Amis et serviteurs : une analyse de deux suffixes elfiques

Damien Bador

Οὐκέτι ὑμᾶς λέγω δούλους, ὅτι ὁ δοῦλος οὐκ ο ἴδεν τί ποιεῖ αὐτοῦ ὁ κύριος· ὑμᾶς δὲ εἴρηκα φίλους, ὅτι πάντα ἃ ἤκουσα παρὰ τοῦ πατρός μου ἐγνώρισα ὑμῖν (Jean, 15:15).

Dans les écrits de J.R.R. Tolkien relatifs à la Terre du Milieu, la quasi-totalité des noms propres sont dotés d’une signification précise, dont l’interprétation n’est pas forcément donnée, mais peut souvent être déduite. Certains noms appartiennent à des langues peu connues du grand public, comme le vieil anglais ; d’autres, bien plus fréquents, appartiennent aux langues elfiques inventées par Tolkien. Dans un cas comme dans l’autre, l’interprétation des noms des personnages permet de mieux saisir le rôle littéraire que Tolkien leur assigne. Le décryptage des noms individuels et des traits communs à plusieurs d’entre eux n’est donc pas un simple jeu linguistique, mais fournit en outre une clef d’interprétation supplémentaire pour son œuvre. Les éléments récurrents des noms présentent un intérêt particulier, car leur forme et leur signification nous enseigne sur la façon dont Tolkien imagine une nomenclature traditionnelle et tisse des liens implicites entre les différents personnages qui partagent un tel élément en commun.

À ce titre, les suffixes -(n)dil et -(n)dur méritent particulièrement d’attirer notre attention, car ils s’appliquent à d’importants personnages secondaires du Seigneur des Anneaux, comme Elendil ou son fils Isildur. De fait, ils sont largement répandus chez les Hommes qui portent des noms en quenya, notamment au sein de la lignée royale du Nord, puisque sur les dix Grands Rois d’Arnor, six ont un nom qui en fait usage1). Pourtant, Tolkien ne donne guère de détails à leur sujet dans les livres publiés de son vivant. Tout au plus voit-on Frodo nommer Elendil « l’Ami des Elfes » (SdA, I/11), sans que soit signalé qu’il s’agit d’une traduction de son nom. Il faut se tourner vers la correspondance entre Tolkien et Milton Waldman, en 1951, pour trouver une première confirmation à cet égard. Celle-ci vient avec une explication d’Eärendil, accompagnée d’une note sur la source mythologique à l’origine de ce nom (L, no 131). Dans des lettres plus tardives, Tolkien répète les traductions de ces deux noms (L, nos 211, 257), mais il faut attendre le brouillon d’un message adressé à un certain M. Rang en 1967 (L, no 297) pour trouver une explication plus complète, qui mentionne la base verbale (N)DIL « aimer, être dévoué à ». Le suffixe -(n)dur, également discuté, est rapporté avoir une « signification similaire », bien qu’il signifie normalement « “servir”, comme on sert un maître légitime ». Tolkien poursuit en donnant quelques exemples où la distinction est nette : Arandil « ami du roi, royaliste » et arandur « serviteur du roi, ministre », ou encore Eärendil « amant de la mer »2) et Eärendur « marin (professionnel) ». Le rapport entre Sam et Frodo est cité pour illustrer les cas où les deux significations coïncident, avec une précision du plus haut intérêt : -ndur se rapporte au statut là où -ndil correspond à un état d’esprit.

Eärendil (© John Howe)

Tolkien explique dans cette même lettre qu’Eärendil est un des rares noms de son Légendaire à posséder une explication extra-diégétique, puisqu’il s’inspire directement du v. angl. éarendil, ultérieurement attesté sous la forme éarendel (les variantes éor- existent aussi). Ce nom est glosé « rayon de lumière » ou « aurore » et Tolkien précise que certains poèmes chrétiens ou homélies de l’Angleterre médiévale l’emploient comme surnom de Jean le Baptiste. Cette lettre ne signale pas les « connexions mythologiques ramifiées (désormais largement obscures) » de ce nom, contrairement à la missive adressée à Waldman. Elles n’entrent toutefois que faiblement en ligne de compte, encore qu’elles aient pu contribuer à éveiller l’intérêt de Tolkien pour ce nom3). L’ensemble de ces sources, bien connues des spécialistes de la littérature médiévale anglo-saxonne, justifient en quelque sorte le rôle mythologique joué par le marin Eärendil dans le Silmarillion et expliquent même la forme de l’exclamation en quenya Aiya Earendil Elenion Ancalima, qui s’inspire du vers vieil-anglais Éala Éarendel engla beorhtast. Tolkien précise cependant : « ce nom ne pouvait pas être adopté juste comme cela : il devait être adapté à la situation linguistique elfique, en même temps qu’une place pour cette personne était faite dans la légende ». De fait, l’usage symbolique d’éarendel comme « héraut du lever du Soleil véritable en Christ » dans la poésie anglo-saxonne ne correspond pas au rôle d’Eärendil dans le Légendaire : les deux sont annonciateurs d’une salvation prochaine, mais là s’arrête la ressemblance (L, no 297). Rien de commun entre les circonstances de leur vie, le salut annoncé ou la façon dont il est dévoilé. De la même manière, le nom vieil anglais ne saurait éclairer les éléments qui composent le nom Eärendil. Il faut donc se tourner vers les glossaires elfiques publiés de manière posthume si l’on veut en savoir plus sur l’origine et les nuances que Tolkien attribuait aux suffixes -(n)dil et -(n)dur.

Aperçu historique

Éarendel arose where the shadow flows

On peut considérer avec justice que le nom Earendel est à la source même du Légendaire tolkienien, puisque le poème « Le Voyage d’Éarendel l’Étoile du Soir », écrit en septembre 1914, anticipe les premiers récits des Contes perdus (cf. LT2, p. 267–269). Toutefois, son nom n’est jamais traduit dans les premiers lexiques, ce qui peut paraître surprenant pour un personnage de cette importance. Tout au plus est-il indiqué que la forme dialectale Y̯arendl était un mot archaïque pour désigner un marin (PE 12, p. 105). Ce nom n’étant pas utilisé en-dehors du Qenya Lexicon, il est difficile de savoir si c’est le nom d’Earendel qui a été déformé sous l’influence d’un nom commun préexistant ou si une forme dialectale du nom de ce héros en est venue à désigner tout marin par métonymie. Quant au nom Earendel lui-même, il n’est accompagné d’aucune glose précise, pas plus que ses variantes Earendl et Earendil. En revanche, il est associé à plusieurs reprises au q. earen, earend- « (jeune) aigle » ou « aire d’aigle » (PE 12, p. 25, 34–35 ; PE 15, p. 22–23 ; cf. PE 11, p. 51 ; PE 13, p. 99, 104 ; PE 15, p. 7 ; PE 16, p. 100, 104). La forme de ce radical pointe vers un second élément -el, qui se retrouve vraisemblablement dans le q. veniel « marin », dérivé de vene « petit bateau, vaisseau, plat » < VENE- « former, découper, creuser » (PE 12, p. 100). Il pourrait correspondre à l’adverbe q. el-, er- « un » (PE 11, p. 32). Dans le récit des Contes perdus, l’association entre les habitants de Gondolin et les grands Aigles n’est pas aussi étroite qu’elle le devient dans les versions ultérieures de l’histoire, mais elle est déjà suffisamment présente pour justifier que Tuor et Idril ait donné à leur fils un nom en l’honneur du peuple de Thorndor. En revanche, il est clair qu’à ce stade le nom Earendel ne nous apprendra rien de plus sur les suffixes qui nous intéressent (il en va de même pour les versions de ce nom en gnomique, en noldorin et en sindarin, qui sont cependant présentées dans l’Appendice 1).

A Step Backward: Ælfwine and Eadwine

Chose étonnante pour des éléments qui tiennent une place aussi importante dans la nomenclature tolkienienne du Seigneur des Anneaux et des récits ultérieurs, ce n’est apparemment qu’avec « Les Étymologies », qu’on voit apparaître le premier d’entre eux, sous la forme transitoire « [q.] -el = [v. angl.] wine ami », associé aux noms Aláriel « Eadwine » et Elériel4) « Ælfwine ». Ce suffixe provient de l’entrée ÑEL- « amitié » (ultérieurement supprimée), qui comporte aussi les dérivés q. heldo, helde et helmo « ami »5), helme « amitié », helda « amical, ayant de l’amour (pour) » et le nold. elf « ami » (VT 46, p. 3). Il y est précisé que le suffixe -el devient souvent -ield dans les patronymes féminins. Cette entrée fait aussi référence à la racine MEL- « aimer (comme ami) », doté d’un grand nombre de dérivés, parmi lesquels relevons les q. mel- « #aimer », melda « aimé, cher », melme « amour », melindo « amant », melisse « amante » et málo « ami », ainsi que les nold. mell « cher », meleth « amour », mîl « amour, affection », melethron ou melethril « amant »6) et enfin mellon « ami », doté des masc. meldir et fém. meldis (LRW, p. 372 ; VT 45, p. 34 ; voir aussi l’Appendice 2 : « Les autres racines elfiques désignant l’amitié et le service »). Bien qu’Earendel ne soit pas nommé à l’entrée ÑEL-, il semble logique de supposer que Tolkien ait souhaité changer la signification de ce nom pour lui donner la signification « ami de la mer » qu’il gardera par la suite. En effet, à l’entrée AYAR-, AIR-, le nom q. ear, earen renvoie désormais à la mer, au même titre que les variantes aire, airen (LRW, p. 349). Une deuxième entrée- des « Étymologies » a manifestement été envisagée comme remplacement de ÑEL-, mais a été elle aussi rejetée. Elle est ainsi formulée : « YEL- “ami” : q. yelda “amical, cher comme un ami” ; yelme ; fém. ; -iel dans les noms = [v. angl.] -wine (à distinguer du nold. -iel dérivé de selda » (LRW, p. 400). Sa brièveté trahit sans doute le fait qu’elle ne satisfaisait pas Tolkien, malgré la tentative qu’elle esquisse de distinguer la signification des suffixes -iel en quenya et en noldorin7).

