Sam Gamegie et les ordonnances de Tolkien

John Garth, traduit de l'anglais par Vivien Stocker avec l'aide d'Hélène Chiale – avril 2014
Note de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n'est requise.
Cet article a été traduit à l'occasion de la sortie française de Tolkien et la Grande Guerre. John Garth se penche sur le lien entre Sam Gamegie et les soldats de la Grande Guerre, à l'occasion de la redécouverte d'une lettre de Tolkien mise aux enchères en février 2014.
Ce texte est la propriété de John Garth et a été traduit et reproduit avec sa permission.

Tolkien, comme un bon joueur de poker, gardait son jeu près de sa poitrine et en révélait très peu sur l'impact de son expérience sur sa fiction. Il pouvait moins s'en garder en privé, comme Humphrey Carpenter le montre dans sa Biographie de 1977, dans laquelle il cite Tolkien expliquant que Sam Gamegie était en partie inspiré des soldats qu'il avait connus durant la Première Guerre mondiale. La source précise de la citation a toujours été un mystère, une frustration pour les futurs écrivains sur Tolkien, comme moi-même, qui aiment avoir le contexte et des précisions. Était-elle tirée d'un ensemble de notes autobiographiques inédites et inconnues, si bien sûr Tolkien eût jamais écrit une telle chose ? Nous ne pouvions que méditer. Toutefois, nous connaissons désormais une déclaration quasi-identique de Tolkien en réponse à un fan du Seigneur des Anneaux.

La lettre, écrite le 16 avril 1956 à H. Cotton Minchin, vient d'être mise aux enchères et c'est bien entendu un plaisir de la lire. On reconnaît bien la voix et la plume caractéristiques de Tolkien dans cette lettre d'envergure au ton méditatif. Il semble qu'elle ait été connue de Carpenter seulement sous forme de brouillon, à partir duquel il a fourni les extraits présents dans les Lettres. C'est dommage qu'une plus grande partie n'ait pas été utilisée car cette lettre fait plus de 1100 mots.

En ce qui concerne le lien fictionnel entre Sam Gamegie et la Première Guerre mondiale, la biographie de Carpenter cite Tolkien en ces termes : « Mon “Sam Gamegie” est en fait un décalque du soldat anglais, de secondes classes et d'ordonnances que j'ai connus pendant la guerre de 1914, et que je trouvais de loin supérieurs à moi-même. » Une ordonnance, dans le jargon militaire, était un soldat qui (en plus de combattre, le cas échéant) avait la tâche de veiller à l'équipement d'un officier, à sa cuisine et son ménage. La formulation de Tolkien dans la lettre envoyée à Minchin est différente et également très intéressante : « Mon “Samsagace” est en fait (comme vous l'avez remarqué) principalement un décalque du soldat anglais, greffé sur les garçons de ferme d'autrefois, le souvenir des secondes classes et de mes ordonnances que j'ai connus pendant la Guerre de 1914, et que je trouvais de loin supérieurs à moi-même. »

Cela donne la dimension supplémentaire que, dans le portrait de Sam, Tolkien a aussi utilisé des souvenirs de garçons de la banlieue rurale de Birmingham, où il vécut quand il avait entre trois et huit ans. Cela s'accorde bien avec une autre déclaration où il disait que la société du Comté était « à peu de choses près, un village du Warwickshire à l'époque du Jubilé de Diamant » (Lettres, p. 326), c'est-à-dire un village comme Sarehole en 1897, à l'anniversaire de la 60ème année de la Reine Victoria sur le trône d'Angleterre, et la cinquième de Tolkien sur terre. Parmi l'étonnante inventivité de Tolkien et les vastes connaissances mythologiques et médiévales qu'il a déversées dans son légendaire, c'est là un point trop facilement mis de côté : le fait que la vie contemporaine, et spécialement la vie telle qu'il l'a connue dans sa jeunesse, a été une grande source de créativité pour Le Seigneur des Anneaux.

Les remarques de Tolkien à Minchin étayent aussi un argument que j'ai émis dans différentes conférences sur la manière dont la Grande Guerre a façonné Le Seigneur des Anneaux. En reliant discrètement ses hobbits avec les garçons de 1901, qui avaient donné les jeunes hommes de 1914, Tolkien était à même de puiser directement dans la guerre dans laquelle lui et ces hommes furent ensuite jetés. Il a vu et ressenti comment la guerre pouvait changer ceux qui l'ont traversée.

