La première mythologie de la Terre du Milieu de Tolkien, 1915–1916

John Garth — Avril 2014
Traduit par Johan-Frédérick Hel Guedj

Texte © John Garth 2003, 2013. Ce texte reprend des passages de Tolkien et la Grande Guerre (chapitre 6, p. 136–139) dans la traduction de Johan-Frédérick Hel Guedj, avec l’aimable autorisation de Christian Bourgois éditeur.

Tolkien et la Grande Guerre, traduction de Johan-Frédérick Hel Guedj, Christian Bourgois éditeur, mars 2014, 379 p.

Toutes les citations de J.R.R. Tolkien © The Tolkien Trust / The J.R.R. Tolkien Copyright Trust 2003. La dernière citation à propos des Allemands provient d’une interview de Philip Norman dans The Sunday Times Magazine du 15 janvier 1967.

Les passages non extraits de Tolkien et la Grande Guerre ont été traduits par nos soins et signalés par une note de l’éditeur (N.d.É.). Les conventions d’écriture et la mise en forme des noms propres suivent celles de l’article en ligne plutôt que celles de l’ouvrage.

Cet article est tiré de l'ouvrage
Tolkien et la Grande Guerre.

Tolkien et la Grande Guerre

Au début, la Terre du Milieu de Tolkien pourrait sembler aussi différente du monde du Hobbit, du Seigneur des Anneaux et du Silmarillion, qu’un gland d’un chêne. Dans cet extrait de Tolkien et la Grande Guerre, je reconstitue la manière dont elle était structurée juste avant que Tolkien n’aille combattre à la bataille de la Somme pendant l’été 1916 — avant même le Livre des Contes Perdus qu’il commença juste après la bataille. Quelques détails et noms propres nous sont familiers, beaucoup ne le sont pas. Esquissé à partir d’une poignée de poèmes et à partir du premier cahier d’elfique de Tolkien, ces éléments fournissent un aperçu fascinant de cette étonnante imagination dans sa verte jeunesse1).

Enu, que les hommes désignent du nom d’Ilùvatar, le Père céleste, créa le monde et réside en dehors. Mais l’intérieur du monde est habité par les « dieux païens » ou Ainur, qui avec leurs serviteurs, s’appellent ici les Valar ou « peuple heureux » (au sens originel de « béni par la bonne fortune »). Rares sont ceux qui reçoivent un nom : notamment Makar, le dieu de la bataille (ou Ramandor, le hurleur) et les Sùlimi des vents, Ui, qui est la reine des Oaritsi, les sirènes et Niëliqi, une fillette dont le rire fait naître des jonquilles et dont les larmes sont des flocons de neige2). La terre des Valar est Valinor ou « Asgard », qui s’étend aux pieds du majestueux Taniqetil couronné de neige, en bordure occidentale de la terre plate.

À côté de Valinor s’étend la plage rocheuse d’Eldamar, jadis demeure des Eldar elfiques, ou Solosimpë, les fées de la grève ou les Flûtistes de la côte. La maison royale des fées, les Inweli, était dirigée par leur ancien roi, Inwë, et leur capitale était la ville blanche de Kôr sur les rochers d’Eldamar. Elle est à présent déserté : Inwë a pris la tête de la danse des fées pour les mener vers le monde où elles enseignent le chant et la sainteté aux mortels. Mais la mission échoue et les Elfes qui restent à Aryador (l’Europe?) sont réduits à un furtif « peuple de l’ombre ».

Les Noldoli ou Gnomes, les plus sages des tribus de faërie, sont conduits de leur terre de Noldomar vers l’Île Solitaire de Tol Eressëa (l’Angleterre) par le dieu Lirillo. Les autres fées se sont retirées du monde hostile vers cette île qui s’appelle désormais Ingilnōrë d’après le nom du fils d’Inwë, Ingil (ou Ingilmo). Dans Alalminórë (le Warwickshire), la terre des ormes au cœur de l’île, elles ont édifié une nouvelle capitale, Kortirion (Warwick). Là, Erinti la déesse vit dans un cercle 3) d’ormes et elle possède une tour que gardent les fées. Elle est venue de Valinor avec Lirillo et son frère Amillo, pour s’installer dans cette île parmi les tribus elfiques en exil. À présent, les fées joueuses de flûte hantent les plages et les grottes marines semées d’algues de l’île ; mais l’une de ces créatures, Timpinen ou Tinfang Warble, joue de la flûte dans les bois.