Il est possible que cette insatisfaction ait été liée aux noms Aláriel et Elériel, lesquels restaient compatibles avec l’entrée précédente. En effet, le nouveau suffixe -ser « ami » qui figure à l’entrée SER- ou THER- « aimer, affectionner (pour l’appréciation, l’amitié) » est illustré par le nom Elesser ou Eleðser « Ælfwine »8). Cette racine, qui n’est d’ailleurs pas biffée, comporte aussi les dérivés q. sermo, seron « ami », serme « amie » et le nold. ther, non traduit (LRW, p. 385 ; VT 46, p. 13), mais aucun de ceux-ci n’est réutilisé ailleurs9). Une deuxième entrée SON- « seulement utilisée pour des personnes = aimer, se lier d’amitié, chérir », quant à elle explicitement rejetée, renvoie à SER- et liste les q. sonda « cher, friand » et sondo « ami », ainsi que le nold. thond, -thon « ami », associé aux noms Manathon et Elethon « Ælfwine » (VT 46, p. 15). Bien qu’il ne soit pas glosé, Manathon est clairement une traduction d’Eadwine, nom qui figurait déjà à l’entrée ÑEL- et signifie « ami de la destinée » en vieil anglais. Une autre entrée fournit en effet le nold. manað < MANAD- « destin, fin dernière, destinée, fortune (habituellement = bonheur final) » (LRW, p. 371). En fait, la paire de nom Eadwine et Ælfwine renvoie manifestement au roman inachevé « La Route perdue », écrit en 1936–1937 et donc étroitement contemporain des « Étymologies ». À travers ces différents essais, Tolkien cherchait clairement à trouver des noms satisfaisants aux ancêtres númenóriens des protagonistes principaux de ce récit, Oswin et Alboin Errol10). Dans une lettre datée de 1955, Tolkien écrira plus tard : « Pour moi, un nom vient en premier et l’histoire suit » (L, no 165). Rien ne saurait mieux illustrer cela que cette suite de noms abandonnés les uns après les autres, avant même que Tolkien n’entame la rédaction des chapitres númenóriens de son roman inachevé. En effet, la première version de « La Chute de Númenor », texte étroitement associé à « La Route perdue », donne au chef des Fidèles le nom d’Agaldor, qui est ensuite changé en Amroth. La version suivante de ce récit modifie le nom d’Amroth en Elendil (LRW, p. 12, 18, 28–29). L’ensemble des noms intermédiaires des « Étymologies » doit donc avoir été élaboré et abandonné dans l’intervalle11).

Navire d’Eärendil (© Ted Nasmith)

C’est finalement dans l’entrée NIL-, NDIL- (DIL-) « ami », écrite en remplacement des précédentes, qu’apparaissent enfin les noms Herendil et Elendil qui figurent dans « La Route perdue », toujours accompagnés de leurs équivalents vieil-anglais Eadwine et Ælfwine. Curieusement, c’est l’entrée ÑEL- qui semble avoir servi de modèle à celle pour NIL‑, car on y retrouve une liste similaire, à tel point qu’un certain nombre de terminaisons (mais non celles qui nous intéressent) sont identiques : q. nildo et nilmo « ami » (sans précision de sexe, mais sans doute masculin), nilde « amie », nilme « amitié », nilda « amical, aimant (envers) ». Aucun dérivé noldorin n’est cité, mais le suffixe est cette fois doté de deux formes courtes, -nil et -dil, ainsi que de deux longues, -nildo et -dildo, collectivement glosées « vieil anglais wine » (LRW, p. 378 ; VT 46, p. 4).

Notre deuxième suffixe fait lui aussi son apparition dans « Les Étymologies », mais de manière beaucoup plus tardive. Des notes marginales au niveau de l’entrée NDŪ- « descendre, couler, se coucher (du Soleil, etc.) » introduisent la base NDUR, NUR « se prosterner, se courber (bas), obéir, servir », dotée des seuls dérivés nûro « serviteur » et -dûr, non traduit, mais renvoyant à Isildur (LRW, p. 376 ; VT 45, p. 38). Or ce personnage ne fait son apparition qu’au cours de la rédaction du Seigneur des Anneaux, dans les brouillons duquel il est d’abord nommé Ithildor, puis Isildor, tandis que son père reçoit temporairement le nom d’Orendil ou de Valandil12). Isildur reçoit son nom définitif au cours d’une des nombreuses révisions des premiers chapitres du roman. Par conséquent, cette entrée date au plus tôt d’octobre 1938, soit bien après l’abandon de « La Route perdue » (RS, p. 169, 174–175 n. 25, 192, 197 n. 3, 260–261, 270–271 n. 26, 27 & 29, 320, cf. p. 309). On peut aussi constater qu’à ce stade, le parallélisme entre les deux bases qui nous intéressent est très limité, car la base NIL-, inventée en premier, est de loin la plus développée des deux. Elle possède de plus une valeur propre, car elle ne renvoie à aucune racine plus fondamentale, là où NDUR est manifestement une spécification de la racine NDŪ-, qui traite de phénomènes physiques.

The names he chose were Ǽlfwine Earendel

Le récit des « Archives du Notion Club », rédigé lors d’une pause dans l’écriture du Seigneur des Anneaux, n’amène guère d’élément nouveau, à l’exception d’une légère révision de la signification du radical ndil, désormais traduit « amour, dévotion » par l’un des protagonistes (SD, p. 241, 305). En revanche, les essais postérieurs à la rédaction des Appendices du magnum opus de Tolkien montrent que ce dernier vient progressivement à considérer ces deux suffixes comme une paire, sans doute en lien avec l’usage récurrent qu’il en avait fait au sein des mêmes lignées royales d’origine númenórienne. Ainsi le texte « Common Eldarin: Noun Structure » distingue -ndūr « assister, soigner »13) de -ndīl, ndīli > q. níle « attention spéciale ou amour pour », pour lequel Tolkien précise qu’il s’agit d’« un mot impliquant “la dévotion” : l’intérêt spécial qu’on peut ressentir envers toute chose autre que soi pour elle-même, l’amour désintéressé ». Celui-ci est illustré par les noms Elendīl « “Amant des étoiles” (ou interprété “Ami des Elfes” par les Numenoriens) » et *Gala(da)ndil > q. Aldanil ou Alandil, sind. Gelennil ou Gleðennil « Amant des Arbres » (PE 21, p. 83, 86). Sachant l’amour que Tolkien voue aux arbres, l’exemple choisi est loin d’être anodin, d’autant qu’aucun personnage du Légendaire n’est nommé ainsi. Remarquons aussi qu’à ce stade, Tolkien ne voit pas d’inconvénient à ce qu’un Homme ou un Elfe puisse être nommé Anardil, en vertu du sentiment que pouvait inspirer cet astre « unique (et impossible à posséder) », que les Elfes considèrent comme une « œuvre d’art » créée par les Valar (PE 21, p. 86).

In this matter the Elven-tongues make distinctions

Dans une longue note à un essai écrit vers 1959, Tolkien met à nouveau en rapport les deux suffixes qui nous intéressent. Ce texte existe sous deux formes, dont la première est intitulée « Échelles temporelles », tandis que la seconde, simple révision de la première avec quelques ajouts, porte le titre « Du Temps en Arda ». Malheureusement, cette nouvelle version est incomplète et s’arrête avant de discuter la racine √ndur (NM, p. 16, 20). Tolkien y aborde la notion de « conjoint désiré » chez les Elfes, une expression équivalente à « tomber amoureux » chez les Hommes, ce qui le pousse à clarifier les termes elfiques associés aux notions d’amour et d’amitié. Il commence par signaler que le terme elfique désignant l’amour correspond plutôt à la notion humaine d’amitié (voire de simple « estime » d’après la version révisée du texte), bien qu’il s’agisse d’un sentiment plus fort, plus intense et plus durable chez les Elfes. Tolkien semble considérer qu’il s’agit d’un sentiment qui ne requiert pas forcément une réciprocité de même ordre14) et s’exprime indépendamment du sexe des personnes concernées :

Il s’agissait principalement d’un mouvement ou d’une inclinaison de la fëa et pouvait par conséquent advenir entre personnes du même sexe ou de sexes différents. Il n’incluait pas de désir sexuel ou procréatif, quoique naturellement chez les Incarnés la différence de sexe altérait cette émotion, puisque les Eldar considèrent que le « sexe » relève aussi de la fëa et pas uniquement du hröa, et par conséquent n’est pas entièrement inclus dans la procréation15).

Ce sentiment est représenté par la racine √mel, qui donne en quenya emel ou melmë, ainsi que les dérivés melotorni « frères d’amour » et meletheldi « sœurs d’amour ». Tolkien ajoute que le « désir sexuel (pour le mariage et la procréation) » était lui représenté par la racine √yer, en quenya yermë (NM, p. 16, 20), mais que pour les Elfes non corrompus il n’advenait jamais sans l’autre forme d’amour que représente √mel, ni en l’absence de désir d’enfants :

Cet élément était donc rarement employé, sauf pour décrire les occasions de sa dominance dans le processus de courtise et de mariage. Les sentiments des amants désirant le mariage et des époux étaient habituellement décriés par √mel. Cet « amour » demeurait bien sûr permanent après la satisfaction de √yer durant le « Temps des Enfants », mais était renforcé par cette satisfaction et par sa mémoire pour former une union (de sentiment, non pas ici par la « loi ») normalement indestructible16).