Beaucoup de dangers qu'il décrit dans Le Seigneur des Anneaux peuvent être fantastiques mais beaucoup ne le sont pas et d'autres sont seulement symboliques. Mais la peur, l'ingéniosité, la démoralisation, le courage, le chagrin, les rires innocents face à de redoutables obstacles : toutes ces choses qu'il a connues, il les a versées dans sa fiction. Ça et les souvenirs de ces racines rurales apportent un éclat de vie aux hobbits.

Un détail supplémentaire de la lettre à Minchin est que Tolkien se réfère à « mes ordonnances » plutôt que simplement « les ordonnances » comme dans la citation du Carpenter. Je suppose que Tolkien avait l'usage exclusif d'une ordonnance, plutôt que d'être juste l'un des quelques officiers se partageant les services d'une ordonnance — un point d’ambiguïté dans les documents laissés par Tolkien que j'ai pu voir. De plus, la lettre à Minchin montre que Tolkien avait plus d'une ordonnance. Cela ne veut pas dire qu'il avait une équipe complète dévouée à ses besoins mais que pour une raison quelconque, son ordonnance fut remplacée au moins une fois. Mais ce n'est peut-être pas si surprenant : Tolkien fut rattaché à quatre unités différentes — les 13ème Lancashire Fusiliers, son bataillon d'entraînement en 1915-16 ; les 11ème Lancashire Fusiliers, le bataillon dans lequel il servit à la bataille de la Somme, en 1916 ; et les 3ème Lancashire Fusiliers et le 9ème Royal Defence Corps, avec lesquels il garda la côte du Yorkshire en 1917-18. Il semble très peu probable que la même ordonnance soit restée avec lui durant ces réaffectations, en particulier les dernières, qui ont conduit à son mauvais état de santé chronique après la Somme. Il y a une alternative ou une possibilité supplémentaire : qu'une ou plusieurs des ordonnances assignées à Tolkien aient été elles-mêmes frappées par la maladie, blessées ou tuées.

Revenons-en à Sam Gamegie. Sa position est certainement différente des trois autres hobbits car il vient d'une classe sociale différente et reste, de fait, l'employé de Frodo comme il l'était à Cul-de-Sac. Mais je ne pense pas que nous devrions voir cette relation à-travers le seul spectre des classes sociales qu'on leur applique quelques fois. Tolkien a écrit une fois que « l'emploi le moins convenable pour n'importe quel homme […] est de commander d'autres hommes » (Lettres, p. 97). Comme je l'ai dit dans une conférence donnée à l'Université Marquette en 2004,

La relation entre Frodo et Sam reflète assez la hiérarchie d'un officier et son domestique [durant la Première Guerre mondiale]. Les officiers avec une éducation universitaire et une expérience de la classe moyenne. Les hommes de la classe ouvrière restaient au grade de simple soldat ou au mieux de sergent. Un fossé social divisait les lettrés comme le oisif Frodo de son ancien jardinier, qui doit alors s'occuper du réveil matinal, de la cuisine et du paquetage. La réticence des hommes britanniques et la conscience des classes affectaient les communications entre les ordonnances et les officiers, les duos étranges du champs de bataille. Tolkien schématise la rupture graduelle due à la retenue (au travers d'un péril prolongé) jusqu'à ce que Sam puisse prendre Frodo dans ses bras et l'appelle « Monsieur Frodo, mon cher. »
Dès lors, la hiérarchie est largement inversée. Frodo tend vers une dépendance infantile : il présente les problèmes, Sam les solutions. Durant la Première Guerre mondiale, ce processus était loin d'être atypique. Les officiers commandaient pour des raisons de classe sociale, non pas parce qu'ils étaient des soldats expérimentés ou des leaders, alors que les seconds ou les ordonnances avaient souvent l'âge, l'expérience et la sagesse manquants à leurs supérieurs hiérarchiques. C.S. Lewis, par exemple, a tenu le rôle de Frodo et son sergent celui de Sam. « J'en suis venu à plaindre et admirer l'homme ordinaire : particulièrement le cher sergent Ayres, se rappelle Lewis. J'étais un officier inutile (ils donnaient le commandement trop facilement à l'époque), une marionnette entre ses mains et il tournait cette ridicule et pénible relation en quelque chose de beau, devenant presque comme un père pour moi. » (Surpris par la joie : Le profil de mes jeunes années)
Avec l'aide des bavardages chaleureux de Sam, Frodo réussit même à rire aux abords du Mordor. « Pareil son ne s'était pas fait entendre en ces lieux depuis que Sauron vint en Terre du Milieu » note Tolkien. C'est ce type de rire qui selon le correspondant de guerre Philip Gibbs (dans Now It Can Be Told), agit comme « une évasion de la terreur, une libération de l'âme par une explosion mentale, depuis les murs de la prison du désespoir et du trouble » sur le front de l'Ouest1).

