L’adûnaïque : la langue vernaculaire de Númenor

Quatre Anneaux
Helge Kåre Fauskanger — 1997
traduit de l’anglais par Romain Paulino
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
  • Autres orthographes : adunaïque (dans le Lowdham’s Report, notre principale source concernant cette langue, mais adûnaïque dans les appendices du SdA)
  • Autres noms : númenórien

Histoire interne

Lorsque les Hommes s’éveillèrent en Hildórien au moment du premier lever de Soleil, ils commencèrent à inventer une langue, tout comme les Elfes plusieurs millénaires auparavant à Cuiviénen. Néanmoins, comme nous le savons bien, les Hommes ne furent jamais aussi créatifs que les Premiers-Nés : « Alors, le désir des mots s’éveilla en nous, et nous commençâmes à en former. Mais nous étions peu nombreux et le monde était vaste et étrange. Bien que nous désirassions grandement comprendre, apprendre était difficile et la formation des mots était lente. »1) S’il y eut jamais une langue propre à tous les Hommes Mortels, elle avait déjà été bien altérée quand leurs premiers représentants arrivèrent au Beleriand. Il ne fallut que peu de temps à Felagund pour comprendre la langue de Bëor et de son peuple, car « ces Humains avaient eu des rapports depuis longtemps avec les Elfes Noirs à l’est des montagnes et avaient reçu d’eux une bonne part de leur langue et, comme tous les parlers des Quendi ont la même origine, celui de Bëor et des siens ressemblait par un grand nombre de mots et de tournures à la langue des Elfes »2). Il est aussi assez clair que les Hommes furent en contact avec les Nains et empruntèrent beaucoup au khuzdul, la langue qu’Aulë créa pour ses enfants : dans PM, p. 317, Tolkien se réfère à « la théorie (probable) que dans un passé non rapporté, certaines des langues des Hommes — y compris la langue de l’élément dominant chez les Atani, dont est issu l’adûnaïque — avaient été influencées par le khuzdul. » Nous ne disposons pas d’assez de matériel pour identifier quels éléments de cette mixture de nanesque et d’elfique sombre pourraient être purement Humains.

Au Beleriand, les Hommes apprirent promptement le sindarin, « mais [ils] n’oubliaient pas leur langue qui donna plus tard naissance à la langue usuelle de Númenor »3). Le Premier Âge prit fin avec la Guerre du Courroux. Les Valar finirent par exercer leur pouvoir cataclysmique sur le Beleriand et vainquirent Morgoth, mais le Beleriand fut entièrement détruit et sombra dans la mer. Cependant, les Hommes reçurent une grande récompense pour leur souffrances durant les guerres les opposant à Morgoth. (Au fait, comment se fait-il que qui que ce soit ait pu survivre à la destruction du Beleriand ? Le Professeur n’a jamais pris la peine de l’expliquer. Morgoth n’aurait-il pas soupçonné quelque chose si ses ennemis avaient commencé à évacuer un continent entier ? Enfin, peu importe…) Les Valar dressèrent une grande île hors de l’océan, plus près de Valinor que de la Terre du Milieu. Les Edain traversèrent la mer et y trouvèrent leur nouvelle patrie, et, menés par Elros, le fils d’Eärendil, ils fondèrent le royaume de Númenor. Ce royaume devait perdurer trois mille deux cent quatre-vingt sept ans, jusqu’au jour terrible où Ar-Pharazôn défia l’Interdit des Valar, navigant vers l’Ouest pour conquérir le Royaume Béni.

Quelle était la situation linguistique dans le Pays de l’Étoile durant son existence ? Sur la carte de Númenor, dans Unfinished Tales, p. 164, les noms apparaissent en quenya. Mais le même livre nous dit que le quenya n’était pas une langue parlée à Númenor. Tous les lieux avaient des noms « officiels » en haut-elfique, qui étaient utilisés pour les documents officiels, mais des noms sindarins et ou adûnaïques, qui voulaient en général dire la même chose, étaient utilisés à la place dans le parler quotidien. Le sindarin, le gris-elfique, était connu de la plupart des gens — les nobles númenóriens l’utilisaient même comme langue de tous les jours. Mais la langue vernaculaire, parlée par le peuple, était et demeura toujours l’adûnaïque, une langue humaine issu des langues des Hommes qui avaient combattu au côté des Elfes dans la guerre les opposant à Morgoth.

Rivages de Númenor (© Ted Nasmith)

En Anadûnê, ainsi que Númenor, l’Occidentale, était nommée en adûnaïque, cette langue subit certains changements pendant les trois mille ans durant lesquels le royaume perdura. Des sons disparurent, d’autres fusionnèrent et un certain nombre de consonnes furent perdues. D’un autre côté, de nouvelles voyelles apparurent : à l’origine, l’adûnaïque ne comptait seulement que les voyelles cardinales a, i et u, mais plus tard les diphtongues ai et au se simplifièrent en ê et ô longs. En dehors des changements phonologiques, la langue se transforma aussi du fait d’un certain apport de mots provenant de l’elfique. Par exemple, lómë, « nuit » en quenya, fut emprunté par l’adûnaïque sous la forme lômi. Il est intéressant de noter que le mot garda sa confortable connotation valinorienne : une lômi est une belle nuit sous les étoiles, et l’obscurité n’y est pas vue comme lugubre. On peut aussi reconnaître d’autres noms elfiques, en particulier ceux des Valar : Amân « Manwë », Avradî « Varda », Mulkhêr « Melkor ». Cependant, des mots qui pourraient apparaître comme empruntés au quenya ne sont en fait pas issus de cette langue. Bien que « ciel, paradis » soit menel en quenya et minal en adûnaïque, ce dernier est un mot que les ancêtres des Edain se sont probablement appropriés à partir de l’avarin (moriquendien) bien avant que les Hommes n’entrassent au Beleriand. Ce mot est similaire au mot quenya simplement parce que le haut-elfique et l’elfique sombre descendent en fin de compte de la même langue. En fait, parmi les mots adûnaïques mentionnés dans le Lowdham’s Report, il existe un bon nombre d’emprunts évidents à l’elfique, tant précoces que tardifs, dans les mots adûnaïques mentionnés dans le Compte-rendu de Lowdham.

