne, mais c’est finalement la musique du créateur qui avale la sienne et l’intègre à elle, car la créature ne peut dépasser le dieu, qui aura toujours un ascendant sur elle. C’est le dieu qui décide quand commencent et quand s’arrêtent les choses et ce qu’il advient d’elles. S’il s’est montré patient au début de l’insurrection de Melkor, lui laissant le choix de revenir sur la bonne gamme, Ilúvatar ne peut cependant plus tolérer sa désobéissance, quoiqu’il se montre très clément, se contentant d’un rappel à l’ordre :

« “Puissants sont les Ainur, et Melkor est le plus puissant d’entre eux, mais qu’il sache, ainsi que tous les Ainur, que je suis Ilúvatar, ces thèmes que j’ai chantés, je vous les montrerai pour que vous puissiez voir ce que vous avez fait. Et toi, Melkor, tu verras qu’on ne peut jouer un thème qui ne prend pas sa source ultime en moi, et que nul ne peut changer la musique malgré moi. Celui qui le tente n’est que mon instrument, il crée des merveilles qu’il n’aurait pas imaginées lui-même ! ” […] Melkor fut rempli de honte, en même temps que d’une colère secrète. » (p. 16-17)

Cette humiliation détourne définitivement Melkor, qui, faute de pouvoir prendre possession de la Création, cherche par la suite tous les moyens pour la détruire.

Cet épisode n’est pas sans rappeler le récit de la chute de Lucifer, qui s’est beaucoup développé au Moyen Âge à partir de la Vulgate, la traduction latine de la Bible par Saint Jérôme à partir des textes hébreux, au IVe siècle. Mais déjà, dès le IIe siècle avant J.-C., et jusqu’au IIe siècle après J.-C., la tradition juive avait développé dans ses écrits le thème de la chute des mauvais anges. L’histoire raconte la déchéance du plus bel ange du ciel, Lucifer, nom qui signifie « porteur de lumière » en latin. Lucifer se serait rebellé contre Dieu et aurait essayé de se substituer à lui, ce qui aurait entraîné de ce fait son bannissement. Il aurait à ses ordres des troupes d’anges déchus, devenus des démons, qu’il aurait entraîné avec lui dans sa chute11). Melkor apparaît incontestablement comme une figure luciférienne : le plus talentueux et pourtant le premier à commettre le péché en son cœur. Lucifer, qui était le meilleur des anges, s’est laissé engloutir par son orgueil et s’est vu chassé, devenant l’incarnation du Mal, seigneur de l’Enfer, tout comme Melkor devient Morgoth, le premier Seigneur des Ténèbres, cherchant à détruire la Création et pervertir les créatures.

L’Origine du Mal

A l’instar du texte biblique, à l’origine du projet d’Eru, le Mal en tant que concept indépendant, opposé au Bien, n’existe pas. Comme l’explique Gregory Bouak dans son article consacré à la question du mal dans le Dictionnaire Tolkien, « Celui-ci [le Mal] n’apparaît que lorsque Melkor choisit la dissidence et se met à oeuvrer contre les projets de ses semblables12) ». Il s’agit davantage, au commencement, de mauvaises actions et de mauvaises pensées, produites par Melkor, que de « Mal » à proprement parler : c’est Melkor qui, en participant à la Grande Musique et en voulant la détourner, «S a imaginé un froid extrême et cruel » ou encore des «S chaleurs et des fournaises ardentes » (p. 20). En persistant dans son attitude orgueilleuse, contrant et cherchant à défier les projets d’Ilúvatar, Melkor finit par incarner le Mal.

L’origine de la mauvaise attitude de Melkor se trouve dans son orgueil démesuré. Il veut dérober la « Flamme Éternelle », qui est la source du pouvoir de créer, détenue par Eru seul. Cette mauvaise attitude se transforme en Mal à l’état pur quand il comprend amèrement qu’il est incapable, et ne sera jamais capable, d’être l’égal du dieu créateur. Pour Tolkien, l’orgueil est véritablement perçu comme un péché, comme une faute criminelle, ce qui en fait l’une des facettes du Mal.

Le comportement de Melkor qui « prétend s’ériger en rival d’Eru et proclame une indépendance qui est beaucoup plus que la marge de liberté accordée à chaque créature pour embellir la création13) » est comparable à l’hybris (ou hubris) grecque, un sentiment violent, passionnel, qui est associé à l’idée de la démesure, de l’orgueil, et désapprouvé par les dieux. Pendant la Grèce antique, l’hybris était considérée comme un crime, celui de vouloir plus que ce qui avait été accordé par les dieux. Hésiode, poète grec du VIIIe-VIIe siècle avant J.-C., dans son mythe des races relaté dans sa Théogonie, cherche à démontrer que l’hybris est la source du Mal14).

