Tolkien en 1968

Tolkien de l'homme à l'auteur

par Vivien Stocker

« Tolkien ». Pour la plupart des gens, ce nom est associé à l'auteur du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Mais outre son rôle d'auteur à succès, Tolkien a vécu plusieurs vies en une. De l'orphelin éduqué dans le Birmingham des années 1910 à l'universitaire brillant de l'université d'Oxford, en passant par le mari et père aimant, découvrez les différentes facettes de l'homme qu'était J.R.R. Tolkien.

L’ascendance de Tolkien

J.R.R. Tolkien (3 janvier 1892 - 2 septembre 1973) est l’héritier de deux familles commerçantes du xixe siècle, bien ancrées dans la ville de Birmingham : les Tolkien et les Suffield.

Son ascendance paternelle, à laquelle il doit son nom, remontrait, selon une légende familiale, d’une famille noble dont le nom signifiait « téméraire », les Tollkühn, implantée en Saxe et qui aurait émigré en Angleterre à la fin du xviiie ou au début du xixe. Selon la légende familiale, ce nom aurait été acquis par un certain George von Hohenzollern qui combattit avec bravoure au cours du siège de Vienne en 1529. Une partie de ses descendants aurait migré en France, prenant le nom de famille Le Téméraire avant qu'en 1794, l'un d'eux ne fuie la Révolution française pour l'Angleterre reprenant alors le nom Tollkühn sous la forme de Tolkien. Cet homme, toujours selon cette légende de famille, aurait été joueur de clavecin et horloger ; il aurait alors donné naissance aux Tolkien de Londres, facteurs de piano et horlogers1). Cette légende est remise en cause par des recherches généalogiques récentes qui font remonter la famille Tolkien à des pelletiers de Dantzig en Pologne dont l'ascendance remonte aux xiiie et xive siècles en Prusse et dont le nom, tiré du bas prussien, signifierait « fils d'interprète/négociant »2). Vers 1772, Daniel Gottlieb et Johann Benjamin Tolkien émigrèrent en Angleterre. Le fils de Johann Tolkien, Georges William Tolkien, était professeur de musique. Son fils John Tolkien naît en 1807 et, à l’âge adulte, s’installe à Birmingham pour y ouvrir une facture de piano et une boutique de musique3). C’était notamment un amateur de poèmes qu’il écrivait pour un cercle privé. Parmi ses huit enfants se trouve Arthur Reuel Tolkien, né en 1857, le père du futur J.R.R. Tolkien.

La draperie Suffield, à l'angle de Crooked Lane et de Bull Street à Birmingham.

C'est aux Suffield, sa famille maternelle, que Tolkien doit l’essentiel de ses goûts et de ses talents futurs. Issue des West Midlands, la famille Suffield est principalement représentée par John Suffield, le grand-père de Tolkien, né en 1833 et drapier de profession à Birmingham. Tolkien tient sans doute de lui son appétence pour les gribouillages au crayon, dont son aïeul était lui aussi friand. John Suffield eut six enfants, dont Mabel Suffield, né en 1870, la mère de Tolkien.

En 1888, Arthur et Mabel se fiancent. Elle a dix-huit ans et lui trente-un ans. Arthur Tolkien est alors employé dans la Lloyd’s Bank de Birmingham, mais son salaire ne leur permet pas de se marier immédiatement. Le vent tourne quand, au printemps 1889, Arthur trouve un poste d’employé dans la banque d’Afrique, dans l’État libre d’Orange, au cœur de la future Afrique du Sud. En mai 1889, il quitte donc l’Angleterre pour Bloemfontein pour occuper un poste qui lui fournit un salaire plus important ainsi qu’une maison de fonction. En mars 1891, Mabel débarque à son tour au Cap où elle est rejointe par Arthur. C’est là, dans la cathédrale du Cap, que le 16 avril, ils célèbrent leur mariage. Ils passent ensuite une semaine de lune de miel, avant d’emménager pleinement dans leur maison de Bloemfontein.