Tolkien s’est servi du nom d’Inwinórë, Faërie, pour désigner à la fois Eldamar et Tol Eressëa. Les elfes sont immortels et boivent un breuvage appelé limpë (tandis que les Valar boivent du miruvōrë). Ils sont généralement minuscules, et certains le sont tout particulièrement : un champignon devient une « canopée de fées », Nardi est une fée fleur, tout comme Tetillë, qui habite un coquelicot. De tels êtres, ou les nymphes de la mer, sont-ils apparentés aux « fées » qui ont construit Kôr ? Il est impossible d’en juger d’après les éléments que contenait le lexique qenya. Le qenya est seulement l’une des nombreuses langues elfiques ; le lexique dresse aussi la liste de dizaines de mots dans une autre langue, le gnomique.

Les mythes célestes occupent une place de choix aux côtés de la saga de l’exil des elfes vers l’Île Solitaire / l’Angleterre. Valinor est (ou bien était ?) éclairé par les Deux Arbres qui portaient le fruit du Soleil et de la Lune. Le Soleil elle-même4), Ur, franchit ses portes immaculées pour appareiller vers le ciel, mais c’est le terrain de chasse de Silmo, la Lune, d’où l’astre solaire s’est jadis échappé en plongeant dans les flots et en s’aventurant dans les grottes des sirènes.

Autre proie que chasse la Lune, Eärendel, le timonier de l’étoile du matin ou du soir. Il fut autrefois un marin émérite qui sillonna les océans du monde à bord de son navire, le Wingelot ou Fleur d’Écume. Lors de son ultime voyage, il double les Îles du Crépuscule, avec leur tour de perle, pour rallier Kôr, d’où il appareille vers la lisière du monde et les cieux ; son épouse terrestre Voronwë est désormais Morwen (Jupiter), « fille de la nuit ». Parmi les autres étoiles dans Ilu, les fines couches d’air enveloppant la terre, on trouve l’abeille bleue Nierninwa (Sirius) et il y a là aussi des constellations comme Telimektar (Orion), le Porteur d’Épée du Ciel. La Lune apparaît aussi comme le palais cristallin du Roi de la Lune Uolë·mi·Kūmë qui, après être tombé sur terre, troqua jadis ses richesses contre un bol de pudding froid à la mode de Norwich.

À côté de ces merveilles, ces pages recèlent aussi des monstres : Tevildo le haineux, prince des chats, et Ungwë·Tuita, l’Araignée de la Nuit — dans la sombre Ruamōrë, Earendel échappa un jour de justesse à l’écheveau des ses toiles. Fentor, seigneur des dragons, mis à mort par Ingilmo ou par le héros Turambar, qui maniait sa puissante épée baptisée Sangahyando ou « le fendoir des foules » (et que l’on compare au Sigurðr du mythe nordique). Mais il existe d’autres créatures périlleuses : Angaino (le « tourmenteur ») est le nom d’un géant, alors qu’ork signifie « monstre, ogre, démon ». Raukë signifie aussi « démon » et fandor « monstre ».

Les fées connaissent la tradition chrétienne avec ses saints, ses martyrs, ses moines et ses nonnes ; elles ont des mots pour la « grâce » et les « bienheureux » et des noms mystiques pour désigner la Trinité. Les esprits des hommes mortels errent hors de Valinor dans la région d’Habbanan qui dans l’abstrait est peut-être manimuinë, le Purgatoire. Mais il existe des noms divers pour désigner l’enfer (Mandos, Eremandos et Angamandos) et aussi Utumna, les basses régions de la nuit. Les âmes des bienheureux demeurent à iluindo, au-delà des étoiles.

Angband (© John Howe)

Il est curieux — surtout par opposition avec ses célèbres écrits ultérieurs — que la vie même de Tolkien soit ainsi directement mythologisée dès ces premières créations. Il a laissé sa signature discrète dans son art et parfois le lexique est un roman à clef5),6).

