Interview de Christine Laferrière et Vincent Ferré

La Légende de Sigurd et GudrúnCette interview a eu lieu en direct sur le chat de Tolkiendil, le 19 avril 2010, à l'occasion de la sortie française de La Légende de Sigurd et Gudrún. Dans une première partie, les questions préparées par l'équipe de Tolkiendil furent posées, suivies des questions des chatteurs.
Le 06 décembre 2010, une traduction anglaise de cette interview a été publiée sur le site Tolkien Library.

Zelphalya : Merci à vous deux d'avoir répondu présent.

Beren : Avant d'entrer dans le vif du sujet, pouvez vous vous présenter, Christine, à nos lecteurs qui ne vous connaissent pas beaucoup peut-être ?

Christine Laferrière : Bien sûr. Au départ, je suis professeur d'anglais. Je traduis pour le plaisir et je suis contente de pouvoir remercier devant vous tous Vincent Ferré de la confiance qu'il m'a accordée en me proposant de travailler sur La Légende de Sigurd et Gudrún. Autrement, je traduis du tchèque (langue exotique à mes yeux et mes oreilles).
Vincent Ferré : Je vais compléter les propos de Christine, qui est bien trop modeste. Au début des années 2000, je me suis mis à la recherche, pour les éditions Bourgois, de traducteurs complémentaires capables de s'immerger dans l'univers fictionnel de Tolkien pendant une année, pour traduire un volume de L'Histoire de la Terre du Milieu, ou encore dotés de connaissances linguistiques très variées et poussées, ne se limitant pas à l'anglais. Il est progressivement apparu que la première personne serait Daniel Lauzon et que la seconde ne pouvait être que Christine Laferrière. Je ne sais pas si vous avez regardé de près les notes de bas de page des Monstres et les critiques, sa première traduction, mais vous vous apercevrez que la traductrice a éclairé de nombreux points difficiles à saisir pour les lecteurs. Ces notes, absentes de l'édition anglaise, sont un indice parmi d'autres des compétences de Christine, que je ne connaissais pas avant de travailler avec elle (pas plus que je ne connaissais Daniel Lauzon).

Beren : Christine, pouvez-vous nous dire quand et comment vous avez découvert Tolkien ? Et qu'a représenté cette « découverte » pour vous à l'époque ? Était-ce simplement un livre parmi d'autres ?

Christine Laferrière : Je l'ai découvert par hasard (Le Seigneur des Anneaux) vers 17 ans dans la bibliothèque familiale. Tout simplement. Disons que j'étais intéressée par le principe d'une mythologie, pour avoir découvert dans le texte les mythologies grecque et latine au lycée. Évidemment, j'ai été frappée par le sentiment de lire l'œuvre d'un génie réussissant en quelques années, si j'ose dire, à élaborer un monde pratiquement à l'échelle de ceux qui s'étaient développés dans l'Antiquité sur des siècles !

Beren : Vincent nous racontait tout à l'heure comment il vous avait “recrutée” ; comment en êtes vous arrivée à traduire Tolkien d'un point de vue personnel ? Cela était-il évident pour vous ? Vincent disait tout à l'heure que vous correspondiez exactement aux traducteurs qu'il recherchait à l'époque.

Christine Laferrière : Disons que c'était pour moi l'occasion d'utiliser mes connaissances dans le domaine médiéval anglais, ce qui était un vrai bonheur. Cela étant, rien de facile (mais cela tient aussi du fait que toute traduction est une leçon d'humilité permanente) et je crois que j'ai eu l'occasion de mesurer la nécessité d'une précision extraordinaire, tant dans le contenu que dans le style, par définition varié, ne serait-ce que linguistiquement. C'était très épanouissant, et les divers textes que j'ai traduits à ce jour sont tous assez difficiles, mais j'aime bien ça !

Beren : Justement en parlant de ça, quel genre de livres traduisiez-vous avant de traduire Tolkien et quels genres de livres traduisez-vous actuellement hors Tolkien ?