  • adûn “Ouest”4). Sindarin dûn5)6).
  • ammî, ammê “mère”7). Quenya ammë8). Probablement un emprunt tardif au quenya.
  • attû, attô “père”9). Quenya atar, diminutif atto10).
  • azra “mer”11). Vient de tout évidence du radical efique primitif AYAR (quenya ëar)12).
  • “ne fait pas”13). Elfique primitif *BA “non !”, quenya , telerin « je ne ferai pas » ou « ne fais pas », sindarin baw ! « Non ! Ne fais pas ! »14).
  • bêth “expression, dicton, mot”15). Sindarin peth (après lénition beth) “mot”. De la même façon que bêth dérive d’un radical BITH16), ce terme dérive probablement de la forme qu’avait prise l’elfique primitif *KWET “dire, parler” dans quelque langue avarine, à laquelle les ancêtres des Edain l’empruntèrent. (On sait qu’il existait au moins une langue avarine dans laquelle p remplaçait le *kw originel, donc il est plausible qu’il y ait eu un dialecte dans lequel le p fut voisé, produisant le b initial.) Cf. aussi le westron tardif batta “parleur”.
  • khôr “seigneur” (comme dans Adûnakhôr, Seigneur de l’Ouest). Radical elfique KHER “gouverner, diriger, posséder”17), quenya heru “seigneur”.
  • lâi “peuple”. Quenya lië18), de tout évidence lai dans un dialecte avarin19).
  • lôkhî “tordu”20). Radical eldarin lok- “plier, nouer”21).
  • narû “homme”22). Radical elfique NERE (WJ, p. 393, bien que le radical d’origine fût DER selon « Les Étymologies », avec NÊR comme forme spéciale au quenya - voir LRW, p. 354, 376).

D’autres exemples pourraient encore être ajoutés. Cela donne du poids aux paroles de Faramir, qui n’apparurent finalement pas dans le SdA : « tout parler des hommes dans ce monde a une ascendance elfique » (WR, p. 159 ; PM, p. 63 — dans le cas de l’adûnaïque, il faut néanmoins également prendre en compte la forte influence du nanesque, tout autant que de l’elfique). Mais malgré la quantité considérable d’ingrédients elfiques, l’adûnaïque était toujours considéré comme une langue humaine. Bien qu’elle fût la langue du peuple, on a assurément l’impression qu’elle n’était pas tenu en aussi haute estime que les langues elfiques. Cette situation peut être comparée à celle de l’Europe médiévale : les langues vulgaires étaient considérées comme profondément inférieures au latin, même si très peu de gens savait vraiment le parler. L’Akallabêth nous informe que « tous les princes de Númenor portaient des noms eldarins en plus de leurs noms propres [en adûnaïque] » et, dans le cas des quinze premiers rois, seul leur nom quenya est donné. Il est vrai qu’Aldarion, le sixième roi, est dit préférer l’adûnaïque à l’eldarin23), mais cette simple mention indique que ce n’était pas l’opinion la plus répandue. Cependant, l’apogée de l’adûnaïque était encore à venir, mais ce seulement car toutes choses liées aux Elfes allaient tomber en disgrâce.

Sauron forge l’Unique (© Ted Nasmith)

Deux mille ans après le début du Deuxième Âge, pendant le règne de Tar-Ciryatan et de son successeur Tar-Atanamir, les númenóriens commencèrent à envier l’immortalité des elfes. L’amitié entre Valinor et Númenor se refroidit. Alors que les langues elfiques étaient auparavant tenues en haute estime, les númenóriens cessèrent de les enseigner à leurs enfants sous le règne de Tar-Ancalimon. Les rois continuèrent à user de leur nom quenya, mais seulement car c’était ce que voulaient des millénaires de tradition. Il est dit que le seizième roi usa à la fois d’un nom haut-elfique et adûnaïque : Tar-Calmacil vs. Ar-Belzagar — et les « Hommes du Roi », hostiles à toutes choses elfiques, n’utilisaient que ce dernier nom. Mais il fallut attendre le vingtième roi pour qu’un monarque montât sur le trône avec un nom adûnaïque : Ar-Adûnakhôr, le Seigneur de l’Ouest. Et quand il alla jusqu’à le traduire en quenya (Tar-Herúnumen) sur l’officiel Rouleau des Rois, les Amis-des-Elfes n’apprécièrent pas, car seul Manwë pouvait être convenablement nommé Seigneur de l’Ouest. Les trois24) successeurs d’Adûnakhôr au trône de Númenor suivirent son exemple et usèrent de noms adûnaïques. Cependant, le vingt-quatrième roi, Ar-Inziladûn, voulut rétablir des relations amicales avec les Elfes et les Valar et se nomma Palantir, le Clairvoyant, en quenya. Ce fut le dernier à rejeter l’adûnaïque. Il mourut sans avoir de fils, et sa fille Míriel aurait dû devenir Reine régnante. Cependant, son cousin Pharazôn la prit pour femme sans son accord, afin de devenir Roi. De tout évidence, il ne pouvait pas supporter son nom quenya Míriel, et il la rebaptisa donc simplement Zimraphel en adûnaïque (probablement de nouveau sans son accord). Ar-Pharazôn défia Sauron en Terre du Milieu, et le Maia maléfique fit semblant de se rendre, gagnant un voyage gratuit pour Númenor. Il est bien connu que, de par sa ruse, il devint rapidement le conseiller en chef du Roi, et plus tard le Haut Prêtre de la religion satanique (ou plutôt morgothique) qu’il institua. La situation des langues elfiques, déjà assez mal vues avant l’arrivée de Sauron, ne s’arrangea pas. Mais le but principal de Sauron était de persuader le Roi d’envahir Aman, provoquant par-là même une guerre entre les Númenóriens et les Valar. Comme Sauron le savait bien, les premiers subiraient alors une défaite totale et seraient entièrement détruits par ces derniers. Au final, la volonté de Sauron fut réalisée, et, comme il l’avait pressenti, ce fut la fin de Númenor. Cela entraîna aussi la fin de l’adûnaïque classique. Des rares Númenóriens qui survécurent à la Chute, nombreux étaient des Amis-des-Elfes, menés par Elendil, Anárion et Isildur. Selon PM, p. 315, la langue adûnaïque dépérit en Terre du Milieu : les Fidèles de Númenor qui survécurent parlaient eux-mêmes sindarin et ne portaient pas l’adûnaïque dans leur cœur, puisque c’était la langue des Rois rebelles qui avaient tenté de faire disparaître les langues elfiques. L’adûnaïque, étant peu aimé ou soigné, se changea en westron, le parler commun des âges ultérieurs. (Il n’est pas dit si les mauvais Númenóriens Noirs qui avaient pris la mer pour la Terre du Milieu avant la Chute et devinrent finalement puissants parmi les Haradrim essayèrent de préserver et développer une forme plus pure de l’adûnaïque — tout du moins en tant que langue noble ou destinée aux lettrés parmi eux).

