L’épopée inachevée de Tolkien : “La Chute d’Arthur”

John Garth — Mai 2013
Traduit de l'anglais par Maria Kayed

Cet article concerne La Chute d'Arthur

L’un des projets abandonnés de Tolkien était un poème épique ayant pour sujet la légende du Roi Arthur. Laissée de côté durant des décennies, La Chute d’Arthur a enfin été publiée. John Garth, biographe de Tolkien, revient sur la façon de dont elle a ouvert la voie au Seigneur des Anneaux.
Ce texte est la propriété de John Garth et a été traduit et reproduit avec sa permission et celle du The Daily Beast.

Au début de la Chute d’Arthur, depuis longtemps attendue par les fans de Tolkien, et maintenant éditée pour publication par son fils Christopher, une armée marche vers la Forêt Noire, au-dessus de laquelle, dans une tempête, on voit une sorte de spectre de l’anneau :

wan horsemen wild in windy clouds
grey and monstrous grimly riding
shadow-helmed to war, shapes disastrous.
cavaliers pâles, sauvages, dans nuages de vent,
grisâtres, monstrueux, qui s'avançaient, sinistres,
casqués d'ombre au combat, formes contant désastres.1)

Mais ce n’est pas la Terre du Milieu : c’est l’Europe durant l’Âge des Ténèbres et l’armée est menée par Arthur et Gauvain. La Forêt Noire est tout simplement l’ancien nom donné aux forêts de l’est de l’Allemagne. Et Tolkien l’emprunta pour l’histoire pour enfants qu’il était en train d’écrire à la même époque, au début des années 1930, Le Hobbit.

Tolkien était l’auteur d’histoires sans fin. Et tout comme la plupart d’elles, La Chute d’Arthur était littéralement sans fin : inachevée. Elle reposait parmi son large héritage de papiers et restait inconnue sauf pour un paragraphe dans la biographie de Tolkien publiée en 1976 par Humphrey Carpenter et une simple référence parmi les lettres de Tolkien publiées. Sa publication suit celle de la plus difficile Légende de Sigurd et Gudrún en 2009 que Christopher a probablement décidé de publier en premier puisqu’elle était achevée. Tout comme Sigurd et Gudrún, La Chute d’Arthur est en vers allitératifs, une mode en vogue jusqu’au 14ème siècle. Elle remplit à peine 40 pages et a probablement été abandonnée suite à des pressions professionnelles et familiales, ou bien pour achever Le Hobbit. Mais si l’on peut mettre à part la frustration du fait que ce ne soit qu’un fragment, elle mérite bien d’être lue. Personne n’a travaillé plus que Tolkien pour raviver la flamme médiévale dans l’ère moderne et voici sa seule contribution créative à la tradition arthurienne. Attirante par son rythme, hantée par la perte, elle répond aux attentes.

Arthur est vu comme un roi fidèle à Rome, dont les légions ont quitté la Grande-Bretagne. C'est l'époque des grandes migrations vers l'ouest des peuples germaniques, qui finiront par occuper l'Europe, conduisant les Celtes au bord de l'Atlantique. À une époque où la Grande-Bretagne était elle-même récemment convertie en « douce Chrétienté », Arthur mène une guerre écrasante contre les envahisseurs germaniques et leurs « dieux d'autrefois2) ». Mais le sien est « un monde frôlant chute3) », en proie « au cruel cours du temps4) » : nous savons qu’il ne triomphera pas contre la trahison à demeure.

Paysage et climat, comme toujours, sont les alliés de Tolkien pour augmenter ou diminuer la tension. La tempête dans le ciel et la mer correspondent aux passions et conflits humains ; les vagues broient les rochers « pleins de colère d'ogre5) ». Le récit voltige des grandes scènes militaires aux détails des personnages, puis les surtensions reviennent brusquement. La légèreté des Hobbits est bien sûr absente. Les principaux acteurs étant des personnifications rigides du principe, ou de son absence.

Gauvain est moins une personnalité qu’un morceau de granit, un homme « dont gloire s'accroissait / quand temps s'enténébraient6). » Lancelot possède un optimisme heureux et impulsif en rupture avec l’air du temps. Son amour pour Guenièvre est déplacé : elle est un « cœur cupide7)» accapareur d’or ou d’amour, dont les sentiments conviennent mal à l’ethos de la Table Ronde que sont le service public, l’honneur et la chevalerie : « impitoyable dame, / belle ainsi femme-fée, et à l'esprit funeste, / qui marchait dans le monde pour le malheur des hommes8). » Mordret est esclave de son désir pour la Reine ne trouvant aucun débouché pour ses énergies contradictoires qu’en actions intrigantes.

Au moment où il a commencé La Chute d’Arthur, Tolkien était déjà maître du mode allitératif, dans lequel les deux ou trois mots les plus importants de chaque ligne commencent par le même son et dans lequel chaque ligne contient une pause au milieu, une « césure » représentée par un espacement supplémentaire. Personne ne devrait être surpris de rencontrer des inversions dans l'ordre des mots et des archaïsmes : targes, blazons, vawards, dromonds et broidery9) tous en l'espace d'une douzaine de lignes. Dans son commentaire généreux et éclairant, Christopher Tolkien cite une lettre de 1934 d’un ami de son père qui, en lisant Arthur dans un train, « a profité d'un compartiment vide, afin de le déclamer comme il mérite ». Lire à voix haute est certainement meilleur ; un train étant strictement facultatif.