Christine Laferrière : Avant Tolkien, j'ai traduit divers textes pour des revues (Centre National de la Danse, textes juridiques, parfois philosophiques…), et sinon, deux romans tchèques : de la fiction contemporaine. J'ai quelques nouveaux projets en chantier, mais encore rien d'officiel…

Beren : Pour revenir à la traduction de Tolkien, avez-vous déjà eu l'occasion de collaborer avec les autres traducteurs de l'équipe dirigée par Vincent ?

Christine Laferrière : Pas vraiment car même si c'était possible, dans ma grande avidité, j'ai voulu garder les textes entiers pour moi !
Vincent Ferré : Plaisanterie à part, nous avons eu des échanges avec Daniel Lauzon, sur ce texte également. Car tout ce qui concerne Tolkien est du ressort de Daniel, qui est une encyclopédie vivante et garde en mémoire absolument toutes nos discussions…
Christine Laferrière : Mais je qualifierai volontiers de collaboration ce que Vincent appelle modestement la supervision de la traduction : je le remercie de m'avoir parfois guidée pour assurer la cohérence de l'œuvre de Tolkien enrichie des textes que j'ai traduits.

Beren : Vincent, vous pouvez peut-être nous parler un peu des rapports qu'entretiennent les membres de votre équipe concernant les diverses traductions tolkieniennes ?

Vincent Ferré : Disons que chacun des traducteurs « principaux » de Tolkien (Christine, Daniel et Delphine Martin, à qui Christian Bourgois a confié personnellement la traduction des Lettres et des Enfants de Húrin sans que cela passe par moi) travaille à sa manière, avec son style. Il convient donc d'harmoniser les choses, d'avoir une vue d'ensemble, pour assurer la cohérence. Cela dit, ce rôle, je ne le joue pas seul : compte tenu de la diversité de mon travail (je travaille à l'université sur des auteurs très variés), je ne parviens pas à tout garder en mémoire. C'est en fait Daniel Lauzon qui est le pivot de l'équipe de traducteurs : il a été consulté par Delphine Martin pour Les Enfants de Húrin, et je lui ai posé des questions pour la présente traduction. Bref, tout le monde s'entend très bien ; nous avons le même objectif : rendre accessibles aux lecteurs français et francophones le plus grand nombre possible de textes de Tolkien. En dix ans, entre livres inédits et nouvelles éditions (revues, corrigées, augmentées), cela doit représenter une dizaine de volumes !
Christine Laferrière : Voilà. Et je sais que pour avoir surtout été en contact avec Vincent, j'ai tout de même bénéficié de la collaboration d'autres personnes…

Beren : Pour rester dans ce même thème, Christine, que pensez-vous du travail des autres traducteurs de l'équipe ?

Christine Laferrière : Éblouissant. Les Enfants de Húrin, pour ne citer qu'une œuvre, sont une pure merveille.

Beren : Abordons la traduction de La Légende de Sigurd et Gudrún. Pour commencer, quels sont les problèmes que vous avez rencontrés ?

Christine Laferrière : Avant tout, comment rendre de la poésie par de la poésie, sachant que l'anglo-saxonne n'a rien à voir avec la nôtre ? D'où le choix des hexasyllabes (des vers de 6 syllabes, comme un demi-alexandrin), histoire de rendre un effet poétique. De là, je me trouvais donc limitée par le vocabulaire, le plus court possible. Mais aussi contrainte de faire quelques ajouts, pour obtenir justement ces six syllabes. Cela peut paraître simple, mais il n'est pas toujours facile d'ajouter quelque chose sans rien changer au sens.
Vincent Ferré : Non Christine, les ajouts sont plus que minimes ! La version originale, placée en regard, permet de le constater. Soulignons le travail extraordinaire accompli par Christine sur ce point. La plupart des traducteurs, dans des situations comparables, renoncent à la forme poétique. Christine a su rester fidèle à l'original et proposer un très beau texte en français, accessible malgré sa forme.
Christine Laferrière : Certes, Vincent, mais dans ce cas, on a toujours des scrupules ! Le vocabulaire de la version originale est purement anglo-saxon. j'ai donc tâché de n'utiliser que des mots français attestés au plus tard au 18e siècle, pour éviter que des termes trop « modernes » fassent irruption dans cette légende d'autrefois.

Beren : Pourquoi avoir choisi justement des hexasyllabes plutôt que des octosyllabes, vers héroïques français par excellence ?