Histoire externe

Tolkien conçut l’adûnaïque peu après la Seconde Guerre Mondiale. Son intention était de lui donner un style ou une « saveur légèrement sémitique »25). Cette nouvelle langue se dégagea de son travail dans ce qu’il appela les « Notion Club Papers » et de sa révision de la légende de Númenor. Un des membres de ce club fictif (inspiré par les Inklings !) était censé apprendre l’adûnaïque par l’intermédiaire de visions oniriques d’un passé lointain. Il en établit même un journal de bord, le Lowdham’s Report on the Adunaic Language, publié depuis par Christopher Tolkien dans Sauron Defeated (p. 413-440). Le fait que Tolkien ne finit jamais le Lowdham’s Report — il s’arrête avant d’atteindre les verbes — et n’entreprit pas de travail ultérieur sur l’adûnaïque est peut-être une bénédiction cachée. Comme le dit Christopher Tolkien : « S’il avait repris le développement de l’adûnaïque, le “Lowdham’s Report” tel que nous le connaissons aurait cetainement été ruiné par les changements et les bouleversements de structure causés par les nouveaux concepts qu’il aurait inventés. Il aurait très probablement tout recommencé, peaufinant l’histoire de la phonologie — et peut-être sans jamais atteindre les verbes… “L’inachèvement” et les changements incessants, souvent frustrants pour ceux qui étudient ces langues, sont inhérents à cet art. Mais dans le cas de l’adûnaïque, il s’avère qu’une stabilité, bien qu’incomplète, fut atteinte : un compte-rendu substantiel d’une des principales langues d’Arda. »26)

Cependant, Tolkien, en écrivant les Appendices du SdA, semble avoir été sur le point de rejeter entièrement le concept d’une langue spécifique aux Númenóriens, malgré tout son travail sur l’adûnaïque effectué moins d’une décennie auparavant. Il joua avec l’idée que les Edain avaient abandonné leur langue humaine et adopté « le noldorin elfique » (lire : sindarin) à la place.27). L’idée que les Númenóriens parlaient elfique représentait alors un retour à une vision des choses antérieure : en LRW, p. 68, il est dit que Sauron, haïssant tout ce qui était lié aux Elfes, enseigna aux Númenóriens l’ancienne langue humaine qu’ils avaient eux-mêmes oubliée. Ici, cela semble impliquer que les Númenóriens parlaient quenya ; voir la note de Christopher Tolkien en LRW, p. 75. Mais Tolkien changea d’avis plusieurs fois, hésitant, et le résultat final fut que les Edain n’abandonnèrent finalement jamais leur ancienne langue. Étant mentionné et agrémenté d’exemples dans les Appendices du SdA, l’adûnaïque devint un élément fixe du mythe.

Le corpus

Il n’existe aucun texte adûnaïque cohérent. A part quelques mots esseulés éparpillés dans le Lowdham’s Report, la plus grande partie du corpus consiste en un certain nombre de phrases fragmentaires données en SD, p. 247, avec, intercalée, la traduction de Lowdham. La traduction donnée ici est fondée sur celle-ci, et quelques blancs ont été remplis. (Conformément au récit, Lowdham, le personnage de Tolkien, ne connaissait pas la signification de certains mots, mais on peut trouver leur sens à d’autres endroits : Zigûrun est le Magicien, à savoir Sauron, et Nimruzîr est l’équivalent adûnaïque du quenya Elendil. J’ai aussi rajouté quelques majuscules dans les fragments d’adûnaïque. Dans le récit, Lowdham ne savait pas que les mots en question étaient des noms propres.

Kadô Zigûrun zabathân unakkha… « Et ainsi / [le] Magicien / humilié / il vint… »
…Êruhînim dubdam Ugru-dalad… « …[les] Eruhíni [Enfants d’Eru] / tombèrent / sous [l’]Ombre… »
…Ar-Pharazônun azaggara Avalôiyada… « …Ar-Pharazôn / faisait la guerre / contre [les] Valar… »
…Bârim an-Adûn yurahtam dâira sâibêth-mâ Êruvô « …[les] Seigneurs de [l’]Ouest / brisèrent / [la] Terre / avec [l’]assentiment / d’Eru… »
…azrîya du-phursâ akhâsada « …mers /pour qu’elles jaillissent/ dans [le] gouffre… »
…Anadûnê zîrân hikallaba… « …Númenor / [la] bien-aimée / elle chuta … »
…bawîba dulgî… « …[les] vents [étaient] noirs… » (lit. simplement « vents / noirs »)
…balîk hazad an-Nimruzîr azûlada… « …navires / sept / d’Elendil / vers l’Est… »
Agannâlô burôda nênud… « Mort-ombre / lourde / sur nous… »
…zâira nênud… « …nostalgie [est] / sur nous… »
…adûn izindi batân tâidô ayadda: îdô kâtha batîna lôkhî… « …Ouest / [une] droite / route / jadis / allait / maintenant / toutes / [les] routes / [sont] courbées… »
Êphalak îdôn Yôzâyan « Loin / maintenant [est] / [la] Terre du Don… »
Êphal êphalak îdôn hi-Akallabêth « Loin / très loin / [est] maintenant / Celle-qui-a-chuté »

On trouve aussi quelques exclamations adûnaïques proférées par des membres du Notion Club doués de « glossolalie » :

  • Bâ kitabdahê ! « Ne me touchez pas ! »28)
  • Narîka ‘nBâri ‘nAdûn yanâkhim. « Les Aigles des Seigneurs de l’Ouest sont à portée de main. »29)
  • Urîd yakalubim ! « Les montagnes se penchent ! »30)

Les traductions fournies ici sont des phrases accompagnant les mots adûnaïques. Il n’est pas dit de manière explicite que ce sont les traductions de ces mots, mais d’après les mots adûnaïques eux-mêmes il semble presque certain que c’est le cas.

La structure de l’adûnaïque

En réalité, comme Christopher Tolkien le note, son père écrivit un compte-rendu substantiel sur l’adûnaïque, à savoir le Lowdham’s Report31). Cette situation est unique dans la linguistique tolkienienne : en temps normal, nous devons rassembler et confronter des informations, et analyser des échantillons éparpillés parmi de nombreux livres. L’adûnaïque a cela de particulier que nous aurions pu l’utiliser avec une certaine confiance si le vocabulaire dont nous disposons n’avait pas été aussi réduit. Un rapport relativement détaillé étant disponible, l’étudiant sérieux devra se reporter à Sauron Defeated. Seule une étude succincte des principaux points de grammaire est donnée ici, et la description relativement détaillée de la phonologie (et de son évolution) est survolée. Reproduire tout ce qui est donné dans le Lowdham’s Report ne présente pas de sens, puisque le compte-rendu de Tolkien est lui-même disponible. (Il aurait fallu reproduire presque mot pour mot les informations complexes concernant les différentes classes de noms et leurs déclinaisons, de toute façon.) Par contre, en ce qui concerne les verbes, nous devons nous appuyer sur notre propre analyse, puisque Tolkien n’atteignit jamais cette partie du discours dans son compte-rendu. Le Lowdham’s Report ne nous dit pas grand chose non plus des adjectifs. Son principal sujet est la phonologie et la structure générale de la langue, et donne un compte-rendu apparemment fort exhaustif de la façon dont les noms se déclinent.