Ce n’est qu’après ce préambule que Tolkien aborde la question qui nous préoccupe et qu’il distingue des précédents en signalant (dans la première version seulement) qu’il « ne concernaient normalement pas des individus ou des personnes, et n’avaient aucun lien avec le sexe (que ce soit pour la fëa ou le hröa) »17). Il y compare √ndil à l’élément -phile ou phil(o)- dans nos langues, à l’instar d’Anglophile, bibliophile, philosophie ou philologie et considère qu’il s’agit donc d’un « sentiment de préoccupation particulière, de soin ou d’intérêt » qui peut aussi bien concerner « les choses (comme les métaux), les créatures inférieures (comme les oiseaux ou les arbres), ou les processus de pensée et d’enquête (comme l’histoire), ou les arts (comme la poésie), ou les groupes de gens (comme les Elfes ou les Nains) »18). La seconde version du texte précise qu’on pourrait ainsi en faire un équivalent des arts et des sciences des Hommes, mais là encore avec une intensité et une affection supérieure, ce que Tolkien illustre par l’exemple ornendil « un amant des arbres ». Sont également cités les exemples Valandil « Oswine, amant des Valar » et Elendil (< eledndil) « Ælfwine, amant des Elfes », auxquels la première version ajoute Elen‑dil « [amant] des Étoiles » et Eärendil « amant de la Mer »19). Cette description se conclut ainsi :

ndil (nilmë) peut être appelé « amour », parce que si sa source principale était une préoccupation pour des choses différentes de soi en tant que telles, elle incluait une satisfaction personnelle dans la mesure où cette inclinaison faisait partie du caractère inhérent de l’« amant » et que l’étude ou le service des choses aimées étaient nécessaires à son accomplissement20).

Par contraste, √ndur correspond, au moins originellement à un sentiment de nature moins personnel, « à la fidélité et à la dévotion dans le service, produites par les circonstances plutôt que de manière inhérente au caractère »21). Cependant, chez les Eldar, ce sentiment s’accompagne normalement d’un intérêt personnel qui pouvait correspondre à √ndil, voire à √mel, ce qui explique l’obscurcissement entre NDIL et NDUR, en particulier dans les noms propres ultérieurement adoptés par les Hommes (ou même par les Elfes, précise le texte, bien que nous ne disposions d’aucun exemple de ce type). Au sens strict, la différence pouvait équivaloir à celle qui distingue l’« amateur » du « professionnel », si l’on en écarte la notion de rémunération. Tolkien l’illustre de la sorte :

Ainsi un ornendil était une personne qui « aimait » les arbres et qui (sans doute en plus de les étudier pour les « comprendre ») ressentait un transport particulier pour eux, mais un ornendur était un gardien d’arbres, un forestier, un « homme des bois », une personne concernée par les arbres « professionnellement », pourrait-on dire22).

Cette conception d’ensemble est reprise dans plusieurs notes de l’essai « Quendi and Eldar », daté de 1959–1960, bien que seul le suffixe -(n)dil y soit détaillé. Tolkien y indique que le surnom le plus fréquent des Lindar est Nendili « Amants de l’eau » en raison de leur amour des rivières, des lacs et de la Grande Mer (WJ, p. 382, 411 n.d.a. 14). Dans ce texte, Tolkien révise l’étymologie d’Elendil, qui signifie désormais au sens propre « un amant ou étudiant des étoiles » et désigne « ceux qui se dévouent au savoir astronomique ». Il ajoute qu’une confusion sur la racine EL a cependant conduit les Edain à lui attribuer la signification « Ami des Elfes », ce qui correspondrait plutôt à Quen(den)dil ou Eldandil. Ces noms impliquent « une préoccupation profonde pour tout le savoir relatif aux Elfes, sans exclure l’affection et les loyautés personnelles » (WJ, p. 410 n.d.a. 10, 412 n.d.a. 19). Il n’en va pas de même pour l’élément mel, pur sentiment d’affection, ce qui explique pourquoi le terme d’Amis-des-elfes correspond au q. Eldameldor < q. meldor « amants, amis »23). Ce nom signifie au sens propre « Amants des Elfes », ce qui reprend manifestement l’équivalence amour-amitié pour la racine MEL que détaillait le texte précédent24).

Q Elendil “Ælfwine; Elf-friend”

Les notes que Tolkien prend dans les années 1960, alors qu’il cherche à compiler un appendice linguistique au Seigneur des Anneaux, amènent deux changements supplémentaires à cette conception. D’une part, les difficultés phonologiques engendrées par certains des noms des Appendices conduisent Tolkien à modifier l’orthographe de nos deux bases pour leur donner les formes N(D)IL et DUR. Compte tenu des influences croisées déjà admises entre celles-ci, cela lui permet de justifier l’existence des suffixes variés -nil/ndil/dil et -nur/ndur/dur. D’autre part, la signification de NIL semble désormais requérir une forme de réciprocité, puisqu’elle signifie « aimer comme un ami ou un égal ». Parallèlement, DUR est désormais défini de la manière dont √ndil l’était dans les textes précédents : « montrer un intérêt spécial envers des choses comme les arbres, l’astronomie, les gemmes, la médecine, la mer, &c. » (PE 17, p. 152, cf. p. 151, 168). Le changement de forme et de signification de cette racine doit vraisemblablement être interprété comme une volonté d’éviter désormais tout lien avec la racine NDŪ̆25) tout en accentuant la différence originelle entre N(D)IL et DUR. Pour autant, Tolkien ne manque pas d’ajouter que « la distinction n’est pas toujours faite (en particulier par des hommes comme les Númenoriens) » (ibid.). Il précise d’ailleurs que l’usage elfique veut qu’on réserve N(D)IL aux personnes, alors que DUR s’appliquait plutôt aux autres objets :

Ainsi d’après les Maîtres-du-savoir elfiques sont corrects Elendil (s’il désigne les Elfes, non les étoiles), Valandil, et Amandil [puisque la Terre Bénie peut être considérée = Manwë, ou tous les Valar]. Est admissible aussi Eärendil, s’il se réfère réellement au “Seigneur des Eaux”, l’un des principaux Valar et un ami immuable des Elfes et des Hommes. Cependant Meneldil et Anardil sont “humains” puisque menel = “le firmament” pas “les Cieux”, et anar le Soleil physique26).

Tolkien ajoute d’ailleurs que cet usage « incorrect » se développe à partir du nom Eärendil ou Eärnil, où le suffixe -ndil ou -nil fut appliqué pour la première fois à autre chose que des personnes, alors qu’une forme plus correcte aurait été Earendur ou Earnur. Avec cette explication, Tolkien concilie à la fois l’histoire interne et externe de ses langues : d’un côté, il est parfaitement exact que Tolkien avait imaginé le personnage d’Earendel/Eärendil bien avant le suffixe permettant d’interpréter son nom, de l’autre, le fait que le père d’Eärendil ait été un Homme doté d’un lien personnel très profond avec Ulmo, le Vala des Eaux, justifie doublement la forme de ce nom à l’intérieur de la fiction. De fait, l’invention tardive du suffixe -(n)dil a laissé à Tolkien une latitude d’interprétation intéressante, car il n’en avait jusqu’alors doté aucun de ses Elfes. Toutefois, la solution retenue requérait de démontrer l’utilisation de ce suffixe par les Elfes eux-mêmes. Tolkien remédie de manière astucieuse à cette faiblesse en forgeant vers cette période le q. Atandil, sind. Edennil « Ami des Hommes »27), conçu comme un surnom que les Elfes attribuent à Finrod Felagund en raison de son amitié pour les Edain (MR, p. 305–306, 349 ; VT 41, p. 14).

The only (but a major) exception is Earendil

La lettre à M. Rang, précédemment citée, est apparemment le dernier texte où les rapports entre les éléments -(n)dil et -(n)dur sont explorés en détail. Le premier semble revenir à une acception plus large, puisque la racine est à nouveau donnée sous la forme (N)DIL et traduite par « “aimer, être dévoué à” – décrivant l’attitude adoptée envers une personne, une chose, une action ou une occupation à laquelle on se dévoue pour elle-même ». Outre les exemples déjà cités, Tolkien mentionne encore Elendil « Ami-des-elfes »28), Mardil « dévoué à la Maison, c.-à-d. celle des Rois », Meneldil « astronome » et Valandil, non glosé. À la lumière des précédentes hésitations de Tolkien, il pourrait être significatif qu’il se soit abstenu de citer la racine dont dérive -(n)dur, ce qui ménage toutes les possibilités étymologiques. Il est d’ailleurs notable que ce suffixe semble ici s’appliquer sans restriction aucune aux êtres vivants et revienne à la signification « “servir”, comme on sert un maître légitime », qui évoque la conception associée à « Échelles temporelles ». Cette orientation se retrouve dans l’essai « The Shibboleth of Fëanor », écrit vers 1968, où le père de Nerdanel, la femme de Fëanor est dit être « un “Aulendil” >> “Aulendur” », ce que Tolkien glose par « “Serviteur d’Aulë” : c.-à-d. quelqu’un dévoué envers ce Vala. Cela s’appliquait particulièrement aux personnes ou familles des Noldor qui entrèrent réellement au service d’Aulë et qui en retour reçurent une instruction de lui »29). Dans ce texte, le père de Nerdanel est aussi déclaré avoir le surnom d’Urundil « amant du cuivre », ce qui évoque cette fois son amour désintéressé pour le travail de ce métal et son habitude de porter un bandeau de cuivre autour de la tête (PM, p. 365–366 n. 61). L’amour pour un métal donné fait d’ailleurs partie des possibilités envisagées par « Échelles temporelles », ce qui n’est sans doute pas un hasard.