Christine Laferrière : Bonne question ! J'avoue avoir hésité au début, mais les octosyllabes auraient été trop longs, en fait, ils auraient impliqué trop d'ajouts, j'aurais fait une réécriture plutôt qu'une traduction… Le choix de six syllabes m'obligeant souvent à omettre articles, pronoms personnels et autres, on obtenait un effet archaïsant que je trouvais assez approprié. Et personnellement, j'essayais d'imaginer la rigidité des contraintes que l'auteur avait voulu s'imposer en optant pour la métrique anglo-saxonne.
Vincent Ferré : Vous imaginez le travail ? Et nous, lecteurs, nous ne voyons pas l'échafaudage, juste l'effet produit sur nous !

Beren : Impressionnant en effet. On est loin de s'imaginer ce qui se passe « derrière le rideau ».

Beren : Pour cette traduction, avez-vous eu besoin de connaissances particulières en mythologie nordique ?

Christine Laferrière : Oui. Je n'ai pas hésité à relire diverses sagas avant de me mettre à l'ouvrage ; pour m'imprégner de l'atmosphère, bien entendu, m'entourer de la brume et des flammes scandinaves, mais aussi pour être sûre d'avoir le vocabulaire approprié. Quand Régis Boyer signale que « drakkar » est une hérésie et qu'il faut dire « dreki », c'est important. Si j'avais dû traduire ce terme, j'aurais pris « dreki », en me disant que c'était ce que Tolkien aurait fait !

Beren : Vous avez donc utilisé des traductions des Eddas existantes ?

Christine Laferrière : Utilisé, non. Disons qu'il me paraissait indispensable de bien connaître ce qui était disponible pour le lecteur d'aujourd'hui, mais aussi pour pouvoir lire, ne serait-ce que par plaisir, toutes les sources dont s'inspire Tolkien et retrouver la trame de l'étoffe qu'il a confectionnée. Dans les notes, très riches, qui suivent les poèmes, apparaît clairement le traitement des sources. Je ne pouvais résister à la lecture de ces sources.

Beren : Dans quelle mesure les cours de Tolkien ont-ils été utiles pour la traduction des poèmes ?

Christine Laferrière : Les cours de Tolkien éclairent magistralement sa conception et la logique étayant ses convictions. De là, on est forcément plus sûr de soi, car il est vrai (certes à de rares endroits) que les poèmes comportaient quelques points obscurs.

Beren : Pour rester dans le thème de la mythologie nordique, qu'en est-il d'une traduction de Finn and Hengest, Vincent ?

Vincent Ferré : Cela pose la question des éditions plus « savantes » de Tolkien. Par exemple des nouvelles éditions anglaises de Farmer Giles, ou ce volume-ci, qui n'a pas été publié du vivant de Tolkien. Je crois que la priorité des éditions Bourgois est de poursuivre, autant que faire se peut, la publication de l'Histoire de la Terre du Milieu, tout en réagissant rapidement aux nouvelles parutions comme Les Enfants de Húrin (2007, traduction en 2008 !) ou La Légende de Sigurd et Gudrún (2009, traduction en 2010 !).

Beren : Avez-vous eu l'aide de Christopher ou Adam Tolkien lors de la traduction de La Légende de Sigurd et Gudrún ?

Vincent Ferré : C'est moi qui vais répondre : Christopher et Adam Tolkien ont suivi de près cette traduction, et ont énormément soutenu et aidé la traductrice et la maison d'édition. Ils savent tout ce que nous leur devons… mais c'était déjà vrai des volumes précédents. Depuis 2003 au moins, nous avons des contacts très réguliers au sujet des traductions. C'est une chance inouïe.

Beren : Quelle est la place de La Légende de Sigurd et Gudrún au sein des œuvres de Tolkien ? Quel rapport a-t-il avec les autres œuvres déjà parues ?