Structure générale

Tout comme les langues sémitiques de notre temps, l’adûnaïque emploie un système de bases nominales triconsonantiques, apparemment emprunté au khuzdul par le passé. (Certaines bases n’ont que deux consonnes). Mais (à notre avis) au contraire du système khudzul, à chaque base consonantique est aussi associée une voyelle précise qui doit être présente quelque part dans tous les mots qui dérivent de cette base (bien qu’elle puisse être modifiée). Ainsi KARAB, c’est-à-dire la base consonantique K-R-B à laquelle est associée la « voyelle caractéristique » a, a une signification complètement différente de KIRIB — une base consonantique K-R-B complètement distincte, qui peut être différenciée de l’autre justement parce qu’elle est mariée à une autre « voyelle caractéristique », à savoir i.

Normalement, la « voyelle caractéristique » (voy. car.) apparaît entre la première et la deuxième consonne de la racine. Ainsi, la base G-M-L associée à la voy. car. i, voulant dire « étoile » ou « étoiles », produit des mots comme gimli, gimlê, gimlu, gimlat, gimlî, gimlîya32) qui existent tous, et qui correspondent au nom « étoile » dans différents cas et nombres. Mais la voy. car. peut aussi être préfixée (IGMIL), suffixée (GIMLI) ou totalement supprimée de sa place normale entre la première et la seconde voyelle (-GMIL, avec quelque autre voyelle préfixée). De nouveaux mots peuvent en dériver en déplaçant la voy. car. de cette façon : tandis que gimli est le mot normal pour « étoile », igmil veut dire « un objet en forme d’étoile »33). Mais si la voy. car. disparaissait totalement, il deviendrait impossible de différencier des mots ayant pour racine les mêmes consonnes. Par conséquent, la règle d’or est que « l’une des voyelles d’un radical basique doit être la voy. car. ou l’une de ses modifications normales » (SD, p. 423, les modifications étant décrites sur cette page, pour ceux qui seraient suffisamment intéressés).

Le nom

Comme dans beaucoup de langues germaniques, il est pratique de faire la distinction entre les différents genres du nom adûnaïque : masculin, féminin et neutre. Cependant, l’adûnaïque a aussi un genre appelé « genre commun ». Dans les langues comme l’allemand ou les langues scandinaves, il n’y a, dans la plupart des cas, aucune connexion logique entre la nature de la chose et son genre : s’il est vrai que les mots allemands Mann, Frau, Haus « homme, femme, maison » sont respectivement masculin, féminin et neutre, la plupart des mots décrivant des objets inanimés peuvent être de n’importe quel genre, et il a été souvent noté que des mots comme Mädchen « fille » et Weib « épouse » sont neutres au lieu d’être féminins. D’un autre côté, un nom sémantiquement neutre (asexué) comme Mensch « être humain » est grammaticalement parlant masculin. On ne trouve pas cette distribution arbitraire des genres en adûnaïque. En effet, Tolkien / Lowdham se demandait même s’il ne serait pas mieux de ne pas utiliser du tout le mot genre pour parler des classes de noms adûnaïques ; les classes renvoient directement au sexe34), ou, dans le cas des noms neutres et communs, à l’absence de sexe. Les noms masculins dénotent des mots désignant les êtres masculins et leurs fonctions (comme « père »), de la même façon les féminins désignent les êtres féminins, et les noms neutres s’appliquent à des objets inanimés. Les seules exceptions sont des objets inanimés mais personnifiés. Par exemple, le nom neutre pour le soleil, ûrê, se transforme en nom féminin Ûrî si le Soleil est considéré comme un être féminin (sous l’influence du mythe elfique qui veut que le Soleil soit le dernier fruit de Laurelin, transporté à travers le ciel par la Maia femelle Arien). Le genre commun est utilisé dans le cas de noms qui ne caractérisent aucun sexe en particulier, comme anâ « être humain » et les noms d’animaux (quand le sexe n’est pas spécifié ; karab « cheval » est commun, mais karbû « étalon » et karbî « jument » sont, de manière logique, respectivement masculin et féminin). Le genre masculin est souvent associé aux consonnes finales -k, -r, -n, -d ; cf. des noms masculins comme Gimilkhâd, Gimilzôr, Pharazôn. Le féminin est associé à -th, -l, -s, -z ; cf. les noms féminins Inzilbêth, Zimraphel. (Mais ces règles ne sont pas absolues, en particulier dans le cas des noms propres ; Azrubêl, la traduction adûnaïque du quenya Eärendil « Amant de la mer » n’est de tout évidence pas un nom féminin.) Les noms communs et neutres ont une forme moins bien définie, mais Tolkien / Lowdham propose quelques règles générales en SD, p.427, comme la tendance des noms de genre commun à comprendre une voyelle -a, â dans la dernière syllabe.

La division de l’ensemble des noms entre noms forts et faibles est plus fondamentale que les quatre « genres » : « Le pluriel des noms forts, et, dans certains cas, d’autres formes de ces noms, se forme en modifiant la dernière voyelle de la racine. Pour les noms faibles, il faut ajouter des déclinaisons à tous les cas »35).

Navire d’Eärendil (© Ted Nasmith)

Le nom adûnaïque est décliné en trois nombres : singulier, duel et pluriel. De plus, il se décline aussi aux trois formes que l’on peut appeler des cas : une forme dite normale, une forme subjective et une forme objective. Pour plus d’informations et de détails concernant les différentes classes de noms et leur déclinaison, voir SD, p. 436-438.