Les seuls lieux de l’Île Solitaire qu’il nomme sont ceux qui sont importants à ses yeux quand il commença d’y travailler : Warwick, Warwickshire, Exeter (Estirin) College et Oxford (Taruktarna). Nous pouvons éventuellement retrouver John Ronald Reuel Tolkien et sa bien-aimée Edith7) dans Eärendel et Voronwë, mais Edith est aussi certainement représentée par Erinti, la déesse qui règne fort à propos sur « l’amour, la musique, la beauté et la pureté » et vit à Warwick (où Tolkien et Edith Bratt se marièrent le 22 mars 19168)). Amillo renvoie à Hilary, le jeune frère de Tolkien. John Ronald déclarait peut-être ses propres ambitions littéraires avec Lirillo, le dieu des chants, également appelé Noldorin parce qu’il ramena les Noldoli à Tol Eressëa. [Cf. la note ci-dessous] Les écrits de Tolkien, a-t-il pu laisser entendre, marqueraient une renaissance de Faërie.

La guerre y fait aussi intervention. Makar le dieu des batailles semble avoir été l’un des premiers Valar à recevoir un nom (et Melko, plus tard Melkor Morgoth, n’était pas encore apparu)9)… Il est un aspect particulièrement frappant, et c’est la manière qu’a le qenya, à ce stade, d’associer les Allemands à la barbarie. Kalimban est la « Barbarie », l’Allemagne ; kalimbarië est la « barbarie », kalimbo est « un homme sauvage, non civilisé, barbare » — « un géant, un monstre, un troll » et kalimbari est terme générique qui désigne « les Allemands ».

Il émane de ces définitions un fort sentiment de désillusion, si dénué de l’attrait que Tolkien avait éprouvé envers « l’idéal “germanique” » quand il était étudiant (Lettres 55). Il vivait dans un pays tenaillé par la peur, le chagrin et la haine, et à présent des gens qu’il connaissait avaient été tués par les Allemands.

Pourtant, cette association de l’Allemagne et du barbarisme n’a pas survécu à sa rencontre avec les soldats allemands, dans la Somme. Tolkien insista plus tard qu’il n’y avait aucun parallèle entre les gobelins qu’il inventa et les Allemands qu’il combattit, déclarant qu’« [il n’avait] jamais eu de tels sentiments envers les Allemands. [Il était] vraiment contre ce genre de choses10). »

Notes

Les noms et leurs significations diffèrent du légendaire tardif : par exemple, Enu (Dieu) que Tolkien relie au verbe qenya signifiant « concevoir » fut finalement renommé Eru, traduisible par « l’Un ». Quelques noms trouvèrent finalement un usage entièrement différent : des décennies plus tard, Sangahyando fut donné à un roi rebelle du Gondor, dans le Seigneur des Anneaux. Certains concepts comme les Valar et Eldamar devaient subir de nombreux développements. L’utilisation des diacritiques par Tolkien changea également, ainsi Ilùvatar devint Ilúvatar11).

Erinti, Amillo et Lirillo : Février, le mois de naissance de Hilary Tolkien, devient Amillion d’après Amillo ; mais Tolkien a dû scinder janvier en deux afin de pouvoir nommer la seconde moitié du mois Erintion, en l’honneur du jour de l’anniversaire d’Edith (le 21 janvier) et la première moitié, Lirillion, en l’honneur du sien (le 3 janvier). Voir Christopher Gilson, « Narqelion and the Early Lexicons », Vinyar Tengwar 40, p. 912).

Cette reconstitution est surtout fondée sur le lexique qenya (Parma Eldalamberon 12 : Qenyaqetsa: The Qenya Phonology and Lexicon, éd. de Christopher Gilson, Carl F. Hostetter, Patrick H. Wynne, Arden R. Smith), ainsi la poésie disponible de 1915, et des notes sur les errances atlantiques d’Eärendel, « Les rives de Faërie » (le Livre des Contes Perdus 2, p. 345–346 ; des indices suggèrent d’autres esquisses dans le Livre des Contes Perdus 2, p. 335 sq., rédigées plus tard.). Tolkien n’a sans doute pas risqué d’emporter le lexique en service actif et on peut évaluer son état vers mars 1916 en excluant toutes les entrées manquantes dans « The Poetic and Mythologic Words of Eldarissa », une liste recopiée à partir de là probablement peu après son retour en Angleterre (Parma Eldalamberon 12, p. xvii–xxi). Certains détails apparaissant seulement dans cette liste sont sans doute postérieurs à la phase initiale du lexique, et omis ici. La reconstitution ne tient pas compte des poèmes, notes ou esquisses non publiés, et couvre une période (à partir de début 1915) où les conceptions étaient probablement très fluides13).