Vincent Ferré : Je crois que Christine a déjà situé La Légende de Sigurd et Gudrún dans le contexte général de la « littérature nordique » et de l'intérêt que Tolkien pouvait avoir pour ce domaine. Mais il me semble que la parution de ce livre deux ans après Les Enfants de Húrin n'est pas un hasard. Comme j'ai eu l'occasion de l'écrire, La Légende de Sigurd et Gudrún dévoile « le dessous des cartes », ou « l'envers du décor ». Ce livre montre clairement ce que doit Tolkien aux légendes nordiques, et qui est repris mais sous une forme très retravaillée, dans Les Enfants de Húrin, ou Le Seigneur des Anneaux. Ici, il s'agit d'une réécriture, plus directe, d'un hommage sans détour. On peut donc mettre ce texte en relation aussi bien avec Le Seigneur des Anneaux, Le Silmarillion, que Les Enfants de Húrin et les Lettres. La Légende de Sigurd et Gudrún les éclaire, à sa manière.

« La Légende de Sigurd et Gudrún montre l'envers des cartes, ou du décor. Ce livre montre clairement ce que doit Tolkien aux légendes nordiques » V.F.

Beren : Une traduction de Beowulf par Tolkien et de son poème sur Arthur pourraient-elles donc suivre à l'avenir ?

Vincent Ferré : « La chute d'Arthur »… j'ai posé une question à ce sujet à Christopher Tolkien il y a plusieurs années ; mais il était resté très discret. Respectons la discrétion et le travail !

Beren : Pour revenir à Sigurd, pouvez-vous donner votre sentiment personnel sur cette œuvre Christine, et d'un autre côté concernant la structure adoptée par son fils, avec l'introduction de cours et ces annexes ?

Christine Laferrière : Mon sentiment : j'ai ressenti un profond respect pour les sources reprises ici… Vincent parlait d'un « hommage sans détour ». Pour moi, une œuvre unique, à part, une tentative de réconciliation, aussi, des énigmes persistant dans les textes anciens, notamment parce qu'ils ont été endommagés. Un texte émouvant, où j'ai cru déceler à la fois une grande modestie et l'empreinte du maître. Émouvant aussi de penser que ce texte est resté pratiquement secret pendant si longtemps, alors qu'il est d'une importance capitale. Concernant la structure, je crois que Christopher ne pouvait faire mieux : il était indispensable de rappeler tant les règles que le fait qu'elles avaient fait l'objet d'essais (je pense à « Traduire Beowulf »), mais aussi de rendre le lecteur à même de comprendre au mieux la démarche et ses fondements. Les notes sont fort éclairantes et les appendices, comprenant d'autres poèmes, sont une manière agréable de conclure cet ouvrage. L'appendice comprenant le contexte historique apparaît après les poèmes, ce qui permet d'éviter des comparaisons au fil de la lecture. Cette structure est donc extrêmement cohérente.

Beren : À quel public est destiné cet ouvrage selon vous ?

Christine Laferrière : À tous ceux qui sont susceptibles d'apprécier la poésie, à tout lecteur de Tolkien, qui ne peut être qu'exigeant et n'hésitera donc pas à apprécier la rigueur…
Vincent Ferré : À celui qu'attirent les légendes nordiques ou / et Tolkien ! Et qui accepte de lire une forme poétique, moins attendue qu'un roman… mais ne me dites pas qu'il est facile de lire Le Seigneur des Anneaux ! ou d'entrer dans Les Enfants de Húrin (avec tous les noms, au premier chapitre). Bref, ce volume est d'accès moins « grand public » que Les Enfants de Húrin, mais pas moins que Le Seigneur des Anneaux, je pense.
Christine Laferrière : Absolument. Quand on a lu Le Seigneur des Anneaux et Les Enfants de Húrin, il est dommage de passer à côté de Sigurd !

« Quand on a lu Le Seigneur des Anneaux et Les Enfants de Húrin, il est dommage de passer à côté de Sigurd ! » C.L.

Beren : Pour revenir un peu en arrière, Christine, quel a été votre sentiment lors de la traduction des Monstres et des Critiques ?

Christine Laferrière : J'étais bien entendu impressionnée par la diversité des thèmes abordés et j'étais très heureuse aussi de mettre en pratique, si j'ose dire, ce que je connaissais du vieil anglais. Le sentiment d'une grande logique car ces essais, en fait surtout des conférences, présentent une grande cohérence et j'ai beaucoup apprécié celle de la pensée de l'auteur, appliquée à des textes tantôt fort anciens, tantôt du 14e siècle. Ce que j'ai préféré : traduire des textes parlant de manière aussi fine du langage et des langues, des questions de traduction, mais aussi du rapport indéfectible entre langue et littérature. Ces textes sont très éclairants pour l'œuvre en général, on ne le dira jamais assez !