Comme son nom le laisse fortement entendre, la forme normale est la forme de base, non modifiée, du nom. En d’autres termes, le normal singulier n’est morphologiquement pas marqué en tant que tel par un affixe. Le normal est utilisé dans les cas où la grammaire adûnaïque n’exige ni le subjectif ni l’objectif (voir ci-dessous). L’emploi-type du normal correspond aux cas où le nom est l’objet ou le prédicat de la phrase, comme par exemple Ar-Pharazônun Bâr « Roi Pharazôn [est] Seigneur », Bâr « Seigneur » étant au cas normal car il constitue le prédicat. Il est possible d’utiliser un nom au cas normal en tant que sujet d’une phrase, mais dans ce cas le verbe qui suit doit comprendre des préfixes pronominaux. Le normal duel est construit en ajoutant la terminaison -at, le duel de huzun « oreille » est donc huznat « deux oreilles ». (On notera que la voyelle de la syllabe précédant la terminaison -at peut disparaître, ceci donnant naissance à un nouveau groupe consonantique, comme ici zn - mais cela dépend de la classe du nom ; les voyelles longues ne tombent pas). Le normal pluriel est formé en introduisant d’une façon ou d’une autre la voyelle longue î dans la dernière syllabe, le pluriel de huzun étant huzîn « oreilles ». (Pour certaines classes de noms, î est ajoutée au nom en tant que nouvelle dernière syllabe, comme dans batân « route », pl. batâni - mais aussi batîna.) À noter la différence entre le duel et le pluriel : on pourrait penser que le duel décrit simplement un ensemble de deux choses et le pluriel trois ou plus, mais ce n’est pas si simple. Les duels sont utilisés pour des paires naturelles, comme huznat « deux oreilles (d’une même personne) ». Si l’on coupe l’oreille de Dick et qu’on la pose sur une table à côté d’une des oreilles de Tom, les Númenóriens diraient que l’on a affaire à huzin et non huznat : ces oreilles ne constituent pas une paire naturelle. Le duel n’était qu’un archaïsme pour faire référence à deux choses ayant un rapport naturel entre elles.

Le subjectif correspond à la forme sous laquelle est un nom quand il est le sujet d’un verbe, d’où son nom. Il est aussi utilisé quand un nom est apposé à un autre, comme par exemple Ar-Pharazôn kathuphazgânun « [le] Roi Pharazôn le Conquérant » (contrairement à la phrase nominale Ar-Pharazônun kathuphazgân « le Roi Pharazôn [est / était] un conquérant », avec le prédicat kathuphazgân « conquérant » à la forme normale). Le cas peut être construit de différentes façons, en fonction de la classe à laquelle il appartient. Les neutres forts subissent des changements internes de voyelles, comme la transformation de zadan « maison » en zadân, de khibil « printemps » en khibêl et de huzun « oreille » en huzôn. (Ces formes sont les résultats finaux d’une infixation en a, ou, pour utiliser le terme de Lowdham, d’un « affermissement du a » : les formes infléchies représentent *zadaan, *khibail, *huzaun, aa devenant le â long, ai et au étant simplifiées en monophtongues et donnant les ê et ô longs.) Les neutres faibles se voient attribuer la terminaison -a, l’élément qui était infixé pour les noms forts étant à la place suffixé. Mais le subjectif des noms masculins et féminins est simplement formé par l’ajout respectif des terminaisons -un et -in, respectivement : Ar-Pharazônun azaggara avalôiyada, « [le] roi Pharazôn guerroyait contre les Valar », #Zimraphelin banâth ‘nAr-Pharazôn « Zimraphel [est] [la] femme du Roi Pharazôn ». (J’ai dû construire moi-même ce dernier exemple, car Tolkien / Lowdham ne donna aucun exemple du subjectif féminin en -in. Comme Erendis le fait remarquer dans UT, p. 207, on entend pas beaucoup parler des femmes Númenóriennes !). Bien que le verbe « est » soit sous-entendu en adûnaïque, on notera que son sujet apparaît quand même à la forme subjective. Pour former le subjectif singulier des noms de genre commun, on leur ajoute la terminaison -(a)n. On forme le subjectif pluriel en ajoutant la terminaison -a pour les noms neutres et -im pour les autres ; le duel voit son -at allongé en -ât.

L’objectif n’est pas une forme du nom indépendante, il apparaît seulement dans les noms composés. On le forme en ajoutant un u au nom, comme infixe ou comme suffixe, ce qui a fréquemment pour conséquence de déplacer une autre voyelle, ou de faire disparaître la voyelle de la syllabe précédente : les formes objectives de minal « paradis », azra « mer », huzun « oreille » et batan « route » sont respectivement minul, azru, huzun/huznu, batânu. Le premier élément d’un nom composé est mis à l’objectif quand le second élément correspond à un agent qui fait quelque chose au premier. Par exemple, le quenya Eärendil « Amant de la Mer » se traduit en adûnaïque par Azrubêl, avec azra « mer » à l’objectif car la mer est l’objet de l’amour de l’amant. Azrabêl, avec « mer » à la forme normale, signifie toujours « Amant de la mer », mais dans le sens « Amant venant de la mer », ou quelque chose de ce genre. Parfois, la relation d’« objet » entre le premier et le second élément du nom composé peut être assez mal définie. L’équivalent adûnaïque du quenya Meneltarma, le Pilier du Ciel, contient minal « ciel, paradis » sous sa forme objective : Minultârik. L’idée est que le târik – ou pilier – supporte le ciel, et que donc le ciel est en quelque sorte l’objet de ce que « fait » le pilier. L’objectif n’a pas de pluriel ou de duel, il est toujours au singulier. Par conséquent, la version adûnaïque du titre « Enflammeuse d’étoiles », de Varda n’est pas Gimlu-nitîr, où gimli « étoile » apparaît à la forme objective, car cela signifierait « enflammeuse d’une étoile (en particulier) ». La forme utilisée est Gimilnitîr, gimil « étoiles » étant un indénombrable invariable (et donc grammaticalement un « singulier »)36). Cependant, il y a quelques noms composés dans notre corpus où le préfixe à l’objectif semble avoir une signification plurielle ou tout du moins indénombrable ; voir les entrées Ar-Balkumâgan et Nimruzîr dans la liste ci-dessous. Peut-être Tolkien a-t-il révisé la grammaire pour que l’objectif puisse parfois être indénombrable plutôt que strictement singulier.

L’adûnaïque n’a pas de véritable génitif. On utilise souvent à la place des noms composés ; « le pays d’Aman » peut être rendu par ce qui correspond à « l’Aman-pays ». La possession est typiquement exprimée par le préfixe an- « de, à », souvent réduit à ‘n : comme dans Bâr ‘nAnadûnê, « Seigneur d’Anadûnê», Narîka ‘nBâri ‘nAdûn « Les Aigles des Seigneurs de l’Ouest »37).

Affixes jouant le rôle de prépositions

Le Lowdham’s Report mentionne quelques exemples d’« éléments adverbiaux “prépositionnels” » : ô « de, depuis », ad, ada « vers, dans la direction de », « avec », « à ». Ces éléments sont suffixés à la forme « normale » du nom ; dans le Lowdham’s Report, ils ne sont pas considérés comme des terminaisons marquant un cas. Dalad « sous » est apparemment un autre élément du même genre : comme dans ugru-dalad « sous [l’]Ombre ». Ce dalad contient peut-être -ad « vers » car le contexte montre que le signifié n’est pas immobile sous l’Ombre, mais en mouvement vers une position en-dessous d’elle : Êruhînim debdam ugru-dalad « les Eruhíni tombèrent sous l’Ombre ».