Enfance (1892 - 1904)

À Bloemfontein (1892 - 1895)

C'est le 3 janvier 1892 que nait le premier enfant d'Arthur et Mabel Tolkien. Au nourrisson on donne le prénom de John, en hommage à son grand-père paternel, ainsi que deux seconds prénoms : Ronald et Reuel. Reuel, le second prénom de son père Arthur, deviendra une marque de la famille Tolkien, puisqu'il sera également donné à ses enfants et à certains petits et arrières-petits enfants, fille ou garçon. En pratique, c'est Ronald qui sera le nom d'usage de Tolkien dans la sphère privée, quand John sera plutôt réservé à ses connaissances. Selon son père Arthur :

Le bébé est (bien sûr) adorable. Il a des mains et des oreilles très belles (des doigts très longs), des cheveux très clairs, des yeux « Tolkien » et une bouche très nettement « Suffield ». — Arthur Tolkien4)

La petite enfance de Tolkien est marquée par deux anecdotes. La première est celle de son enlèvement par un domestique noir. Pour cette époque, et dans les conditions politiques et raciales de l’État Libre d'Orange, la famille Tolkien est relativement tolérante à l'égard de la population noire ; la célèbre photo de famille ci-dessous, datant de novembre 1892, montre Arthur, Mabel, le bébé et sa nourrice ainsi que deux domestiques noirs, une bonne et un « boy », Isaak. Ce dernier « enlève » un jour le petit Tolkien pour l'emmener à son kraal5) dans le but de montrer un bébé blanc à son entourage. Malgré la peur provoquée par la disparition du nourrisson, Isaak n'est pas renvoyé.

La famille Tolkien le 15 novembre 1892

La famille Tolkien photographiée le 15 novembre 1892, dans leur jardin de Bloemfontein.

L'autre évènement se déroule à un moment où Tolkien se trouve dehors. Peut-être alors qu'il apprend encore à marcher, il met le pied nu sur une mygale qui le mord, lui injectant du venin au passage. Le petit Tolkien hurle de terreur et se met à courir en tous sens dans le jardin, jusqu'à ce que sa nourrice l'attrape et suce le venin. Même si l'anecdote est souvent reprise pour justifier la présence d'araignées telles Ungoliant ou Araigne dans ses œuvres, Tolkien affirmera plus tard qu'il ne se souvenait pas de l'évènement, hormis la course dans l'herbe et qu'il « ne déteste pas particulièrement les araignées », étant plutôt enclin à les sauver qu'à les tuer6).

En février de l'année 1894, Mabel Tolkien donne naissance au petit frère de Tolkien : Hilary Arthur Reuel Tolkien. Déjà, à cette époque, Tolkien commence à souffrir de la chaleur de l'Afrique du Sud. Mabel, de son côté, apprécie de moins en moins la vie à Bloemfontein, que ce soit à cause du climat ou des mondanités. En novembre 1894, elle et les deux garçons font un voyage au Cap, en bord de mer, pour que Tolkien prenne le grand air frais. À leur retour, la famille projette un voyage en Angleterre. Il s'avèrera que les santés défaillantes de Mabel et du jeune Tolkien accélèreront ce projet : plutôt que d'attendre qu'Arthur puisse prendre congé de sa position pour que la famille parte ensemble, il est décidé que Mabel partirait dès avril 1895 avec les deux garçons à bord du SS Guelph, un bateau à vapeur devant les ramener en Angleterre en 3 semaines. Plus tard, selon les enfants de Tolkien, il se rappellera ce voyage et particulièrement deux images :

la première de regarder depuis le pont du navire dans les eaux claires de l'océan Indien loin en bas, lequel était plein de corps souples bruns et noirs nageant pour la monnaie jetée par les passagers ; la seconde d'accoster dans un port à l'aube et de voir une grande ville située haut à flanc de colline qui, il le réalisa plus tard dans sa vie, devait être Lisbonne. — J.R.R. Tolkien, cité par ses enfants John et Priscilla7)

À Birmingham (1895 - 1904)


Gracewell Road, au début du xxe siècle. Sur Sarehole et Gracewell Road, lire Tolkien en 20 cartes de J.-R. Turlin.

En arrivant en Angleterre, Mabel et les garçons sont logés chez les parents de Mabel, à Birmingham. Ils y passent le printemps et l'été, durant lesquels la santé de Tolkien se renforce. Pendant ce temps, Arthur Tolkien est toujours empêché de les rejoindre par ses obligations professionnelles. Alors que le mois de novembre débute, Arthur contracte un rhumatisme infectieux qui l'affaiblit et ce qui fait une nouvelle fois obstacle à son retour en Angleterre pour Noël. Sa santé ne s'améliore malheureusement pas. Le 14 février 1895, alors que le petit Tolkien a dicté une lettre (jamais envoyée) pour son père à la bonne, Mabel reçoit un télégramme lui annonçant qu'Arthur a une grave hémorragie, à laquelle il succombe le lendemain.