Beren : Christine, comment se profile votre futur tolkiennien? Avez-vous déjà des projets de traductions d'ouvrages de Tolkien ?

Vincent Ferré : Je peux vous répondre ! Pour le moment, les éditions Bourgois ont en projet une nouvelle édition de Bilbo le Hobbit, plus précisément : la traduction du « Hobbit annoté », dans l'édition d'Anderson. Daniel Lauzon (who else ?) a traduit tous les éléments nouveaux apportés par cette édition et a entrepris de réviser en profondeur le texte… Mais le travail ne sera pas finalisé avant la fin de l'année. De ce fait, pour le moment, nous n'avons pas d'autre projet en préparation… mais nous nous adapterons à toute nouvelle œuvre publiée par Christopher Tolkien !

Beren : En parlant des futures publications, qu'en est-il de l'avancement du dictionnaire du CNRS et de la révision du Seigneur des Anneaux ?

Vincent Ferré : Le Dictionnaire avance bien : sur les 400 entrées, plus de 300 sont arrivées, sont en cours de relecture… nous aurons peut-être un peu de retard, mais le délai était extrêmement court, et les imprévus nombreux (quand on travaille à 60, il se passe souvent des choses qui viennent retarder l'ensemble). Mais vraiment rien de problématique. Les conférences du colloque de Rambures (juin 2008) vont paraître dans les prochaines semaines : nous relisons les épreuves, avant l'impression. Quant à la révision du Seigneur des Anneaux… comme je le disais lors du précédent chat, c'est autour d'elle qu'est parti tout notre travail. Nous y pensons souvent, et chaque nouvelle parution prépare ce travail — c'est évident dans le cas de Bilbo le Hobbit, par exemple. Je dois aussi, de mon côté, travailler sur beaucoup d'autres dossiers, à l'université et sur d'autres auteurs. Mais l'horizon se dégage, et s'il n'y a pas trop d'inédits ces prochaines années…

Beren : Cette traduction conditionnera-t-elle celle des HoMe ? Et pardon de reposer la question, mais qu'en est-il de la participation de Christine à de futurs projets ?

Vincent Ferré : Bien sûr, les volumes 6 à 9 de l'Histoire de la Terre du Milieu et la révision du Seigneur des Anneaux sont absolument liés ! Ce qui explique la complexité du travail. Concernant la participation de Christine, c'est toujours l'éditeur qui tranche. Maintenant, vous connaissez mon opinion sur son travail.

Beren : Je pense qu'on peut passer aux questions des participants.

Beren : Question de Turb : avec ces publications, comment la perception de Tolkien dans le monde universitaire a-t-elle évolué ces dernière années ?

Vincent Ferré : Pour répondre brièvement : elle s'est beaucoup améliorée. Il n'y a plus les réticences que l'on rencontrait il y 10 ans, par exemple ; comme je l'explique dans le petit texte à paraître dans les actes du colloque de Rambures, Tolkien est devenu un auteur presque comme les autres. Un auteur, il est vrai, moins lu par les universitaires que des auteurs canoniques ; mais tout le monde a désormais conscience de l'ampleur et de la diversité de l'œuvre ; ce qui veut dire qu'on ne le réduit plus à un seul livre (et surtout pas aux films).

Beren : Questions de Ælfwine : Quel est le succès actuel de Sigurd ? Y a-t-il un risque financier pour la suite du projet de traduction ?

Vincent Ferré : Le livre est sorti jeudi, il est trop tôt pour répondre.
Christine Laferrière : Sigurd vient de naître !
Vincent Ferré : En revanche, je sais que les dernières publications - à l'exception des Enfants de Húrin - ont rencontré peu de succès, alors que traduire les Lettres, 3 volumes de l'Histoire de la Terre du Milieu, Les Monstres et les critiques… tout cela représente un effort financier important de la part de la maison d'édition. Même la parution des « Étymologies » en volume séparé, comme le demandaient régulièrement des lecteurs, a eu peu de succès. Je croise les doigts pour la suite… car rien n'est sûr.