Nous avons plusieurs exemples d’ada « vers, dans la direction de, contre, dedans, dans » : Avalôiyada « contre [les] Valar », akhâsada « dans [l’]abîme », azûlada « vers l’Est ». L’expression Sâibêth-mâ Êruvô « avec [l’]assentiment [d’]Eru (lit. venant d’Eru) » contient des exemples de « avec » et ô « de ». Une consonne de transition apparaît à la fois dans Avalôiyada et Êruvô entre les voyelles finales i et u des radicaux nominaux et les éléments suffixés : respectivement y et v38).

La particule an, ‘n dont on a parlé ci-dessus, qui marque le « génitif », peut être considérée comme n’importe quel autre affixe prépositionnel, bien qu’étant préfixé au lieu d’être suffixé.

L’adjectif

Les adjectifs attestés incluent des mots tels qu’inzidi « droit », burôda « lourd », êphalak « au loin » (avec le redoublement emphatique êphal êphalak « très très loin ») ainsi que (en SD, p. 435) anadûni « occidental ». On ne sait pas de quelle façon le comparatif et le superlatif sont formés, ou même s’il existait de telles formes en adûnaïque. Au contraire des langues comme l’allemand, « il n’existe pas de formes m[asculines], f[éminines] ou n[eutres] des adjectifs »39). Cependant, l’adjectif semble s’accorder en nombre avec le nom qu’il décrit : les adjectifs dulgî « noir » et lôkhî « courbé » se terminent tous deux par î, un marqueur adûnaïque du pluriel. De plus, les noms qu’ils décrivent sont également au pluriel : bawîba dulgî « noirs [étaient les] vents », kâtha batîna lôkhî « toutes [les] routes [sont] courbées ».

On n’apprend que peu de choses concernant la formation des adjectifs. L’adjectif anadûni « occidental » est formé à partir du nom adûni « l’Ouest ». Comme la particule an signifie « de », anadûni signifie littéralement *« de l’Ouest », mais on peut le considérer comme un adjectif et le décliner en tant que tel. Le roi Ar-Pharazôn est appelé « le Doré » dans l’Akallabêth, et pharaz signifie « or ». Si pharazôn veut dire « Doré », la terminaison -ôn doit servir à former des adjectifs. Mais ce mot pourrait aussi bien être un nom dérivé de pharaz, littéralement *« le Doré », -ôn étant en effet listé comme terminaison nominale en SD, p. 425.

Il est dit que « les adjectifs précèdent en général les noms »40). Bawîba dulgî « vents noirs » ne veut pas dire « vents noirs » à proprement parler, c’est une phrase nominale signifiant « [les] vents [étaient] noirs »41).

L’adverbe

On trouve deux adverbes dans notre petit corpus : tâidô « une fois » et îdô « maintenant », ce dernier accompagné de la variante îdôn. Il s’avère que la forme comprenant le n final est utilisée devant des noms commençant par une voyelle (y compris la semi-voyelle y : îdôn Yôzayan). Cf. la distinction a / an en anglais, bien qu’an ne soit pas utilisé devant les semi-voyelles. Le nom Adûn « Ouest » peut de tout évidence être utilisé dans son sens adverbial / allatif « vers l’Ouest ». La particule « ne fait pas cela, *non »42) peut aussi être classifiée en tant qu’adverbe.

Le participe

Nous avons deux exemples de participe passé en -ân : zabathân « humilié » et zîrân « aimé, bien-aimé ». Cette terminaison est très certainement parente du quendien primitif *-nâ, quenya -na ou -ina. Dans chaque cas, les participes suivent le mot qu’ils décrivent.

Numéraux

Seuls deux numéraux sont connus : satta « deux » et hazid « sept » (SD, p. 427-8, hazad en SD, p. 247). Le base de « un » est dite être ?IR (SD, p. 432 ; ? = coup de glotte), dont est issu le nom divin Êru, l’Unique (quenya Eru), mais la forme réelle du numéral « un » n’est pas donnée. Il est dit que tous les cardinaux sauf « un » sont en fait des noms. Ils suivent les noms qu’il définissent : gimlî hazid « sept d’étoiles » = sept étoiles.

Pronoms

Aucun pronom adûnaïque indépendant n’est connu, quoique ils doivent avoir existé. Il est possible d’isoler certains éléments pronominaux des verbes conjugués attestés ; voir ci-dessous. SD (p. 425) affirme qu’en adûnaïque « les pronoms de la troisième personne font la distinction des genres (ou plutôt des sexes) », et d’après SD, p. 435, u et i « sont les bases des radicaux pronominaux pour “il” et “elle” » – mais quels sont réellement les mots pour « il » et « elle » n’est pas clair. Hi-Akallabêth se traduit par « Celle-qui-a-chuté »43), suggérant que « elle » est hi. Se pourrait-il que « il » soit *hu ? (Comparer avec l’hébreu hu’ « il », hi’ « elle ».) Le mot nênud est traduit par « sur nous » ; peut-être « nous » (sous la forme normale ou subjective) est-il *nên ? (Voir aussi la liste des préfixes pronominaux dans la section sur les verbes ci-dessous.)

Le verbe

Les informations suivantes furent extraites par Christopher Tolkien de quelques notes que son père écrivit concernant le verbe adûnaïque . « Il y avait trois classes de verbes : I Biconsonantiques, comme kan “tenir”, II Triconsonantiques comme kalab “chuter”, III Dérivatifs comme azgarâ- “guerroyer”, ugurdâ- “ombrager”. Il y avait quatre temps : (3) le continuatif (passé) ; (4) le passé (“souvent utilisé comme plus-que-parfait quand l’aoriste est utilisé = passé, ou comme futur antérieur quand l’aoriste = futur”). Le futur, le subjonctif et l’optatif étaient représentés par des auxiliaires, et le passif était rendu par des formes verbales impersonnelles “avec le sujet à l’accusatif”. »(SD, p. 439, (1) l’aoriste (« correspondant au “présent” anglais, mais utilisé plus souvent comme présent historique ou passé de narration ») ; (2) le continuatif (présent) ; ce qui est ici appelé « accusatif » doit être la forme « normale » du nom.) Par conséquent, une construction passive, comme « il était vu », était exprimée en adûnaïque par ce qui correspond à « le vit », i.e. « [on] le vit ».

Les « dérivatifs » auxquels il est fait référence sont de tout évidence des verbes dérivés de noms ; ugrudâ- « ombrager » dérive clairement d’ugru « ombre ». Azgarâ- « guerroyer » contient probablement un nom « guerre » (azga ? azgar ?).

Ce qui suit est la liste des verbes conjugués qui apparaissent dans le Lowdham’s Report, plus précisément dans les formes finales des fragments d’adûnaïque (je donne le sujet des verbes car ceux-ci s’accordent peut-être d’une façon ou d’une autre avec le sujet)44).