Cependant, tout comme dans le cas biblique, Melkor a été créé par Ilúvatar. De ce fait, comment justifier et expliquer cette apparition du mal, si Ilúvatar ne le conçoit pas et en est totalement étranger ? Puisque tout est créé par le dieu, comment expliquer le Mal ? L’existence du Mal est-elle inhérente au dieu ? Ces questions sont typiquement issues de la théologie judéo-chrétienne. Puisque le dieu est omnipotent, il semble évident de dire que lui seul peut avoir créé le Mal15). Une telle réflexion comporte cependant le risque de tomber dans le manichéisme, à savoir l’idée d’une opposition systématique et primordiale entre le Bien et le Mal, la Lumière et l’Obscurité. Cette pensée, jugée hérétique par l’Église romaine, est apparue vers le IIIe siècle et affirme une vision dualiste du monde16).

Les réflexions sur l’apparition et la justification du Mal dans l’oeuvre de Tolkien semblent assez semblables à celles soulevées par la Bible, d’autant que Tolkien a travaillé sur une traduction du Livre de Job17). Dans le récit de la Genèse, le Mal arrive avec l’homme, lorsque, tenté par le serpent, celui-ci fait le choix de la désobéissance. Le Mal survient après que le monde a été créé physiquementS ; il ne fait donc pas partie intégrante de la Création. Il est extérieur. Dans le Silmarillion, les prémisses du Mal sont déjà présentes avant même qu’Arda ne soit conçue physiquement. Melkor détourne la Grande Musique pour « augmenter la puissance et la gloire de sa propre partie » (p. 14), instillant de ce fait les fondements du Mal dans la partition qui doit permettre d’ériger la Création. C’est ce qui est appelé le « Marrissement d’Arda » : une blessure originelle, une malédiction du monde qui est l’oeuvre de Melkor. Par ce marrissement qui imprègne le monde, les Enfants d’Ilúvatar, liés en substance à Arda, ne peuvent échapper au malheur et sont tentés par le Mal18).

En choisissant le chemin du Mal, en se détournant de la lumière et de la bonté du dieu, Melkor s’isole, « et la solitude lui fit concevoir des pensées à part, différentes de celles de ses frères » (p. 15). Humilié, jaloux et amer, il se distingue d’eux au point que « son humeur et la malveillance qui le dévorait » (p. 23-24) rendirent son enveloppe charnelle « sombre et terrible », tandis que la forme des autres Valar était d’une « imposante majesté » (p. 23). Son désir de créer étant impossible à combler, il choisit de détruire ou d’altérer ce que les autres entreprennent. Son attitude entraîne le changement de son nom, qui devint « Morgoth », ce qui signifie «S Noir Ennemi du Monde ». Séparé définitivement de ses frères Valar, Melkor « se retira, gagna d’autres régions et fit là-bas ce qu’il voulut » (p.S 22), assouvissant ainsi ses désirs les plus sombres. Les Valar étaient descendus sur Terre pour préparer le Monde à la venue des Enfants d’Ilúvatar et donner forme à la beauté qu’ils avaient entrevue dans la Vision offerte par Eru ; Melkor, lui, entend prendre possession de la Création et la soumettre à lui. Cette divergence d’opinion radicale entraîne une guerre entre les deux parties.

Melkor détruit et corrompt donc la Nature, dont il méprise la beauté. Mais s’il pervertit le monde physique, Melkor cherche aussi à briser les créatures qui y vivent. Puisqu’il ne peut pas faire don de l’être à ses propres créatures, Melkor cherche à s’approprier les Enfants d’Ilúvatar. Tout comme il est raconté dans la Bible que Lucifer a entraîné d’autres anges avec lui dans sa chute, Melkor s’entoure d’êtres qu’il a pervertis et détournés à son image. Son plus fidèle serviteur est Sauron, qui est à l’origine un Maia, un être angélique créé de la même façon que les Ainur, mais cependant moins puissant et tenant un rôle secondaire19). Sauron est donc un être pur et bon à l’origine, que Melkor va pervertir et guider sur le même chemin que lui. Après la destruction de Melkor, à la fin du Silmarillion, Sauron se pose en successeur et entend poursuivre les oeuvres de destruction de son maître. Il deviendra le nouveau Seigneur des Ténèbres, protagoniste emblématique de la saga le Seigneur des Anneaux.

Melkor-Morgoth s’entoure d’autres créatures, comme les Orques, nom qui vient du vieil anglais « orc » et qui signifie « démon », comme l’explique Tolkien dans l’une de ses lettres20). Les Orques seraient des Elfes corrompus et réduits en esclavage par Melkor, souillés, torturés au point de devenir difformes, laids et d’incarner l’inhumain, comme l’explique Sébastien Hoët dans son article « Orques » dans le Dictionnaire Tolkien21).

Les conséquences de l’apparition du Mal sont donc une destruction et une perversion systématique de l’ensemble de la Création. C’est une véritable guerre qui se joue entre Melkor, ses anges déchus, et les autres Valar descendus sur Arda.