Les mois suivants, Mabel organise donc sa vie à Birmingham et notamment l'éducation et la recherche d'une habitation pour ses enfants. À l'été 1896, ils s'installent tous les trois dans un cottage de briques à Sarehole, un village du sud de Birmingham, au 5th Gracewell Road. Là, elle instruit ses deux fils elle-même plutôt que de les envoyer à l'école. Tolkien apprend ainsi l'écriture, en particulier l'écriture calligraphiée que sa mère maîtrise parfaitement et qu'il utilisera tout au long de sa vie pour embellir ses manuscrits ; les langues, dont le latin, l'allemand ou encore le français, qui ne lui plaît pas vraiment, et l'étymologie ; ainsi que la botanique, les mathématiques ou encore le dessin. Seul la géométrie lui est enseignée par sa tante Jane. Il commence également à lire par lui-même et fait ainsi la découverte de classiques tels que Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, La Princesse et le Goblin de George MacDonald, les Fairy Books d'Andrew Lang dont L'Histoire de Sigurd qui le marquera durablement, mais également des histoires d'indiens et de cowboys ou des contes arthuriens qui formeront un terreau fertile pour ses propres récits fantastiques.

…c'est à ma mère, qui m'a donné des leçons (jusqu'à ce que j'obtienne une bourse pour aller à l'ancienne Grammar School), que je dois mon goût pour la philologie, des langues germaniques principalement, et pour le romance. — J.R.R. Tolkien8)

Mais Sarehole est pour Tolkien surtout synonyme des premières expériences. Il découvre ainsi la vie dans la campagne, à un âge où chacune d'entre elles laisse une impression durable. En face de leur cottage, passé la route, Ronald et Hilary peuvent se perdre dans une grande prairie qui descend vers la petite rivière Cole qui faisait tourner le moulin de Sarehole, un moulin à aubes en briques rouges surmonté d'une grande cheminée. Les deux frères passent des après-midis entiers à observer le moulin et ses deux meuniers, père et fils, dont ils ont une peur bleue, au point qu'ils surnomment le fils l'Ogre Blanc. Une autre fois, c'est un paysan qui poursuit Ronald car il a ramassé des champignons dans son champs, qui reçoit celui d'Ogre Noir. Hilary écrira des histoires à leur propos à partir de 1899 et Tolkien s'en inspirera pour ses personnages de Ted Sablonnier et du fermier Magotte dans Le Seigneur des Anneaux :

En des jours très anciens, dans une partie du Warwickshire, vivaient un Ogre Noir et un Ogre Blanc. Celui-ci avait de merveilleuses fleurs poussant le long des bords de la rivière, et vous deviez pénétrer les terres de l'Ogre Noir pour les avoir…Black and White Ogre Country — Hilary Tolkien9)

Pour ce qui est de connaître le Moulin de Sarehole, il a dominé mon enfance. J'ai vécu dans un petit cottage presque immédiatement voisin, et le vieux meunier de cette époque, ainsi que son fils, étaient des êtres merveilleux et terrifiants pour un jeune enfant. — J.R.R. Tolkien10)

C'est aussi à cette époque que Tolkien tente ses premières histoires. Il témoignera notamment avoir écrit, vers six ans, une histoire ou un poème à propos d'un « vert grand dragon », qui lui valut une explication grammaticale de la part de sa mère, puisqu'il fallait écrire « grand dragon vert ». Malgré cela, ce récit marque d'une certaine manière les débuts d'écrivain de Tolkien, de la présence de dragons dans ses récits, mais également de son amour pour les mots.


Le Moulin de Sarehole et ses deux meuniers.

Vers 1900 survient un changement d'importance pour la famille. Mabel, jusqu'alors anglicane, commence à fréquenter l'église catholique Sainte-Anne de Birmingham, avant de franchir le pas décisif et de se convertir définitivement au catholicisme en juin 1900, au grand dam des deux familles Tolkien et Suffield, toutes deux protestantes. Par ce choix, elle perd surtout un apport financier conséquent de la part de son beau-frère, Walter Incledon, qui l'aidait à subvenir à une partie de ses besoins et de ceux de ses fils. Pourtant, Mabel Tolkien ne fera pas marche arrière et Tolkien et Hilary seront désormais instruits dans la foi catholique. Le mois de juin 1900 est aussi l'occasion pour Tolkien d'entrer pour la première fois à l'école, la King Edward's School de Birmingham, où son père lui-même était allé. Mais Sarehole étant à 6 kilomètres du centre de Birmingham, où se trouvait la King Edward's School, la famille déménage courant septembre 1900 à Moseley, un village moins excentré desservi par le tramway. Pour Tolkien, quitter Sarehole est un déchirement ; il vient de passer là « quatre années […] qui me semblèrent les plus longues et les plus enrichissantes de toute ma vie11) », d'autant que la vie à Moseley est « sinistre12) ». Pourtant, c'est à Moseley, grâce à la ligne de chemins de fer qui passe derrière la maison que Tolkien fait la connaissance du gallois. Les noms portés par les wagons et les camions qui allaient et venaient de l'entrepôt de charbon voisins le fascinent, mais il est encore trop jeune pour comprendre les livres sur cette langue qu'on lui confie alors qu'il cherche à en savoir plus.