Verbes traduits par un passé :

  • unakkha “il-vint”. De tout évidence une forme de NAKH “venir, approcher”.
  • dubdam “[les Eruhíni] tombèrent”.
  • yurahtam “[les Seigneurs de l’Ouest] brisèrent”.
  • hikallaba “elle-chuta” (elle = Númenor).
  • ukallaba “[le Seigneur] tomba” ; Bâr ukallaba “le Seigneur tomba”, bârun (u)kallaba “ce fut le Seigneur qui tomba” (voir SD, p. 429). Ce sont des formes de KALAB, SD, p. 416, 439.
  • ayadda “[la route droite] allait”.
  • usaphda “il comprit” (base SAPHAD, SD, p. 421).

Il y a aussi le passé continuatif azaggara « [Ar-Pharazôn] guerroyait ».

Il n’y a que peu de verbes qui sont traduits par le présent :

  • yanâkhim “[les Aigles] sont à portée de main”45). Le verbe yanâkhim, traduit ici par “sont à portée de main”, dérive clairement de la base verbale NAKH “venir, approcher”46).
  • yakalubim “[les montagnes] se penchent” De tout évidence une forme de KALAB “chuter”47).

Il y a un exemple de ce qui semble être une forme de subjonctif : du-phursâ « pour que [les mers] jaillissent ».

Il y a un exemple d’impératif : Bâ kitabdahê ! « Ne me touchez pas ! »48). est la négation « ne fait pas, non » (cf. plus haut) ; on trouve des termes apparentés en elfique (WJ, p. 370-371).

Les aigles de Manwë (© Ted Nasmith)

Avant de pouvoir analyser les formes verbales elles-mêmes, il convient d’identifier les différents affixes et d’isoler la forme verbale de base. Les verbes au pluriel contiennent la terminaison -m : yanâkhim « (ils) approchent », yakalubim « (elles) surplombent », dubdam « (ils) tombèrent », yurahtam « (ils) brisèrent ». (On peut ajouter à cela nam « sont » d’après la forme antérieure du fragment donné en SD (p. 312), clairement apparenté à la base elfique NA « être », LRW, p. 374.)

La plupart des verbes ont des préfixes pronominaux. Ils sont traduits par des pronoms seulement quand le sujet du verbe n’est pas exprimé par un mot séparé :

  • u- “il” dans unakkha “il-vint”, ukallaba “[il] tomba”, usaphda “il comprit”.
  • hi- “elle” dans hikallaba “elle-chuta” (comparer avec ukallaba ci-dessus).
  • yu- et ya- “ils / elles” : yurahtam “(ils) brisèrent” (ils = les Seigneurs de l’Ouest), yanâkhim #“(ils) arrivent” (ils = les Aigles), yakalubim “(elles) surplombent” (elles = les montagnes). Pour les distinctions possibles entre yu- et ya-, voir note ci-dessous.
  • ki- “vous” ? dans Bâ kitabdahê “[vous], ne me touchez pas” (voir ci-dessous).
  • a- “ça” ? dans ayadda “allait”, le sujet étant un objet inanimé (une route).

Ces éléments doivent être préfixés au verbe quand le sujet est au cas normal (ce sujet devant immédiatement précéder le verbe). Les préfixes pronominaux peuvent aussi être employés dans des cas où le sujet est au cas subjectif (comme dans Bârim an-Adûn yurahtam dâira « les Seigneurs de l’Ouest brisèrent la Terre ») mais ils ne sont alors pas obligatoires.

Dans des versions antérieures de cet article, j’ai argué que du- pourrait vouloir dire « ils », en me fondant sur l’exemple dubdam « [ils] tombèrent ». Mais, comme me l’a fait remarquer Matthieu Kervran, le du- est probablement une partie de la base #DUBUD « tomber ». J’avais considéré que le radical était #BADAM, mais la terminaison -am est probablement flexionnelle (composée d’un marqueur du passé #-a et d’un marqueur du pluriel #-m) cf. -am dans yurahtam « ils brisèrent ». Le sujet du verbe dubdam, à savoir Êruhînim, est au cas subjectif, donc aucun préfixe pronominal n’est nécessaire. Les deux préfixes différents pour « ils / elles », yu- et ya-, pourraient bien correspondre aux préfixes pronominaux49) u- « il » et a- « ça ». Par conséquent, yu- fait référence à un groupe de mâles (le sujet de yurahtam étant les Seigneurs de l’Ouest) tandis que ya- fait référence à un groupe de choses ou d’animaux (les sujets de yakalabim et yanâkhim étant respectivement montagnes et aigles). Y aurait-il un préfixe #yi- (pour #yhi-) correspondant au singulier « elle » hi-, et voulant dire « elles » ?

Dans notre seul exemple d’impératif, le cri bâ kitabdahê ! « ne me touchez pas ! »50), veut de manière évidente dire « ne pas, ne fait pas ça ». Kitabdahê doit donc vouloir dire « me toucher ». La base correspondant à « toucher » pourrait être *TABAD, ici sous la forme -tabda- avec un préfixe pronominal ki- *« tu, vous » (voir la liste ci-dessus) et un suffixe -hê « moi ». Mais il a aussi été suggéré que -hê soit une terminaison impérative, et que la signification littérale de bâ kitabdahê est simplement *« vous ne pas toucher ». Alors que presque tous les éléments pronominaux connus en adûnaïque peuvent être reliés à des éléments d’elfique de signification similaire, il n’y a aucun élément quendien correspondant à la première personne qui soit même un tant soit peu similaire à -hê. Ce fait pourrait donc être en faveur de la deuxième interprétation de ce suffixe.

En éliminant les préfixes pronominaux et le marqueur de pluriel -m là où cela est nécessaire, on obtient les formes de base suivantes :

  • Traduits par des présents : nâkhi « est à portée de main, *vient » (base NAKH « venir, approcher », kalubi « penche » (base évidente KALAB « tomber »). Il est possible que le i soit en fait une partie d’une terminaison plurielle -im (cf. la terminaison du pluriel subjectif comme dans Bârim « Seigneurs ») et donc que les formes verbales soient simplement nâkh, kalub - mais aucune preuve ne permet de trancher dans un sens ou dans l’autre, et le système sera plus symétrique si on considère que le -i est une partie de la forme conjuguée de base du verbe.
  • Traduits par des passés ou des constructions de passé continuatif : nakkha « vint » (base NAKH « venir, approcher »), dubda « tomba » (base *DUBUD), rahta « brisa » (*RAHAT), kallaba « chuta » (KALAB), yadda « alla » (*YAD), azaggara « guerroyait » (dit être un verbe dérivatif, la forme de base donnée étant azgarâ- en SD, p. 439).
  • Subjonctif probable : du-phursâ « pour qu’elles jaillissent » (*PHURUS).
  • Impératif : tabda ou tabdahê.