Usage et signification

Comme souvent, la signification des deux suffixes qui nous occupe a évolué. L’introduction de l’équivalence entre -nil / -dil et le suffixe anglo-saxon -wine marque le premier tournant où l’importance de cet élément est reconnue. Elle permet en effet d’associer philologiquement autour de la notion d’amitié les personnages d’Éarendel et d’Ælfwine, qui sont justement les principaux deux points d’union entre les Elfes et les Hommes. Cela permet de donner corps au projet littéraire que Tolkien expose justement dans sa lettre à Waldman, qui consistait à « créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées » qu’il puisse dédier à son pays, l’Angleterre. Cette association est d’autant plus efficace qu’Éarendel et Ælfwine font partie de ces noms qui disposent d’équivalences dans d’autres langues germaniques, attestant de leur ancienneté, mais dont la signification initiale est désormais difficile à saisir30). Tolkien peut alors s’employer à combler les vides laissés par les mythes historiques pour rattacher ces noms à ses propres récits, qu’il finit par situer dans un passé préhistorique imaginaire et dont les différents « Amis-des-Elfes » deviennent les récipiendaires31). Ainsi des personnages appartenant à une même lignée, mais séparés par des centaines, voire des milliers d’années partagent-ils un lien supplémentaire au travers de noms dotés de la même signification. Ce lien linguistique devient un lien psychologique qui permet aux protagonistes modernes de « La Route perdue » et des « Papiers du Notion Club » de renouer en pensée avec les Elfes et de témoigner ensuite des événements auxquels ils ont assisté. Nous rejoignons dès lors la conception quelque peu mystique du langage et de la nomenclature que Tolkien expose dans son essai académique « L’Anglais et le Gallois » (MC, p. 162–197)32). Bien que Tolkien ait fini par abandonner « La Route perdue » et « Les Papiers du Notion Club » en cours de route, le personnage d’Ælfwine perdure comme auditeur dans certains récits tardifs, montrant que Tolkien n’avait pas abandonné l’idée du navigateur médiéval comme intermédiaire fictif pour ses récits du Silmarillion, bien qu’il n’ait jamais réécrit le récit qui aurait servi de cadre à l’arrivée d’un mortel à Tol Eressëa.

La cohérence de cette conception se trouve quelque peu bousculée par l’introduction ultérieure du suffixe -(n)dur, que Tolkien ne rapproche d’aucune terminaison comparable parmi les langues d’Europe. Sa ressemblance formelle avec -(n)dil et l’alternance des deux formes dans les généalogies des Númenóriens ont cependant conduit Tolkien à les considérer comme une paire, dont il était dès lors assez logique de définir chaque membre par opposition à l’autre33). Dans les notes associées à l’appendice linguistique inachevé du Seigneur des Anneaux, Tolkien envisage que -ndil s’applique normalement aux objets animés là où -ndur désigne l’amour et l’intérêt éprouvés pour les objets inanimés. Cette opposition très nette rappelle la distinction un temps opérée entre les bases SON- et SER-, THER- des « Étymologies », dotées de gloses similaires, mais dont la première était « seulement utilisée pour des personnes ». Elle correspond de plus à la notion grammaticale de genre animé ou inanimé des pronoms, que Tolkien développe progressivement en quenya. Elle ne semble pourtant pas avoir été retenue. Il se peut que Tolkien ait considéré que les Hommes, malgré leur connaissance imparfaite du quenya, n’étaient guère susceptibles de confondre régulièrement deux notions aussi bien délimitées. À ce titre, si Tolkien a fourni une explication historiquement acceptable pour des noms comme Eärendil, il ne semble pas avoir considéré le cas inverse, pourtant attesté dans le nom Valandur. Sans doute a-t-il pu considérer qu’il était improbable qu’un roi d’Arnor ait reçu le suffixe -ndur pour son intérêt scientifique envers les Valar en tant que classe divine plutôt qu’en raison de son amour et de sa dévotion pour eux. Un problème plus aigu a aussi dû se poser, car la formulation de cette opposition risquait de faire empiéter la base NIL sur le domaine sémantique de MEL. Dans cette conception, NIL est défini comme « aimer comme un ami ou un égal » (PE 17, p. 152), sans qu’il soit question de connaissance, ce qui est particulièrement proche de la notion de MEL « aimer », surtout si l’on considère son dérivé melnā > sind. mellon « ami » (ibid., p. 41). La vraisemblance de l’existence de deux bases distinctes pouvait dès lors être questionnée, ce qui a pu conduire à l’abandon de cette opposition.

Navire d’Eärendil (© Ted Nasmith)

L’autre axe de distinction est exprimé de manière particulièrement nette dans « Échelles temporelles », où Tolkien considère que -ndil désigne l’amour désintéressé et la quête de connaissance de l’« amateur », quand -ndur correspond aux actions entreprises par le « professionnel ». C’est aussi la conception tardivement exposée dans le brouillon de la lettre à M. Rang, où le premier suffixe correspond à une disposition intérieure là où le second représente plutôt une relation externe, liée au statut social ou à la profession. Dans les deux cas, Tolkien insiste sur le fait que le professionnel devrait idéalement être habité par un amour désintéressé envers son activité quotidienne, bien qu’il convienne implicitement que ce n’est pas toujours le cas. Sans doute cette opposition, beaucoup plus subtile, lui a-t-elle paru propre à susciter la confusion entre les deux suffixes chez les Hommes. De plus, cette solution a permis à Tolkien de résoudre de manière satisfaisante un point étonnant, lié au fait que la quasi-totalité des noms en -(n)dil et -(n)dur sont masculins, alors que ces suffixes ne sont nulle part considérés restreints à un seul sexe. Pris hors de tout contexte, les trois noms de métier Aulendur « serviteur d’Aulë » (PM, p. 365–366 n. 61), arandur « ministre, intendant » et eärendur « marin (professionnel) » (L, no 297) pourraient être considérés comme mixtes. Toutefois, l’histoire de la Terre du Milieu montre que ces fonctions sont en fait uniquement remplies par des hommes, ce qui permet d’accepter le fait que ce suffixe ait pu au moins un temps être associé au q. nûro « serviteur »34), dont la terminaison en -o est typiquement masculine35). Il n’est donc guère surprenant que tous les noms propres associés à cette terminaison soient également masculins.

Le cas de -(n)dil est un peu plus complexe, car ce terme est associé à des dérivés de différents genres dans « Les Étymologies » et au nom abstrait désignant un intérêt spécial, une dévotion ou un amour pour un objet déterminé, auquel « Common Eldarin: Noun Structure » donne la forme níle et « Du Temps en Arda » emel ou melmë36). Toutefois, l’ensemble des noms propres en -(n)dil est de genre masculin, à l’image du suffixe v. angl. -wine et il est probable qu’à l’époque de la rédaction des « Étymologies » Tolkien ait considéré que -nil et -dil soient de simples réductions des suffixes manifestement masculins -nildo et -dildo, dont la forme longue n’est jamais employée. Cette restriction n’étant guère justifiée, Tolkien forgea par la suite quelques noms collectifs incluant manifestement les deux sexes, notamment les q. Nendili « Amants de l’eau », un surnom attribué aux Teleri (WJ, p. 411) et Elendili « Amis des Elfes », un terme appliqué aux Fidèles de Númenor (PE 17, p. 18)37). En revanche, un autre nom collectif formé sur le même modèle semble explicitement masculin, puisqu’il s’agit de la fraternité des Uinendili, un surnom appliqué à la Guilde des Aventuriers, rassemblant les plus braves marins de Númenor (CLI, II/2). Dans ce contexte, la terminaison -(n)dilmë et sa variante -(n)dilyë. exclusivement attestées dans le nom féminin númenórien Vardilyë » Vardilmë (CLI, Introduction, II/2), semble être formée à partir du suffixe -(n)dil, plutôt que dérivée directement de la racine (N)DIL. Tolkien semble avoir implicitement résolu la difficulté en considérant que la forme -(n)dil, originellement neutre, vint par habitude à être considérée plutôt masculine, au moins parmi les Hommes, suscitant en compensation la création d’une nouvelle forme féminine (voir aussi l’Appendice 3 : « Les demoiselles de Yavanna »).

Amitié, amour, dévotion

Comment expliquer que Tolkien n’ait cessé de revenir sur ces deux notions et ait progressivement renforcé leur appariement ?

[contre-exemple moins exploré, malgré son potentiel sémantique]

[rôle de l’amitié chez Tolkien ; devoir d’état et devoir moral]

[amitié égale et inégale selon Aristote, Livres VIII & IX, p. 381–475, notamment p. 400, 405, 421]

Aristote, Éthique à Nicomaque, Jules Tricot (trad.), Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, 1997.

Les trois types d’amitié, « L’amitié est une égalité », nécessité d’une proportion entre le statut social des amis et l’amitié qu’ils se vouent (car l’utilité est plus grande pour le moins puissant), ce qui nécessite que le plus puissant soit d’autant plus vertueux (ce qui est rare), amitié impossible entre un dieu et un homme.

Opposition complète entre amitié et servitude : « il en est comme dans la relation d’un artisan avec son outil […] d’un maître avec son esclave [δοῦλος] : tous ces instruments sans doute peuvent être l’objet de soins de la part de ceux qui les emploient, mais il n’y a pas d’amitié ni de justice envers les choses inanimées. Mais il n’y en a pas non plus envers un cheval ou un bœuf, ni envers un esclave en tant qu’esclave. Dans ce dernier cas, les deux parties n’ont en effet rien en commun : l’esclave est un outil animé, et l’outil un esclave inanimé. En tant donc qu’il est esclave on ne peut pas avoir d’amitié pour lui, mais seulement en tant qu’il est homme… » (p. 416–417)

[mise en parallèle des deux concepts : pas de raison étymologique]

δοῦλος étymologie incertaine, apparenté au mycénien do-e-ro38), signification « esclave »

φίλους < nom. sing. φίλος « ce qui est aimé ou important ; aimant, amical » étymologie incertaine aussi39)

[quelle source d’inspiration ?]

Jean, 15:12–14 : Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande.

Jacques 2, 23 : Abraham crut à Dieu […] et il fut appelé ami de Dieu.

Au final, c'est même à une quadripartition de la notion d'amour que procède Tolkien (par ordre croissant d'intimité : NDUR-, NDIL-, MEL-, YER-). On ne retrouve certes pas de parallèle de cet ordre en français ou en anglais, pas plus - à ma connaissance - qu'en latin. Hormis le finnois, que je n'ai pas encore interrogé, reste donc surtout le grec, qui distingue finement l'ἀγάπη, la φιλία, la στοργή et l'ἔρως. Les nuances ne sont pas exactement les mêmes, mais j'ai bien l'impression qu'il convient de chercher chez Platon et Aristote si l'on veut le fin mot de l'affaire sur le plan linguistique et philosophique. (Mon intuition de relire l'Éthique à Nicomaque était donc plutôt bien fondée.)