Début 1902, Mabel décide à nouveau de déménager, cette fois-ci pour le village d'Edgbaston, près de l'Oratoire de Birmingham. Tolkien change d'école, quittant la King Edward's School pour la St Philip's School, dont les frais de scolarité sont moindres et qui se trouve toute proche de leur domicile ; il y est rejoint par son frère Hilary. Malgré ces avantages, l'éducation qu'offre St Philip's n'est pas à la hauteur de celle de la King Edward's et bientôt Tolkien devance ses camarades de classe. Mabel les retire alors tous les deux de l'école dès l'été 1902 et décide de les instruire à nouveau seule à la maison. Une stratégie qui s'avérera payante, puisque Tolkien réussit l'examen d'entrée à la King Edward's School qu'il passe en novembre de la même année et qu'il se voit gratifier d'une bourse d'études qui lui évite de devoir payer les frais d'inscription pendant deux ans. Il entre à nouveau à la King Edward's School dès janvier 1903 ; cette année-là, il étudie le grec, est initié au vieil-anglais et découvre Shakespeare et Chaucer. À la même période, il commence à s'intéresser à la philologie des langues germaniques.

Pour Mabel, la présence proche de l'Oratoire de Birmingham est aussi l'occasion de s'adonner à sa foi dans un environnement beaucoup plus plaisant qu'à Moseley. C'est au sein de la communauté de prêtres qu'elle fait la connaissance du père Francis Morgan, qui devient d'abord son confesseur, puis un ami proche de la famille. D'origine galloise et espagnole, le père Francis Morgan devient bientôt un père de substitution pour les deux garçons.

Tombe de Mabel Tolkien, au cimetière de St Peter's Catholic Church à Bromsgrove
Tombe de Mabel Tolkien, au cimetière de St Peter's Catholic Church à Bromsgrove (via Wikicommons).

Les premiers mois de 1904, Tolkien et Hilary sont atteints de la rougeole, maladie potentiellement mortelle à l'époque en l'absence d'un vaccin, puis d'une pneumonie pour Hilary. Mabel les soigne autant qu'elle le peut, mais l'effort a raison de ses forces. En avril 1904, elle est hospitalisée à Birmingham, où elle est diagnostiquée d'une forme sévère de diabète, pour lequel il n'existe alors pas de traitement (l'insuline n'est découverte qu'en 1921). Le temps de sa maladie, les garçons sont placés chez de la famille : Hilary chez ses grands-parents Suffield et Tolkien chez Edwin Neave, un agent d'assurance aux « cheveux roux, une grosse moustache et un fort accent de Manchester, qui amusait son neveu avec ses interprétations au banjo de chansons populaires de music-hall13) », futur mari de sa tante Jane. Durant cette période, Tolkien dessinera pour sa mère plusieurs scènes de sa vie quotidienne avec son oncle Edwin : Qu'est-ce qu'un foyer sans une mère {ou une femme}14), Car les Hommes Doivent Travailler15) ou encore Côte à Côte ils dormaient, incarnant la beauté16).

Courant avril 1904, Mabel peut sortir de l'hôpital pour entrer dans une convalescence de plusieurs mois. Le Père Morgan propose que la famille emménage dans une petite maison habituellement destinée à la retraite des prêtres, à Rednal, à la campagne. L'été à Rednal fait un bien fou aux garçons, qui retrouvent l'ambiance qu'ils avaient connue à Sarehole. Le père Morgan leur rend visite régulièrement. À la rentrée 1904, Mabel décide de rester à Rednal encore quelques temps ; Tolkien doit alors se lever de bonne heure pour marcher jusqu'à la station de train la plus proche et faire le chemin inverse le soir, parfois de nuit, mais accueilli par son frère muni d'une lanterne. Malheureusement, la santé de Mabel continue de se dégrader et le 8 novembre 1904, Mabel tombe dans un profond coma provoqué par son diabète. Elle décède six jours plus tard, laissant la garde de ses deux fils de 10 et 12 ans au père Morgan. Elle est enterrée au cimetière du village de Bromsgrove, près de Rednal.