Beren : Question de Ælfwine : Quels choix narratifs Tolkien a-t-il effectué pour la rédaction de ses poèmes (par rapport aux poèmes originaux) ?

Christine Laferrière : Question complexe… On peut dire qu'il a analysé les sources et tiré des conclusions dont il s'inspire directement. Mais les sources sont variées et le choix personnel a consisté à opter pour la poésie alors que les textes originaux comportent aussi des passages en prose. Par ailleurs, il a aussi souhaité rendre à certains personnages l'importance qu'ils avaient selon lui à l'origine.

Beren : Question d'Ingwiel : J'aimerais savoir si vous avez préféré baser votre traduction sur le texte de Tolkien en lui-même, ou si vous avez approfondi énormément et vous êtes bien plus attachée au symbolisme que Tolkien met dans ses œuvres?

Christine Laferrière : Je me suis attachée au texte et exclusivement au texte. Une fois encore, Vincent m'a aidée à trancher dans certains cas, par rapport à ce symbolisme, justement, mais le texte étant un élément fondateur de l'œuvre en général, il était aussi normal, je pense, qu'il puisse être avant tout considéré en soi. Disons que l'harmonisation nécessaire s'est faite après.

Beren : Question de Druss : Je me permets d'aborder les problèmes de retard de La Légende de Sigurd et Gudrún. J'ai eu l'occasion d'observer que la version sortie la semaine dernière était bilingue, ce qui n'est pas le cas de l'exemplaire presse. Vous avez donc négocié les droits de diffuser la version originale entre-temps ?

Vincent Ferré : Je dois avouer que la question des droits n'est pas du tout de notre ressort - Christine traduit, je travaille sur cette traduction… Pour le reste, je laisse à la maison d'édition le soin de s'exprimer. Et vous avez vu qu'elle ne l'a pas fait : d'une certaine manière, dans quelques mois, on aura oublié ce retard de quelques semaines. À l'arrivée, c'est une bonne chose que les poèmes soient proposés en anglais et en français, n'est-ce pas ?

Beren : Question d'Ælfwine : Tolkien s'est-il peu ou prou inspiré des sources tardives, comme le Niebelungenlied ?

Christine Laferrière : Oui et non ! En fait, il a examiné toutes les sources possibles et tenté de voir, concernant les sources tardives, dans quelle mesure elles avaient été déformées ou occultées. C'est avant tout les deux Eddas (poétique et en prose) qu'il faut considérer.

Beren : Question de Turb : c'est sûrement expliqué par Christopher Tolkien, mais La Légende de Sigurd et Gudrún est-elle à l'origine prévue pour la publication ? pour être lue à des amis ? pour son plaisir personnel ?

Christine Laferrière : En fait, c'est le mystère. Les exemplaires sont des copies presque au propre, parfois recorrigées, mais Tolkien n'en parlait jamais et ne les a citées que deux fois, selon Christopher, dont une fois dans une lettre à C.S. Lewis. Il a dû en lire des extraits en comité restreint, mais voilà tout.

Beren : Question d'Ingwiel : Ne pensez-vous pas que, bien que le texte soit un des piliers et un des éléments fondamentaux du livre, qu'il aurait été intéressant de pouvoir parcourir ce symbolisme que Tolkien met dans chacune de ses œuvres et ses références aux Mythes Scandinaves, afin de donner une dimension plus profonde à ses textes, quitte à parfois dévier de l'exacte expression ?

Christine Laferrière : Je comprends bien ce point de vue, mais je crois que traduire une œuvre écrite dans les années 30 signifiait ne pas ajouter de développements ni de symbolique ultérieure. En fait, c'est probablement à mesure qu'il composait La Légende de Sigurd et Gudrún que la symbolique s'élaborait dans son esprit. Le texte a été traduit tel quel selon le principe qu'une œuvre est inscrite dans son temps. Y intégrer une symbolique élaborée ultérieurement aurait été comme une réécriture rétrospective. Un peu comme si j'avais intégré des termes datant des années 50 parce que ces termes existaient au moment où je traduisais. Enfin tel est mon ressenti…