Reste cependant deux points qui ne seront pas résolus par ce biais : le fait que NDUR- renvoie, même dans les conceptions les plus tardives, au service professionnel (ce qui, pour autant que je sache, n'est le cas d'aucun des termes grecs cités ici), et que seuls NDUR- et NDIL- fonctionnent comme suffixes (Eldameldo ressemblant décidément plutôt à un mot composé ad hoc). Sans doute MEL- et YER- sont-ils trop intimes pour former des suffixes, surtout pour des noms propres. Cela justifie sans doute que Tolkien traite NDUR- et NDIL- comme une dichotomie dans sa lettre à M. Rang. Le parallèle fait avec Sam prend alors une profondeur spéciale, puisqu'il renvoie à l'ensemble du SdA, où Sam passe de la qualité de serviteur dévoué à son maître à celui d'ami et de confident, et finalement d'héritier.

Peut-être est-ce pousser un peu loin l'exercice que d'y voir un lien avec la citation évangélique mise en exergue de cet article ? Je constate cependant qu'au début du roman, Sam se sert de la proximité avec Frodo que lui permet son métier afin d'épier ce dernier pour le compte de Merry et Pippin, mais sans connaître les tenants et les aboutissants de l'affaire, alors qu'à la fin, c'est à lui qu'incombe la tâche d'écrire la conclusion du Livre Rouge et de le transmettre à ses propres héritiers…

Appendices

Les noms d’Eärendil en gnomique, en noldorin et en sindarin

Le nom d’Eärendil est un magnifique exemple de la façon dont le goût phonesthétique de Tolkien se manifeste. Il montre avec acuité la façon dont Tolkien préférait souvent remettre en cause et retravailler sans cesse l’étymologie d’éléments aussi innocents en apparence que les suffixes des noms propres plutôt que de changer un nom qui lui plaisait. Par voie de conséquence, il semble s’être heurté à des difficultés pour définir la forme que pouvait prendre ce nom en « elfique commun », la langue initialement nommée goldogrin, puis noldorin dans les années 1930–1940 et enfin sindarin à partir des Appendices du Seigneur des Anneaux. Comme en qenya, la première conception de ce nom s’appuie sur l’association entre le premier élément de ce nom et les aigles : gn. Ioringli < ior « aigle » (PE 11, p. 51, cf. p. 17, 46 ; PE 15, p. 7). Le « Gnomish Lexicon » mentionne aussi les formes Iarendel et Iorendel, qui mélangent gnomique et qenya (PE 11, p. 51). La terminaison -gli est de signification incertaine, quoiqu’il pourrait s’agir d’un diminutif, comme en témoignent les exemples gn. igli « petit du poisson, petite friture » < ing « poisson » (PE 11, p. 51) mugli « veau » < « bœuf » ou mûs « vache » (PE 11, p. 58) ou rogli « petit chalumeau (en particulier pour la musique) » < rod « tube, tige » (PE 11, p. 65). Elle semble en tout cas dépourvu de lien avec la notion d’amitié.

Après que l’étymologie du nom ear, earen a été révisée pour signifier « mer », on observe une nouvelle tentative de traduire le nom d’Eärendil dans un « Tableau de notation vocalique en noldorin exilique » datant d’environ 1940. Au sein d’une série d’exemples en noldorin, figurent successivement Earendel et aearendel (PE 22, p. 41). Par comparaison avec les autres noms qui y figurent, il semblerait que le second puisse être en noldorin exilique archaïque, tandis que le premier serait alors une forme noldorine tardive. Ce serait la seule suggestion qui tendrait à faire de la forme Earendel un nom noldorin, mais peut-être n’est-ce pas un hasard si « Les Étymologies » s’abstiennent précisément de clarifier l’étymologie de ce nom et de citer la forme Eärendil. En effet, l’équivalence entre le q. Eärendil et le nold. Earendel poserait de sérieux problèmes phonologiques, à moins de supposer que le second serait une simple adaptation phonétique du premier. Les notes de Tolkien pour l’appendice linguistique inachevé du Seigneur des Anneaux adoptent en revanche une véritable approche de traduction, puisqu’elles citent le nom Gaerennil, et son alternative Gaerdilon dans un premier brouillon (PE 17, p. 17). Ces formes ne sont pas glosées, mais doivent être deux traductions sindarines possibles d’Eärendil. En effet, le texte définitif propose l’équation correspondante « [sind.] Gaerdil, ~dilion = q. Eärendil », ainsi que l’équivalence entre le sind. gaear « Mer ; part[iculièrement] la Grande Mer (de l’Ouest) » et le q. aire, ëar (PE 17, p. 27).

Cependant, cette tentative semble n’avoir pas été satisfaisante pour Tolkien, le poussant à élaborer une solution radicale dans « The Shibboleth of Fëanor ». Selon ce texte, le nom d’Eärendil ne fit jamais l’objet d’une traduction en sindarin, mais était occasionnellement glosé Seron Aearon « Amant de la mer »40). Et pour éviter toute ambiguïté, Tolkien précise en note : « Les formes affectées par le sindarin dans les manuscrits, comme Aerendil, Aerennel, etc. étaient occasionnelles et accidentelles » (PM, p. 348, 364 n. 52). En cas d’incertitude persistante, quoi de mieux qu’affirmer l’inexistence de la forme problématique et que se prémunir contre toute velléité de contradiction en l’imputant à l’inconstance de scribes fictifs ?

Les autres racines elfiques désignant l’amitié et le service

Bien qu’ils forment une paire, les suffixes -ndil et -ndur ne peuvent manifestement être isolés des termes elfiques exprimant des notions voisines41). Il existe évidemment d’autres racines qui servent à exprimer les notions d’amour, d’amitié, d’intérêt, de désir ou de service. Le cadre de la présente étude ne permet pas d’en faire un recensement exhaustif, mais nous tâcherons ici de présenter celles qui sont le plus étroitement attachées aux deux suffixes qui nous préoccupent. De fait, la majorité des éléments en question ne semble pas en lien avec eux, soit qu’il s’agisse de conceptions alternatives ultérieurement écartées, soit que les termes concernés dérivent par glissement sémantique d’une racine dont le sens premier est trop lointain pour nous retenir. Dans cet ordre d’idées, on pourrait citer pour l’amitié quatre dérivés du radical gṛþ-, le q. karda- « admirer, avoir de l’affection ou du respect pour », ainsi que les gn. garth « aimé », gartha- « admirer, avoir de l’affection ou du respect pour » et grith « soin, attention, affection » (PE 11, p. 37–38, 42), deux de la racine *mab, mam « quelque chose d’agréable », les gold. mav- « aimer » et mavros « désir, languir ardent » (PE 11, p. 57), un de la racine SṆTṆ « estimer », le q. santa « cher, aimé » (PE 12, p. 85), un de la racine WED- « attacher », le nold. gwend « attache, amitié » (LRW, p. 397–398), sans oublier le verbe q. tyaz- « aimer, apprécier » (PE 22, p. 119–120), vraisemblablement dérivé d’une racine #TYAS en lien avec le choix (cf. TYASA « goûter, essayer, choisir, tester, sélectionner » > q. tyastava- « goûter (à) », tyasa- « tester, essayer, prendre, choisir », tyasta- « mettre à l’épreuve » ; PE 12, p. 49). Pour le service, on pourrait relever quatre dérivés de la racine BEW- « suivre, servir », les tel. būa- « servir » et būro « vassal », ainsi que les nold. buio « servir, être en allégeance à » < *beuyā́- et bior, beor « suivant, vassal » < *beu̯rō (LRW, p. 352–353 ; VT 45, p. 7), deux du terme primitif *norokā́ « esclave, captif, serviteur », les q. norka et gold. drog, de même sens (PE 11, p. 31) ou trois de la racine VṚT͡YṚ « servir », les q. virt, virty- ou vartyo « serviteur, esclave », #virti- « servir » et vartyane « service » (PE 12, p. 102).

Plus comparables déjà à nos deux suffixes, certains éléments appartenant à ces champs sémantiques semblent susceptibles d’être employés comme élément final d’un nom propre. Ainsi le nom q. Eldairon, utilisé à une occasion pour désigner le personnage d’Ælfwine dans les Contes perdus (LT2, p. 313), semble contenir un suffixe signifiant « ami », lequel reste malheureusement obscur. Son équivalent gold. Lúthien, glosé « Ami » ou « Vagabond » (LT2, p. 301–302, 304), est encore moins analysable et l’oscillation entre les deux significations montre que Tolkien lui-même n’avait pas dû déterminer son étymologie. La racine THĀ/ATHA « être utile, avoir envie d’assister (tout travail, etc.), agréer, consentir » est déjà plus intéressante. Elle donne notamment les q. aþumo « ami en cas de besoin, ami avec des intérêts partagés, collègue » et aþea « bénéfique », ainsi que les tel. aþa- « prendre parti pour, s’allier à, assister, servir » et aþaro « allié, assistant ou satellite », quoique l’étymologie de certains mots soit obscurcie en raison de la proximité d’une autre racine relative à la médecine (PE 22, p. 165–166). Surtout, c’est de cette base que dérive une interprétation temporaire du nom de l’Elfe Denethor < *Ndanithārō « Sauveur des Dani » (LRW, p. 175, 188, 353), avant que Tolkien ne révise entièrement ce nom en le faisant dériver des nand. *dene « mince et fort, souple, agile » et thara « grand (ou long) et svelte » (WJ, p. 412). Elle pourrait en outre être à l’origine de l’élément q. #-(s)támo « aide [agent] » dans le nom Rómestámo « Aide-de-l’Est », attribué à l’un des deux Ithryn Luin dans un texte tardif (PM, p. 385), à condition d’admettre pour ce nom une évolution phonologique irrégulière42). Elle relève en tout cas du domaine sémantique de l’aide en tant que consentement à l’autre et volonté de se joindre à lui.