Une interprétation assez hypothétique :

La forme au « présent continuatif » des bases biconsonantiques est formée par l’affermissement en a de la voyelle radicale (changeant a, i, u en â, ê, ô) et par la terminaison -i. D’où nâkhi « est à portée de main, *vient », dérivé de NAKH. (Nous devons supposer qu’une racine comme ZIR « aimer » serait *zêri au présent et que RUTH « balafrer » serait *rôthi au présent). Le présent des bases triconsonantiques se forme de tout évidence d’après le modèle 1-VC-2-U-3-I (c’est-à-dire en plaçant la voyelle caractéristique (VC) entre les deux premières consonnes, en insérant la voyelle u entre la deuxième et la troisième, et en ajoutant la terminaison -i). D’où kalubi « penche, *est en train de tomber », dérivé de KALAB « tomber ». Il n’y a pas d’exemple montrant comment former le présent d’un verbe dérivatif.
On forme le passé d’une base biconsonantique en dédoublant la consonne finale et en ajoutant la terminaison -a. D’où le passé nakkha, dérivé de NAKH « venir, approcher » (KH donnant l’aspirée kkh, c’est-à-dire k+ach-Laut, quand elle est dédoublée). La forme yadda « alla » représente de tout évidence un dédoublement simple du d > dd (racine *YAD). Quant au passé des bases triconsonantiques, on distingue deux mécanismes dans le matériau. Toutes les formes ont une terminaison en -a, tout comme le passé des bases biconsonantiques, mais la seconde consonne du radical se comporte différemment. Trois verbes sont des dérivés du modèle 1-VC-23-A, sans voyelle entre les deuxième et troisième consonnes : saphda « comprit » (SAPHAD), dubda « tomba » (*DUBUD) et rahta « détruisit » (*RAHAT). Mais le verbe kallaba « tomba » venant de KALAB se comporte différemment, témoignant d’une structure 1-CV-22-CV-3-A : la deuxième consonne est doublée et la voyelle caractéristique persiste avant la dernière consonne du radical. S’agit-il vraiment du même temps passé que ci-dessus ? La forme passée de KALAB, qui correspond à saphda, dubda, rahta ne devrait-il pas plutôt être kalba, et les formes de SAPHAD et *DUBUD qui correspondent à kallaba ne pourraient-elles pas être plutôt sapphada et dubbuda ? Tolkien fit usage de kalba, avant de changer la forme en kallaba (avec le préfixe hi- pour « elle » dans les deux cas) ; voir SD, p. 288. A-t-il changé le temps ou modifié la grammaire ? Je soupçonne qu’il a juste décidé d’utiliser un autre temps. Pourquoi deux formes différentes pourraient-elles se traduire par un même passé en anglais ? Tolkien note qu’en plus de posséder une forme de passé continuatif, l’adûnaïque possède un aoriste « correspondant au “présent” anglais, mais plus souvent utilisé comme présent historique ou passé de narration. »51) Donc il se pourrait bien que l’une des formes « passées » que nous avons identifiées représente l’aoriste utilisé en tant que passé de narration, tandis que l’autre forme passée est le passé continuatif. Dans ce cas, qui correspond à quoi ? Notre unique exemple d’un verbe dérivatif conjugué, azaggara, « guerroyait », semblerait être un passé continuatif, d’après sa traduction en anglais. La forme de base donnée en SD, p. 439 est azgarâ- « guerroyer ». Il est intéressant de noter que la forme continuative présente un dédoublement de la deuxième consonne g. Oserons-nous associer un sens continuatif à tous les verbes ayant un dédoublement de la deuxième consonne de la racine, ce qui impliquerait que nakkha, yadda et kallaba voudraient dire *« venait », *« allait », *« tombait » plutôt que « vint », « alla », « tomba » ? Et, de la même façon, oserons-nous déclarer que saphda, dubda et rahta sont des aoristes (correspondant aux formes de passé continuatif *sapphada, *dubbuda, etc.) ?
D’après SD, p. 439, le seul exemple de subjonctif que l’on ait, du-phursâ « pour qu’elles jaillissent », est formé par une sorte d’auxiliaire. L’élément préfixé du- représenterait-il l’auxiliaire ? Phursâ, représentant de manière claire la racine triconsonantique *PHURUS « jaillir » est elle-même similaire à la forme hypothétiquement identifiée comme un aoriste ci-dessus — excepté le rallongement de la voyelle finale. Ce subjonctif ne prend pas la terminaison plurielle -m, même si son sujet est pluriel (ici, « mers »).
Le verbe à l’impératif, se trouvant quelque part dans l’expression bâ kitabdahê « ne me touchez pas » est soit tabdahê, soit tabda, selon que l’on considère la terminaison -hê comme un impératif ou un suffixe pronominal « me ». Tabda (qui représente apparemment une base triconsonantique *TABAD) est de nouveau similaire à la forme hypothétiquement identifiée comme un aoriste ci-dessus. Nous devons conclure que l’impératif adûnaïque est soit identique à la forme de l’aoriste, soit se forme en ajoutant le suffixe -hê à l’aoriste.

Ceci met fin à notre discussion sur la grammaire adûnaïque. Pour une autre étude, voir l’article de Lalaith : Lalaith’s Guide to Adûnaic Grammar.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) MR, p. 345
2) , 3) Silm., chap. 17
4) , 20) , 43) SD, p. 247
5) LRW, p. 376
6) N.d.T. : signalé être « un emprunt au parler eldarin » dans le PE 17, p. 18
7) , 9) , 22) SD, p. 434
8) LRW, p. 348
10) , 12) LRW, p. 349
11) SD, p. 429
13) , 28) , 42) , 48) , 50) SD, p. 250
14) WJ, p. 370-371
15) , 33) SD, p. 427
16) , 46) SD, p. 416
17) LRW, p. 364
18) SD, p. 435
19) WJ, p. 410
21) Silm., App.
23) UT, p. 194
24) N.d.T. : erreur de l’auteur, qui avait mis « deux »
25) SD, p. 240
26) SD, p. 439-440
27) Voir PM, p. 63
29) , 30) , 45) , 47) SD, p. 251
31) SD, p. 413-440
32) SD, p. 413
34) SD, p. 426
35) , 39) SD, p. 425
36) Voir SD, p. 427-428.
37) SD, p. 251, 428
38) Voir SD, p. 424.
40) SD, p. 428
41) SD, p. iii
44) N.d.T. : en anglais, la plupart des verbes ne diffèrent pas d’une personne à l’autre, sauf pour la troisième personne du singulier, d’où cette remarque de l’auteur
49) N.d.T. : erreur dans l’essai qui donne « terminaisons »
51) SD, p. 439
 
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