Beren : Question d'Ingwiel : Ne pensez-vous pas ainsi passer à côté de certains éléments qui auraient pu être intéressants et qui représentent une notion que Tolkien sans doute intégra dans son texte? (à mettre en rapport avec la dernière question d'Ingwiel sans aucun doute)

Christine Laferrière : Je crois (mais peut-être à tort, qui sait ?) que les notions en question sont celles qu'il développe dans les conférences et notes reproduites pas Christopher en introduction. Je les perçois comme avant tout reliées aux sources et non à ce dont il allait en faire dans ses œuvres romanesques, plus tardives. J'espère ainsi ne pas avoir lésé le lecteur ! Toujours dans l'idée que La Légende de Sigurd et Gudrún forme un tout, je pense qu'il peut être lu aussi par des gens ne connaissant pas forcément tout…

Beren : Question d'Ælfwine : Tolkien marque-t-il stylistiquement la frontière entre un poème essentiellement mythologique (Sigurd) et un qui s'intéresse principalement à des intrigues humaines (Gudrún) ?

Christine Laferrière : Excellente question ! Oui, dans ce sens que l'on n'a plus dans Gudrún de subdivisions et le rythme est plus rapide, selon celui des batailles. Mais sinon, j'ai cru observer une certaine cohérence dans l'ensemble des deux poèmes. Peut-être plus de mots composés difficiles à rendre dans Gudrún ?

Beren : Question de Bertrand : L'aspect oratoire du texte apparaît très bien conservé dans la traduction. Comment avez vous réussi cela ? Avez-vous par exemple récité votre traduction au fur et à mesure que vous l'écriviez, pour trouver le bon rythme ?

Christine Laferrière : Oui, j'ai parfois traduit à voix haute, non seulement pour bien compter les syllabes mais aussi, justement, pour voir l'effet que produirait un discours. Si j'ai réussi à reproduire cet effet, ainsi que vous me le dites, j'en suis très heureuse. Ce côté oral est en effet capital dans la traduction.

Beren : Une question d'Ingwiel : Sur un sujet totalement différent, comment définissez-vous, savez-vous qu'une traduction est bonne, qu'elle est complète ? Faut-il procéder à plusieurs étapes différentes en plus de toutes les relectures pour s'en assurer?

Christine Laferrière : Une traduction est bonne selon l'intime conviction que j'aurai d'avoir servi équitablement deux maîtres : le texte d'origine et le futur lecteur. Une traduction n'est jamais complète dans ce sens que traduire, c'est choisir et que choisir signifie perdre. À part cela, il faut beaucoup se renseigner sur le sujet, connaître parfaitement non seulement les termes employés mais aimer et respecter suffisamment le français, ici, pour juger de l'opportunité de l'alliance de ces termes. Une traduction requiert aussi du recul, il est normal de laisser reposer et lever la pâte ! Évidemment, il faut toujours se demander ce qu'aurait écrit l'auteur en français, sans jamais se prendre pour l'écrivain… ni un écrivain. Je crois que l'intime conviction en la matière peut être le critère d'une traduction réussie, lorsque l'on est en mesure de défendre tous ses choix.

« Une traduction est bonne selon l'intime conviction que j'aurai d'avoir servi équitablement deux maîtres : le texte d'origine et le futur lecteur. » C.L.

Forfirith : Je salue la très belle et juste formule que vous avez utilisée pour décrire le dur travail d'un traducteur !

Christine Laferrière : Merci Forfirith !

Beren : Eh bien Christine je crois que nous allons en rester là. Ce fut une interview passionnante, encore merci pour votre participation enthousiaste.

Christine Laferrière : Une fois encore, j'étais très heureuse et très touchée d'avoir été invitée. Sachez aussi que je trouve admirable tout ce que vous faites autour de l'œuvre de Tolkien, qui ne cessera jamais de nous fasciner.

Beren : J'espère que nous aurons l'occasion de nous croiser prochainement et de retrouver votre travail sur Tolkien à de nombreuses reprises

Christine Laferrière : Avec plaisir !

Beren : A bientôt donc ! et merci encore !

Zelphalya : Merci à tous d'être venus sur le chat de Tolkiendil !

 
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