Denethor (© Anke Eissmann)

Restent donc principalement les deux racines que Tolkien a explicitement mises en lien avec -ndil et -ndur, qui sont données sous les formes √mel et √yer dans l’essai « Échelles temporelles ». La première de celle-ci constitue l’un des éléments les plus stables des langues elfiques inventées par Tolkien. Attestée sous la forme MELE- « aimer » dans le Qenya Lexicon, elle est dotée de dérivés comme les q. mel- « aimer », meles(se) « amour », melen· ou melina « cher, aimé » (PE 12, p. 60), ainsi que les gn. mel· « aimer », meleth « amour », melethron ou melethril « amant » et melon ou meltha « cher, aimé »43) (PE 11, p. 57). Les nombreuses formes attestées dans « Les Étymologies » ont été citées plus haut. Cette famille de termes s’observe aussi dans divers textes tardifs, où l’on trouve mention de la racine MEL- « aimer » (PE 17, p. 41, cf. p. 165 ; PE 18, p. 96, cf. p. 46) et de dérivés comme les q. #mel- « aimer » < *melā (PE 22, p. 130, 134 ; VT 49, p. 15, 21), málo « ami, camarade » (PE 18, p. 96, cf. p. 46), meldo ou #meldë « ami, amant »44) (WJ, p. 412 ; VT 49, p. 40), méla « aimant, affectionné » (VT 39, p. 13), melima « aimant, très affectionné » (PE 22, p. 156) et melda « cher, aimé » < *mel-nā (PE 17, p. 41, 56–57, 109), le tel. māla « aimant, affectionné » (VT 39, p. 13), ainsi que les sind. mellon « ami » (SdA, II/4 ; Lettres, no 347 ; PE 17, p. 41 ; VT 44, p. 26) et mell « cher, aimé » (PE 17, p. 41). Il s’agit manifestement d’un élément désignant la pure action d’aimer, l’affection éprouvée pour autrui sans mélange.

Enfin viennent les éléments servant à exprimer la notion de désir, attestés sous différentes formes alternatives ou complémentaires, dont les plus anciennes semblent remonter au Gnomish Lexicon, à l’instar des gn. îr- ou ir- « avoir envie ; vouloir, avoir l’intention », irthod « intention, décision, vouloir », irm « un souhait, décision, résolution » et irn « désiré, souhaité » (PE 11, p. 51–52, cf. p. 46). Ces termes pointent collectivement vers une racine #IRI « souhaiter, vouloir », d’où pourrait également dériver le q. irya et le gn. erth, erdh- « souhait » (PE 13, p. 116). Cette base est attestée sous la forme ĪR- « désirable, magnifique » dans « Les Étymologies » (VT 45, p. 18), mais aucun dérivé n’y est listé. Il est probable en effet que Tolkien l’ait désormais considérée comme une forme alternative de la racine ID-, à laquelle sont rattachés les q. íre « désir, envie » < īdē, írima « aimable, désirable », indo « cœur, humeur », ainsi que plusieurs termes noldorins liés à la pensée et à la réflexion (LRW, p. 361 ; VT 45, p. 17)45). En parallèle, Tolkien introduit deux nouvelles racines sémantiquement proches, YES- « désir(er) », dotée des dérivés q. yesta- « désirer » et nold. iest « souhait » (LRW, p. 400 ; VT 46, p. 23) et YER- « ressentir un désir sexuel », à laquelle sont rattachés les q. yére et nold. îr, vraisemblablement de même sens (VT 46, p. 23)46). La racine IR- « désirer, se languir de » et sa variante ID- réapparaissent dans des notes associées à l’appendice linguistique inachevé du Seigneur des Anneaux, accompagnées des dérivés q. írima « désirable, aimable (surtout appliqué à des personnes, en particulier des femmes) » et sind. írui, de même sens (PE 17, p. 112, 155, cf. p. 165). Le nom du Vala Irmo, diversement glosé « Désir (de ce qui pourrait ou devrait être) ; Désireux ; Maître du Désir » (MR, p. 150 ; PE 17, p. 48 ; PE 21, p. 85), doit lui aussi être dérivé de l’une ou l’autre de ces formes. Quelles que soit les relations étymologiques entre ces quatre bases, il est manifeste qu’elles expriment des notions proches et ne peuvent se rapporter à l’amour qu’au titre d’un besoin ou d’une envie. Cela justifie pleinement que les termes de quenya renvoyant à l’amour physique soient dérivés de YER-.

Les demoiselles de Yavanna

Le court essai « Of Lembas », que Christopher Tolkien estime être daté entre 1951 et 1959, mentionne le terme Yavannildi (sind. Ivonwin), glosé « demoiselles de Yavanna » (PM, p. 403–404, cf. p. 405 n. 3). S’il est permis de s’interroger sur la signification exacte du nom quenya47), son équivalent sindarin est manifestement un mot composé des sind. #Ivon(n) « Yavanna » et du pluriel de gwen(d) (PE 17, p. 191), dont la forme lénifiée -wen est attestée dans de nombreux noms propres, comme Morwen, Eledhwen, Arwen, etc. Nous noterons que le nold. Ivann « Donneur ou donneuse de fruit » < YAB- « fruit » est indiqué être l’équivalent du q. Yavanna dans « Les Étymologies » (LRW, p. 399). Le terme sindarin confirme donc la glose fournie par Tolkien, ce qui permet de supposer qu’elle s’applique également au terme quenya. De fait, le q. #hildë, pl. hildi « héritier, suivant » est attesté au pluriel pour désigner les Hommes, les « Suivants » (MR, p. 130 ; PE 17, p. 18, 101, 103) et au travers de la forme possessive Hildinyar « mes héritiers » (SdA, VI/5 ; PE 17, p. 103 ; PE 22, p. 147). Ce nom dérive de la racine KHIL(I) « suivre (derrière) » (WJ, p. 387 ; PE 17, p. 18, 101, 157). Bien que la « Quenya Phonology » indique qu’après une nasale le *ñkh primitif devienne normalement kk dans les mots d’origine ancienne et ñk dans les termes plus récents (PE 19, p. 88, cf. p. 44), il est possible que Tolkien ait ici considéré une évolution divergente où le *kh aurait été pleinement assimilé en n. Alternativement, il aurait pu décider temporairement de faire dériver la consonne initiale de *hildë d’un *h primitif, qui aurait disparu sans laisser de trace dans ce contexte phonologique (PE 19, p. 74, cf. p. 33). Il est également envisageable qu’il ait décidé qu’un théonyme quenya est susceptible d’échapper aux règles générales en raison de la vénération particulière vouée à la personne qu’il désigne (comme on l’observe dans les langues indo-européennes) et que les Elfes aient consciemment formé ce mot en évitant de déformer le nom de Yavanna.

Quoi qu’il en soit, il ne paraît guère probable que le suffixe *-(n)ildë, pl. -(n)ildi observé ici constitue une variante féminine du suffixe -ndil. De fait, s’il aurait sans doute été admissible que des Elfes se déclarent dévoués à Yavanna, le contexte de l’essai « Of Lembas » montre que cette sororité était avant tout caractérisée par sa mainmise sur le secret du façonnement du lembas, appris directement des Valar, et sur la récolte des céréales valinoriennes qui servaient à le préparer. Il semble donc assez logique que ces femmes Elfes se soient déclarées être les suivantes ou les héritières de Yavanna plutôt que ses amies.

Les suffixes pour « ami » et « serviteur » en adûnaïque

Du côté des langues humaines, l’adûnaïque fournit une série de suffixes équivalents à -(n)dil et -(n)dur. Les exemples attestés sont trop peu nombreux pour éclairer leur signification précise et les cas d’emploi autorisés. Ils méritent cependant d’être cités pour l’éclairage qu’ils apportent sur les relations entre les langues humaines et les langues elfiques, telles que Tolkien les concevaient à l’époque de la rédaction des « Archives du Notion Club ». En particulier, on y trouve deux suffixes exprimant la notion d’amour. Le premier s’observe sous deux variantes successives, dans les noms adûnaïques d’Amandil et de son fils Elendil. Donnés une première fois sous la forme Arbazân et Nimruzân (SD, p. 365, 389), ils furent ensuite révisés en Aphanuzîr et Nimruzîr (SD, p. 247, 389). On peut en extraire un premier suffixe -zân, que Tolkien changea en -zîr à l’occasion des changements qu’il apporta à la grammaire de l’adûnaïque. Aucun de ces suffixes n’est glosé, mais -zîr dérive de la base ZIR « aimer, désirer », qui donne aussi le verbe zîr-, le nom zâir « désir, aspiration, nostalgie » et sans doute aussi izrē < *izray « chérie, bien-aimée » (SD, p. 247, 423–424, 438). Par ailleurs, le premier élément de l’ad. Nimruzîr est le cas objectif de Nimir « Elfe », ce qui permet de confirmer que ce nom a la même signification que son équivalent quenya (SD, p. 436). Notons enfin que le pluriel Nimîr est cité dans « Quendi and Eldar » (WJ, p. 386), ce qui indique que Tolkien le considérait toujours valide lors de la rédaction de cet essai.