Les poèmes examinés ici sont publiés dans les deux volumes du Livre des Contes Perdus, sauf « Les Marées » qui apparaît dans la Formation de la Terre du Milieu. Tous sont étudiés dans Tolkien et la Grande Guerre. À peu près chronologiquement viennent « Le Voyage d’Éarendel l’Étoile du Soir » (septembre 1914, peu après le déclenchement de la guerre), « L’Homme dans la Lune est tombé trop tôt » (mars 1915), « Toi et Moi et la Chaumière du Jeu Perdu », « Pieds de Gobelin », « Tinfang Warble » et « Kôr » (tous datant d’avril 1915, alors que Tolkien approchait de la fin de sa vie estudiantine), « Les Rives de Faërie » (la première fois que des éléments datés apparaissent avec des noms elfiques) et « Les Marins Heureux », tous deux datés de juillet 1915, alors que Tolkien rejoignait l’Armée britannique, « Une Chanson d’Aryador » (septembre 1915), « Kortirion parmi les Arbres » (novembre 1915), « Narqelion » (novembre 1915–mars 1916), qui est en qenya et est analysé par Christopher Gilson dans Vinyar Tengwar 40, « Par-Dessus de Vieilles Collines et Au Loin » (décembre 1915–février 1916), et « Habbanan sous les Étoiles » (décembre 1915). Le dernier poème de cette époque à avoir été publié est le très intéressant et en partie autobiographique poème de l’« Allégeance de l’Homme Errant » (mars 1916), dont une partie a été intégrée dans la mythologie en 1917 — mais qui ne relève pas du champ d’application de cette reconstruction de la mythologie de Tolkien telle qu’elle était au début de 1916.

Pour cette page, j’ai omis un passage sur les mots liés à la guerre, qui inclut des éléments probablement postérieurs à la Somme. J’ai ajouté quelques détails de contexte, et d’ailleurs, dans Tolkien et la Grande Guerre, j’ai apporté deux points importants concernant le développement de la mythologie de Tolkien : que sa peinture des Allemands en tant que monstres semble s’être arrêté à la bataille de la Somme et que Melko ne semble être apparu qu’après la Somme14).

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) N.d.É. : Cette introduction a été traduite par nos soins.
2) N.d.É. : Il faut plutôt comprendre que ses larmes font pousser des perce-neiges (snowdrops en anglais). Cf. le lexique à la fin des Contes Perdus.
3) N.d.É. : L’article et la version originale de Tolkien et la Grande Guerre donnent « cercle », là où la traduction française de Tolkien et la Grande Guerre donne « korin », l’équivalent qenya. Nous gardons cercle, en accord avec l’article en ligne.
4) N.d.É. : La traduction française utilise « lui-même », mais la version originale, que ce soit dans l’article ou dans l’ouvrage, donne herself. Nous remplaçons donc par « elle-même », en référence au genre féminin de Ur.
5) En français dans le texte. (N.d.T.)
6) N.d.É. : Le roman à clef est un genre littéraire dans lequel certains personnages représentent de façon plus ou moins explicite une personne réelle.
7) N.d.É. : Tolkien et la Grande Guerre diffère légèrement, donnant « Exeter (Estirin), d’où son collège tirait son nom et Oxford (Taruktarna). Nous pouvons éventuellement retrouver John Ronald et son Edith… ».
8) , 9) N.d.É. : Cette parenthèse n’apparaît pas dans Tolkien et la Grande Guerre.
10) N.d.É. : Cette section a été traduite par nos soins car absente de Tolkien et la Grande Guerre.
11) N.d.É. : Note traduite par nos soins.
12) N.d.É. : Note de bas de page 139 de Tolkien et la Grande Guerre.
13) N.d.É. : Ce passage correspond à la note 36 p. 329.
14) N.d.É. : Ces deux derniers paragraphes ont été traduits par nos soins.
 
tolkien/etudes/la_premiere_mythologie_de_la_terre_du_milieu.txt · Dernière modification: 29/07/2021 10:43 par Druss
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