Conclusion

A travers le Silmarillion J.R.R. Tolkien explore les profondeurs de la pensée humaine. Il propose ses propres réponses aux questions sur les origines du monde, sur la condition et le rôle de l’homme dans le monde, sur l’existence du Mal et ses conséquences… Cela se constate notamment par les nombreuses références, plus ou moins explicites, à la Bible et aux thèses chrétiennes. Ainsi, comme dans la Genèse biblique, Tolkien relate la création d’un monde qui s’est faite par l’intervention et la volonté d’un dieu créateur, unique et omnipotent. Cette création est une création ex nihilo, qui se fait de manière progressive, grâce à l’action créatrice du Verbe de Dieu, présenté comme une musique créatrice. Les créatures que l’on croise, les Ainur, sont, à l’instar de l’homme, à l’image du dieu, même si le texte n’est pas « anthropocentré ». Mais peu importe la forme que revêtent les créatures : ce qui compte, c’est qu’elles sont élues pour régner sur la Création. Et tout comme dans la Bible, elles sont confrontées à leurs propres limites et mises à l’épreuve. Ainsi, l’orgueil et l’ambition d’égaler le dieu entraîne la chute de l’ange rebelle Melkor, figure luciférienne par excellence. Tolkien soulève également la question du Mal ; or la thématique du Mal est l’une des thématiques centrales du christianisme. L’orgueil, que l’écrivain considère comme le pire péché qui soit, est la source du Mal, puisqu’il pousse à se tourner vers le Mal plutôt que vers le Bien. Et les conséquences de l’orgueil humain sont les mêmes : il entraîne la perversion et la destruction de la Création.

1) TOLKIEN J.R.R., Le Silmarillion, éd. par Christopher Tolkien, Christian Bourgois Éditeur, 1978.
2) FAUSKANGER H.R., Dictionnaire Quettaparma Quenyanna, 2009, p. 5.
3) Lettre 131, dans Lettres de J.R.R. TOLKIEN, Christian Bourgois éditeur, 2005, p. 284.
4) PRIOU Maxime, « Ainur, Valar et Maiar », dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, 2012, p. 18-19.
5) Le Silmarillion, p. 13. Les pages données dans le reste de l’article sont des références au même ouvrage.
6) Lettre 153, dans Lettres, J.R.R. TOLKIEN, Christian Bourgois éditeur, 2005, p. 367.
7) CARRUTHERS Leo, Tolkien et la religion : comme une lampe invisible, Paris, 2016, p. 139.
8) DENARD Emilie, « De la grande musique d’Ilúvatar aux chants de pouvoir : la place de l’art poétique et musical en Terre du Milieu », dans Tolkien et le Moyen Âge, CNRS Éditions, 2007, p. 193-215.
9) HOËT Sebastien, « Liberté et libre-arbitre », dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, 2012, p. 372.
10) MAZAS Franck, « Le libre-arbitre, don d’Ilúvatar » dans « Le fait religieux chez Tolkien : de la mythologie à l’histoire, un paganisme prémisse du christianisme », sur Tolkiendil, tolkiendil.com, 06/08/2011.
11) DEBERGÉ Pierre, « Lucifer, ange déchu ? », sur Bible service, bible-service.net
12) BOUAK Gregory, « Mal», dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, Paris, 2012, p. 397- 399.
13) MORIAU Emeric, « Orgueil », dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, 2012, p. 459.
14) DETIENNE Marcel, « Hésiode, VIIIe-VIIe s. av. J.-C.», sur Universalis éducation (en ligne), dans Encyclopaedia Universalis.
15) WILLIS Didier, « Du Bien, du Mal et de leur origine », article collégial, Tolkiendil, tolkiendil.com.
16) PUECH Henri-Charles, « Manichéisme », sur Universalis éducation (en ligne), Encyclopaedia Universalis.
17) WILLIS Didier, « Du Bien, du Mal et de leur origine », article collégial, Tolkiendil, tolkiendil.com.
18) SAINTON Jérôme, « Le Marrissement d’Arda », dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, 2012, p. 405-406.
19) PRIOU Maxime, « Ainur, Valar et Maiar », dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, 2012, p.S 19-21.
20) Lettre 144, dans Lettres, J.R.R. TOLKIEN, Christian Bourgois éditeur, 2005, p.342.
21) HOËT Sébastien, « Orques », dans Dictionnaire Tolkien, CNRS Éditions, 2012, p. 460-462.
 
essais/religion/theme_genese.txt · Dernière modification: 11/03/2023 13:46 par Simon
Nous rejoindre sur https://discord.gg/cafByTS https://www.facebook.com/Tolkiendil https://www.twitter.com/TolkiendilFR https://www.instagram.com/Tolkiendil http://www.youtube.com/user/AssoTolkiendil
Tolkiendil - https://www.tolkiendil.com - Tous droits réservés © 1996-2024