Le second suffixe est uniquement attesté dans la version tardive du nom adûnaïque d’Eärendil. Dans un premier temps, celui-ci se voit appelé Pharazîr, ce qui correspond au suffixe -zîr dicuté ci-dessus, du moins en apparence. En effet, dans le passage concerné, ce suffixe est dérivé de la base iri- (SD, p. 305) et non de ZIR. Puisque Pharazîr est indiqué être l’équivalent adûnaïque du q. Eärendil, il se pourrait que la base iri- ait un rapport avec l’amour, quoiqu’il soit impossible de le confirmer, puisque l’élément pharaz- de ce nom n’est pas traduit non plus48). Si c’était le cas, iri- pourrait être en lien avec la racine ĪR- « désirable, magnifique » des « Étymologies » (VT 45, p. 18). En tout état de cause, le nom Pharazîr est rejeté en faveur d’Azrabêl » Azrubêl avant que les personnages d’Amandil et d’Elendil ne se voient attribuer la forme finale de leur nom adûnaïque. Le suffixe -bêl, quant à lui, dérive d’une base bel-, qui doit être en rapport avec le fait d’aimer49), puisque le nom Azrabêl est traduit « Ami de la Mer » et Azrubēl « Amant de la mer », tandis que le nom azar » azra désigne explicitement la mer (SD, p. 247, 305, 311, 359, 427, 429, 431, 435). La dérivation du nom adûnaïque d’Eärendil est intéressante, car Tolkien semble avoir voulu le rattacher à une racine elfique, dans un premier temps ĪR, puis MEL-. À l’inverse, il choisit de construire les noms adûnaïques d’Amandil et d’Elendil sur un élément différent, alors que les trois noms elfiques correspondants partagent le même suffixe. Le suffixe -zân » -zîr présent dans ces deux noms ne semble pas dériver de manière évidente d’une racine elfique, quoiqu’il puisse exister une relation lointaine entre la base elfique SER- et le radical ZIR50).

Les Aigles de Manwë (© Ted Nasmith)

Le titre ad. Êru-bênî, qui désigne les Valar et se traduit par « Serviteurs de Dieu » (SD, p. 341, 357), laisse penser qu’un élément #-bên signifiant « serviteur » pourrait fonctionner comme un suffixe équivalent au q. -(n)dur. Nulle certitude à cela, car cet élément n’est pas attesté en-dehors de ce composé. Le nom Êru-bêni pourrait avoir été forgé afin de donner une étymologie acceptable au nom Bëor « Vassal » (WJ, p. 217), après que Tolkien avait décidé d’en faire un nom d’origine humaine51). Malheureusement, la racine dont ces deux termes dériveraient n’est pas attestée, bien que Paul Strack suggère qu’elle pourrait être apparentée au q. prim. *kwēn « personne, (quelqu’)un » (WJ, p. 360)52).