Les lecteurs du Seigneur des Anneaux seront familiers avec le style. « Nous avons entendu des cornes sonner dans les collines » - c’est la manière avec laquelle les poètes de Rohan évoquent l'appel à l’action du clairon. Dans La Chute d’Arthur, presque la même ligne apparaît, avec une différence pessimiste : l’armée d'Arthur dans la Forêt Noire « un cor ils entendirent vibrer dans les collines10) ». C'est la corne d'un messager venant de la Grande-Bretagne pour dire au roi qu'il a été trahi par Mordret, laissé en tant que son intendant.

 Boromir sonne du cor (© John Howe)

La première pensée d’Arthur est de convoquer Lancelot depuis sa demeure en France. Mais - comme nous l'apprenons dans un flashback - Lancelot a été banni suite à sa conduite adultère avec Guenièvre et Gauvain affirme, à tort, qu'on ne peut pas lui faire confiance. Un brouillard d'incompréhension entre les ennemis de Mordret les laisse fatalement vulnérables.

Le poème s’interrompt au stade le plus frustrant, juste au moment où Arthur et Gauvain envisagent une attaque du type de celle de Gallipoli via les falaises blanches de Grande-Bretagne. Argumentant contre l’assaut inégal, Arthur est le modèle du commandant militaire juste et sage, tout comme Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux mais tout à fait différent des généraux que la génération de Tolkien a connu durant la Première Guerre Mondiale, ces derniers ayant fait perdre la vie à des dizaines de milliers de personnes dans des attaques futiles et mal-conçues. Cependant, l’attaque se poursuit, avec des conséquences sinistres.

La Chute d’Arthur traite presque exclusivement de manœuvres personnelles et militaires. Mais c’est un monde à la bordure de la fantaisie, où Gauvain porte une épée avec des runes enchantées et parle de convoquer l’aide des peuples des « fées » de l’île d’Avalon. Et c’est en Avalon, d’une manière curieuse et fascinante, que La Chute d’Arthur se raccorde à la mythologie de la Terre de Milieu de Tolkien.

Avalon la mystérieuse, où Arthur est mené pour mourir, est souvent considérée par les chroniqueurs Arthuriens comme étant Glastonbury, un lieu bien réel situé à l’ouest de l’Angleterre. Mais ce n’est pas le cas chez Tolkien. Les lecteurs attentifs savent déjà que la Terre du Milieu n’a jamais été conçue pour être un autre monde, mais le nôtre dans une ère antérieure. En 1916, longtemps avant avoir envisagé Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux, Tolkien avait déjà commencé à écrire les « Contes Perdus » (prototypes du Silmarillion) qui, dans sa tête, étaient racontés à un marin mortel qui atteignit l’île solitaire des Elfes à l’extrême ouest. Dans La Chute d’Arthur, quand Tolkien parle d’Avalon, il veut en fait parler de cette même île elfique.

Le plus cruel de tout sont les notes de la fin non écrites, où Lancelot navigue vers Avalon dans le sillage d’Arthur. Bien sûr, ce n’est pas ce qui se passe pour Lancelot dans les sources médiévales : comme Christopher Tolkien l’explique, dans Le Morte d’Arthur, écrit durant le 15ème siècle par Sir Thomas Malory, Lancelot vit dans le renoncement en Grande-Bretagne avant de finalement périr après la mort de Guenièvre. La décision de Tolkien d’envoyer Lancelot en Avalon, reconfigurée pour être l’île des Hauts Elfes, est-elle simplement de l’auto-indulgence de la part d’un auteur dont les écrits étaient si souvent tirés vers l’orbite de la Terre de Milieu – un cas aussi insignifiant qu’une baleine portant le chien-héros du conte des enfants Roverandom vers les limites de la Baie de Faërie et le ramène ? Ou bien Tolkien projetait-il d’utiliser La Chute d’Arthur afin d’introduire ses lecteurs aux histoires du Silmarillion, faisant de Lancelot le marin qui apprendrait ces « contes perdus » des Elfes d’Avalon ? Il travaillait déjà sur ces histoires depuis près de deux décennies, et certainement dans les années 1930 il cherchait des moyens pour les publier. Mais on ne saura jamais s’il voyait vraiment Arthur de cette manière. Peu après l’abandon de ce poème, Le Hobbit fut publié, et cette histoire plus populaire s’avéra être la porte par laquelle Tolkien pouvait faire passer sa vision, plus ancienne et plus épique du royaume des elfes.

Voir aussi sur le net

1) La Chute d'Arthur, Chant I, Vers 87 à 89, traduction de Christine Laferrière
2) La Chute d'Arthur, Chant I, Vers 103, traduction de Christine Laferrière. VO: olden gods.
3) La Chute d'Arthur, Chant I, Vers 55, traduction de Christine Laferrière. VO : a falling world.
4) La Chute d'Arthur, Chant I, Vers 5, traduction de Christine Laferrière. VO : the tides of time.
5) La Chute d'Arthur, Chant III, Vers 9, traduction de Christine Laferrière. VO : with ogre anger.
6) La Chute d'Arthur, Chant I, Vers 52, traduction de Christine Laferrière. VO : whose glory waxed / as times darkened.
7) La Chute d'Arthur, Chant III, Vers 50, traduction de Christine Laferrière. VO : greedy hearted.
8) La Chute d'Arthur, Chant III, Vers 54 à 56, traduction de Christine Laferrière. VO : lady ruthless, / fair as fay-woman and fell-minded / in the world walking for the woe of men.
9) VF : targes, blasons, avant-garde, dromons, et broderie.
10) La Chute d'Arthur Chant I, Vers 103, traduction de Christine Laferrière. VO: heard a horn in the hills trembling.
 
tolkien/etudes/arthur.txt · Dernière modification: 29/07/2021 10:39 par Druss
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