J'aurais aimé en savoir plus sur Minchin. Il était le capitaine Humphrey Cotton Minchin et avait édité The Legion Book en 1929, une anthologie d'art et d'écrits de contributeurs tels qu'Edmund Blunden (qui avait combattu comme Tolkien dans les bois de Thiepval dans la Somme), Rudyard Kipling, Winston Churchill et l'artiste de la Grande Guerre Paul Nash. Le livre, dans une édition extrêmement limitée, avait été commandé par le Prince de Galles, le futur roi Édouard VIII (l'abdicateur), pour réunir des fonds pour la Légion Britannique. Je suspecte que Minchin avait également servi lors de la Première Guerre mondiale. En tout cas, il ressort de la lettre à Tolkien que Minchin avait reconnu une ordonnance de la Grande Guerre en la personne de Sam Gamegie.

La lettre de Tolkien à Minchin pourrait faire une meilleure vente aux enchères que l'ensemble des ventes du livre de Minchin (elle a été vendu chez Sotheby pour 31 250 $, il y a moins d'un an). D'un point de vue biographique, la lettre est particulièrement précieuse car elle capte Tolkien au moment où il vient juste de réaliser, à son propre étonnement, que le légendaire auquel il travaillait depuis 42 ans n'était plus nécessairement un exercice privé, mais un sujet d'intérêt majeur pour d'autres. Il accueille favorablement les lettres des lecteurs (bien différentes de la plupart de celles qu'il avait reçu quand il était très connu pour le seul Hobbit) et il note comment ses collègues universitaires d'Oxford ont été « scandalisés par mon excursion honteuse dans la “littérature” » — alors qu'il aurait dû s'acquitter de ses devoirs professionnels en tant que philologue. Il se plaint de la part que le Trésor Public prendra sur les revenus générés par un livre qui a mis 18 ans à être écrit et il décrit Le Hobbit comme « une victime de guerre », les copies restantes de la seconde impression de qualité supérieure ayant été détruites dans un incendie lors d'un raid aérien allemand. Puis, laissant de côté ses plaintes d'auteur, il exerce son talent linguistique en étudiant l'étymologie du nom Minchin.

Les omissions dans les Lettres ne sont pas complètement déraisonnables. Il aurait été répétitif d'inclure le récit qu'il fit à Minchin sur la manière dont il choisit le nom de Sam Gamegie (tiré d'un mot d'argot de Birmingham pour la ouate, nommée d'après Sampson Gamgee qui en inventa une variété à destination de la chirurgie). Tolkien dit aussi qu'il avait récemment entendu parler d'un vrai Sam Gamgee, mais cette anecdote apparaît ailleurs dans les Lettres (comme dans sa réponse à Sam Gamgee de Tooting). Une autre partie qui apparaissait probablement dans le brouillon avait déjà été utilisée à bon escient dans la biographie de Carpenter, où Tolkien ironise sur le fait qu'il avait « vécu quelque temps dans la crainte de recevoir une lettre signée “S. Gollum”. » Mais ce commentaire dans la lettre adressée à Minchin est magnifiquement ironique et n'a pas été vu avant : « Quoi qu'il en soit, il semble que j'aie excité les Gamgee et je suis maintenant menacé avec des notes généalogiques au moins aussi compliquées que les fictives. »

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Sur le net

1) “Frodo and the Great War”, in The Lord of the Rings, 1954–2004: Scholarship in Honor of Richard E. Blackwelder, ed. Wayne G. Hammond and Christina Scull (Milwaukee: Marquette University Press, 2006).
 
tolkien/etudes/sam_gamegie_et_les_ordonnances_de_tolkien.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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