À travers ces trois exemples, Tolkien contribue à accroître l’impression de profondeur donnée par son adûnaïque, en usant de stratégies variées pour former des termes qui semblent chacun avoir une histoire propre. Il illustre en effet la façon dont deux langues ayant eu plusieurs périodes de contact successives pourraient avoir des termes dérivés d’une origine commune, plus ou moins reconnaissable selon les cas. En outre, la présence de plusieurs suffixes adûnaïques équivalents à -(n)dil et les doutes entourant l’existence d’homologues à -(n)dur permettent de justifier plus aisément le fait que le v. angl. -wine corresponde au premier, alors que le second semble ne rencontrer aucun écho dans les langues germaniques.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) À savoir, Elendil, Isildur, Valandil (3e), puis Valandur (8e), Elendur et Eärendur ; cf. SdA, App. A. Notons encore que le fils aîné d’Isildur, qui meurt aux Champs de Flambes, se nomme aussi Elendur ; cf. CLI, III/1.
2) Traduction donnée par Tolkien dans une autre lettre (no 211), mais son interlocuteur d’alors pouvait le déduire grâce aux explications fournies et à l’analogie avec Elendil, dont le nom était traduit.
3) Il suffira ici de rappeler qu’Éarendel était assimilé à l’Étoile du Matin, qui n’est autre que la planète Vénus, place qu’occupe aussi Eärendil dans le Légendaire, mais pour de toutes autres raisons. Pour plus de détails à ce propos, voir notamment l’article de Carl Hostetter, « Over Middle-earth Sent Unto Men: On the Philological Origins of Tolkien’s Eärendel Myth », Mythlore vol. XVII no 3, 1991, p. 5–10. On trouve un résumé des origines mythologiques de ce nom dans l’article de Didier Willis, « L’Origine de quelques noms utilisés par Tolkien », Hiswelókë, Second Feuillet (1999–2000), p. 61–62.
4) Nom de lecture incertaine, qui pourrait aussi être Eléniel.
5) Aucune précision n’est fournie, il est probable que helde soit féminin, tandis que les formes heldo et helmo seraient neutres, ou plus probablement masculines, comme c’est aussi le cas pour l’entrée NIL- dont il est question plus bas.
6) Le premier est vraisemblablement masculin et le second féminin.
7) De fait, elle vient en remplacement d’une première entrée YEL- « fille », dotée des dérivés q. yelde et nold. tell, -iel, laquelle fut supplantée par SEL-D-, d’abord glosée « fille », puis « enfant » ; LRW, p. 400, cf. p. 387.
8) Il est vraisemblable que le premier ait été en qenya et le second son homologue noldorin. La forme du nom Elesser rappelle bien sûr celle d’Elessar, le nom quenya que Galadriel attribue à Aragorn lors du passage de la Fraternité de l’Anneau en Lórien. Toutefois, l’élément -sar de ce dernier nom vient du q. sar, sarn- « (petite) pierre » < SAR ; SdA, II/8 ; LRW, p. 385 ; PE 22, p. 158 ; VT 49, p. 28.
9) L’Appendice 1 illustre en revanche le fait qu’une conception apparemment abandonnée par Tolkien pouvait réapparaître des décennies plus tard, car on retrouve un nom sind. seron « amant » dans un texte de 1968, ce qui implique que la racine SER- restait valable à cette époque.
10) Voir à ce propos l’introduction de Christopher Tolkien en LRW, p. 7–10.
11) Notons toutefois que l’ordre proposé ici pour ces révisions intermédiaires reste hypothétique. En effet, l’entrée ÑEL- (orthographiée ŋel- par Tolkien) semble faire partie de la première couche du folio 109, tandis que YEL- (orthographiée JEL-) est une révision qui implique l’existence (ou la conception) de la racine SEL-D-. A contrario, les entrées SER- et SON- sont des insertions marginales au folio 128, donc relèvent probablement d’une couche de révisions ultérieures ; VT 46, p. 25–27.
12) Notons que Valandil était le nom du frère d’Elendil dans une des versions de « La Chute de Númenor » (LRW, p. 33) et de son père dans « La Route perdue » (LRW, p. 60, 69), statut qu’il retrouvera dans la version finale de l’histoire.
13) Ce suffixe est illustré par les noms Ithildur, Isildur (le premier est manifestement la forme vanyarine ou, plus vraisemblablement, sindarine du second) et Valandur, mais ceux-ci ne sont ni traduits, ni explicités plus avant.
14) De fait, il ajoute plus loin : « les Eldar considéraient que cette émotion pouvait à juste titre être ressentie par les Incarnés envers d’autres que les personnes, puisqu’ils sont “apparentés” à toutes choses en Arda, au travers de leur hröa et de l’intérêt conçu par leur fëa, chacune dans son propre hröa et ainsi dans toutes les substances d’Arda) » ; NM, p. 20.
15) Version originale : « This was primarily a motion or inclination of the fëa, and therefore could occur between persons of the same sex or different sexes. It included no sexual or procreative desire, though naturally in Incarnates the difference of sex altered the emotion, since “sex” is held by the Eldar to belong also to the fëa and not solely to the hröa, and is therefore not wholly included in procreation » ; NM, p. 20.
16) Version originale : « This element was therefore seldom used except to describe occasions of its dominance in the process of courting and marriage. The feelings of lovers desiring marriage, and of husband and wife, were usually described by √mel. This ‘love’ remained, of course, permanent after the satisfaction of √yer in the “Time of the Children”; but was strengthened by this satisfaction and the memory of it to a normally unbreakable bond (of feeling, not here to speak of “law”) » ; NM, p. 20.
17) Version originale : « These generally did not concern individuals or persons, and were unconnected with sex (in either fëa or hröa) » ; NM, p. 20.
18) Version originale : « It expressed a feeling of special concern with, care for, or interest in things (such as metals), or lower creatures (as birds or trees), or processes of thought and enquiry (as history), or arts (as poetry), or in groups of persons (as Elves or Dwarves) » ; NM, p. 20.
19) La première de ces deux omissions est probablement significative, comme nous le verrons ci-dessous.
20) Version originale : « √ndil (nilmë) may be called “love”, because while its mainspring was a concern for things other than self for their own sakes, it included a personal satisfaction in that the inclination was part of the “lover’s” native character, and study or service of the things loved were necessary to their fulfilment. » ; NM, p. 16.
21) Version originale : « √ndur seems originally to have referred to devotions and interests of a less personal kind: to fidelity and devotion in service, produced by circumstances rather than inherent character. » ; NM, p. 20.
22) Version originale : « Thus an ornendil was one who ‘loved’ trees, and who (in addition no doubt to studying to “understand” them) took an especial delight in them; but an ornendur was a tree-keep, a forester, a ‘woodsman’, a man concerned with trees as we might say “professionally”. » ; NM, p. 20.
23) Vu que l’élément final -meldo® n’est nulle part considéré comme un suffixe, il faut sans doute considérer ici qu’il s’agit d’un mot composé Elda-meldor, à l’instar de son équivalent anglais Elf-friends.
24) Tolkien donne aussi l’équivalent sind. Elvellyn < mellyn, de même sens (ibid.). Ce dernier terme est bien sûr le pluriel de mellon « ami », qui forme le mot de passe des Portes de la Moria ; SdA, II/4 ; PE 17, p. 40–41.
25) La base (N)DUR- n’est plus qu’une élaboration de UNU, NDU « sous, dessous » qui donne l’adjectif sind. dûr « sombre, obscur, “infernal” », sans lien avec le suffixe qui nous intéresse ; PE 17, p. 152, cf. p. 167.
26) Version originale : « Thus according to the Elven-Loremasters more correct are Elendil (if of Elves not stars), Valandil, and Amandil [since the Blessed Land may be held to = Manwë, or all the Valar]. Permissible also is Eärendil, if really referring to the “Lord of Waters”, one of the chief Valar and unchanging friend of Elves and Men. But Meneldil and Anardil are “mannish” since menel = ‘the firmament’ not “Heaven”, and anar the physical Sun » ; PE 17, p. 152.
27) Dans les « Notes sur Óre », Tolkien cite concurremment la variante Firindil, de même sens (VT 41, p. 14).
28) Notons cependant que l’étymologie retenue, eled + ndil suggère que le nom devrait toujours signifier à l’origine « Ami des étoiles », mais que Tolkien s’est abstenu de commenter ce point secondaire dans ce brouillon de lettre.
29) Version originale : « ‘Servant of Aulë’: sc. one who was devoted to that Vala. It was applied especially to those persons, or families, among the Noldor who actually entered Aulë’s service, and who in return received instruction from him. »
30) Notons d’ailleurs que l’élément -wine, dérivant du proto-germ. *-winiz a une étymologie quelque peu énigmatique, car aucune autre branche des langues indo-européennes ne semble employer de dérivé de la forme indo-eur. *wenh₁- « aimer » comme suffixe dans les noms propres. Il devient donc possible à Tolkien d’imaginer qu’une telle innovation résulte d’un contact amical entre les Elfes et certaines tribus des Hommes, puisque l’occidentalien lui-même s’est vu « enrichi et adouci par l’influence elfique » (SdA, App. F).
31) L’histoire externe de la transmission fictive des récits elfiques est discutée dans de nombreux essais. Mentionnons notamment Damien Bador, « Transmettre la tradition : Númenor ou la route retrouvée », l’Arc et le Heaume no 3, 2012, p. 76–93, ainsi que Philippe Garnier, « Eriol ou Ælfwine le marin », in Michaël Devaux (dir.), la Feuille de la Compagnie no 2 : Tolkien, les racines du Légendaire, Ad Solem, 2003, p. 157–180.
32) Voir à ce propos Tom Shippey, The Road to Middle-earth, Houghton Mifflin, 2003, p. 113–116.
33) Cette démarche très saussurienne ne doit pas nous étonner chez Tolkien. Voir notamment Damien Bador, « J.R.R. Tolkien et Ferdinand de Saussure : un héritage en fiction », in Quentin Feltgen & Nils Renard (dir.), Tolkien et la Terre du Milieu, Éditions Rue d’Ulm, 2019, p. 55–74.
34) Si ce terme devait être valable dans les conceptions plus tardives de Tolkien, il s’orthographierait très certainement #núro.
35) Au demeurant, la terminaison -r est assez typique des noms masculins elle aussi. Voir à ce propos Damien Bador, « Questions de genre dans les langues elfiques », l’Arc et le Heaume no 7, 2021, p. 140–161.
36) Le premier de ces textes tend d’ailleurs à associer la terminaison -l au féminin, quoique ce ne soit pas une règle systématique ; cf. PE 21, p. 83.
37) Il apparaît aussi sous la forme alternative Elendilli dans les brouillons de l’Akallabêth et de « La Submersion d’Anadûnê » (PM, p. 151 ; SD, p. 403), où l’on trouve aussi le nom collectif Valandili « Amants des Puissances [Valar] » (SD, p. 400).
38) Voir Václav Blažek, « Greek *dohelos “servant”. DO-SO-MO », Fascicula Mycenologica Polona, no 4–5, 2002–2003, p. 61–66.
39) Voir James Hooker, « Homeric φίλος », Glotta, vol. LXV no 1–2, 1987, p. 44–65.
40) Pour mémoire, le sind. seron « amant » dérive clairement de la racine SER-, uniquement attestée dans « Les Étymologies » et dont nous avons traité plus haut.
41) Le cas de l’adûnaïque fait l’objet de l’Appendice 4, car il ne nous renseigne guère sur la question qui nous intéresse.
42) En effet, rómen + #þámo donnerait normalement **rómettámo, **rómentámo ou **rómensámo > **rómessámo, selon l’ancienneté et le dialecte auquel appartiendrait le nom en question, si l’on se fie à la « Quenya Phonology » (PE 19, p. 89, cf. p. 44). La forme alternative Róme(n)star (PM, p. 391 n. 28) suggère plutôt une élision du -n final de Róme(n) « Est » et un deuxième élément dont la forme primitive serait #stamō, qui dériverait plus vraisemblablement d’une racine STAM-, non attestée, mais sous-entendue par la forme primitive *stama- « barrer, exclure », dont dérive le second élément du q. sandastan « barrière de bouclier » (CLI, III/1 n. 16). Cela suggérerait que Rómestámo signifie littéralement « Défenseur de l’Est ». Merci à Didier Willis de m’avoir rappelé l’existence de la forme alternative Róme(n)star, qui permet de préciser l’étymologie la plus probable.
43) Pour chacune de ces deux paires de mots, le premier terme est vraisemblablement masculin et le second féminin.
44) Le premier de ces deux termes est à l’évidence masculin et le second féminin.
45) À l’appui de cette hypothèse, signalons que ces deux racines sont écrites au crayon sur le folio 32, mais que ID- fait partie de la strate initiale de rédaction, tandis que ĪR- est un ajout dans la marge du bas ; cf. VT 46, p. 25.
46) Ces deux entrées figurent sur le folio 33, où YES- fait partie de la première phase de rédaction au crayon, alors que YER- semble être une addition tardive au stylo-bille ; cf. VT 46, p. 23, 25. Dans la mesure où YES- n’est pas biffée, il est vraisemblable que Tolkien ait conçu YER- comme une racine apparentée à la signification spécialisée. Cela indique de plus que l’ajout de cette dernière racine est sans doute contemporain de celui de NDUR, NUR, ce qui laisserait penser que Tolkien avait imaginé la conception exposée dans « Échelles temporelles » près d’une vingtaine d’années avant de la formaliser.
47) Dont il faut bien reconnaître que l’élément final correspond, au moins en apparence, au q. nildë « amie » attesté dans « Les Étymologies », comme indiqué plus haut (LRW, p. 378).
48) Nous ignorons s’il correspond à l’élément pharaz- « or » qui figure dans le nom du roi Ar-Pharazôn ; cf. SD, p. 426 ; PE 17, p. 120.
49) À l’époque de la rédaction des « Papiers du Notion Club », l’élément Bêl ou Bel- qui figure dans le toponyme Belfalas était manifestement supposé avoir une étymologie elfique ; cf. Wayne Hammond & Christina Scull, The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, HarperCollins, 2005, p. 18. L’idée, apparemment transitoire, selon laquelle cet élément aurait pu avoir une origine humaine ne semble pas avoir émergé avant la fin des années 1960 ; cf. VT 42, p. 5, 15–16. Il ne faut donc sans doute pas voir de connexion directe entre les deux noms.
En revanche, le dix-huitième roi de Númenor, Tar-Calmacil, pose un problème plus complexe. Selon l’essai « La Lignée d’Elros », c’est à son époque que les noms des rois commencèrent à être rendus en adûnaïque. Il y est précisé que « les Hommes du Roi l’appelaient Ar-Belzagar » (UT, p. 286). L’élément #zagar peut en être isolé, puisqu’il apparaît également dans le nom Gimilzagar, deuxième fils de Tar-Calmacil (UT, p. 293 n. 12), dont l’élément gimil « les étoiles des cieux, le firmament » (SD, p. 427, 431) est bien attesté par ailleurs ; cf. Didier Willis, « L’Astronomie chez les Elfes », Hiswelókë, Troisième Feuillet (2000–2001), p. 92. Puisque le q. Calmacil signifie « épée de lumière » < cala « lumière » (RGEO, p. 62 ; PE 17, p. 84) et macil « épée, lame d’épée forgée » (VT 39, p. 11 ; VT 41, p. 10 ; VT 49, p. 17), tandis que #zagar semble apparenté au verbe ad. azgarâ- « guerroyer » (SD, p. 311–312, 439), il est fort probable que #zagar signifie « épée ». Cela laisserait l’élément #bel- supporter la signification « lumière », si l’on suppose que Belzagar est bien la traduction adûnaïque de Calmacil, comme semble l’indiquer le texte. Les deux significations pour bel- / -bêl étant difficiles à réconcilier, il est fort possible que Tolkien, sans forcément rejeter le nom Azrubêl, ait fini par vouloir lui donner une étymologie différente. C’est peut-être ce qu’on peut déduire d’une note tardive où il affirme que le nom bëorien signifiant « étoile » n’a pas été conservé, mais « était probablement similaire à l’adûnaïque azar » (PM, p. 372–373 n. 10, cf. p. 369). Notons toutefois qu’azru ne serait pas le cas objectif régulier d’azar, mais d’azra selon la phonologie adûnaïque détaillée dans les « Papiers du Notion Club » (SD, p. 429), aussi est-il possible que Tolkien ait envisagé que la forme adûnaïque du nom d’Eärendil soit à nouveau Azrabêl, ou peut-être #Azrabel, qui correspondrait à la signification « lumière d’étoile ». Parallèlement, « Les Papiers du Notion Club » indiquent que seul le ē long existait en adûnaïque (SD, p. 423), ce qui est évidemment incompatible avec le nom Belzagar et implique donc une révision tardive de la conception de la phonologie de l’adûnaïque, dont Tolkien ne fournit malheureusement pas la clef.
50) Il serait également possible que la forme initiale -zân soit en lien avec SON-, à condition d’admettre que Tolkien ait voulu réintégrer cette racine alors qu’il l’avait rejetée dans « Les Étymologies ».
51) Ce nom était initialement conçu comme un nom d’origine noldorine, que « Les Étymologies » faisaient dériver de la racine BEW-, précédemment mentionnée ; cf. LRW, p. 352–353.
52) Voir son analyse sur le site Eldamo (page consultée le 30/05/2021).
 
langues/langues_elfiques/quenya/amis_serviteurs.txt · Dernière modification: 29/07/2022 14:51 par Elendil
Nous rejoindre sur https://discord.gg/cafByTS https://www.facebook.com/Tolkiendil https://www.twitter.com/TolkiendilFR https://www.instagram.com/Tolkiendil http://www.youtube.com/user/AssoTolkiendil
Tolkiendil - https://www.tolkiendil.com - Tous droits réservés © 1996-2024