Adolescence (1904 - 1914)

Étant donné la position du père Francis Morgan, il n'est pas question que les deux adolescents vivent avec lui à l'Oratoire. Immédiatement après la mort de leur mère, ils sont confiés temporairement à la garde de leur oncle Laurence Tolkien, avant d'emménager chez leur tante Béatrice Suffield en janvier 1905. Malheureusement pour eux, le séjour chez leur tante se révèle être un vrai calvaire. Outre le fait qu'elle n'est aucunement empathique à leur égard, elle n'hésite pas à brûler les lettres de leur mère. Pour autant, ils peuvent recréer des liens avec leurs deux familles. Une branche de la famille Suffield en particulier, va avoir un poids important dans l'avenir du jeune Tolkien : les Incledon. May, la sœur de Mabel, et son mari Walter Incledon avaient eu deux filles, Marjorie et Mary, qui avaient à peu près le même âge que les frères Tolkien. Lors de l'un des nombreux après-midis chez les Incledon, Tolkien découvre que ses cousines ont inventé une langue imaginaire, l'animalique, un langage dont le vocabulaire est principalement formé de noms d'animaux. Un an plus tard, alors que l'aînée Marjorie n'est plus intéressée par l'animalique, Tolkien et Mary inventent le nevbosh, ou « nouveau non-sens », dont la structure est beaucoup plus sophistiquée que celle de l'animalique. L'année 1905 est aussi l'occasion pour Tolkien de se faire son premier véritable ami, en la personne de Christopher Wiseman, qu'il rencontre à la King Edward's School. Cette amitié, qui durera toute leur vie, sera consolidée par l'arrivée de Robert Gilson, fils du proviseur, et de Vincent Trought. Avec Christopher, Tolkien s'essaye au rugby qu'il pratiquera au moins jusqu'en 1914 et qui, en mars 1911, lui inspirera une parodie, La Bataille du Champ Oriental17) ; un sport dans lequel, bien qu'il l'affectionnait, il n'était pas très doué :

…un jour, j'ai décidé de compenser mon poids par une (légitime) férocité, et j'ai fini comme capitaine à la fin de la saison, et reçu les honneurs la saison suivante. Mais je suis sorti plutôt esquinté — entre autres, j'ai eu la langue presque tranchée… — J.R.R. Tolkien18)

[Tolkien est] un avant léger qui possède allure et sprint, et est un bon dribbler. Il a fait un très beau travail individuel, en particulier en se détachant de la mêlée pour aider les trois-quarts. Son tacle est toujours fiable, il suit dur19)

À la King Edward's School, Tolkien commence aussi sa formation de soldat. Dans ces années présageant l'embrasement de 1914, le Ministère de la Guerre britannique créé, dès 1907, le Corps des Cadets, plus tard renommé Corps d'Entraînement des Officiers, au sein de la KES. Tolkien en devient membre dès le départ, jusqu'à obtenir le rang de caporal en 1910. Dans ce corps d'armée, il apprend les bases du métier de soldat, notamment le tir au fusil. Et comme tout corps d'armée, celui-ci est régulièrement inspecté, comme le 4 avril 1907, quand Tolkien est pris en photo en uniforme au sein de son régiment20) :

Tolkien au centre de la photo
à l'occasion de l'inspection avec le nouveau Corps des Cadets
de la King Edward's School, Birmingham, le 4 Avril 1907.

Hors période scolaire, le père Morgan emmène les deux frères sur la côte de Lyme Regis. En une occasion, Tolkien découvre un fossile de mâchoire venant probablement d'un dinosaure, mais qui sera pour lui celle d'un dragon. En 1907, au cours de l'un de ces séjours, Tolkien et Hilary annoncent à leur tuteur qu'ils ne sont pas heureux chez leur tante Béatrice. Le père Morgan entreprend alors des recherches pour placer les deux adolescents et, début 1908, ceux-ci emménagent chez la famille Faulkner, au 2e étage du 37 Duchess Road, toujours non loin de l'Oratoire.

Outre la famille Faulkner et leurs domestiques, la maison est habitée par une adolescente qui loge dans la chambre juste au-dessous de la leur. Cette jeune fille, de trois ans plus vieille que Tolkien, se nomme Edith Bratt. Orpheline, elle est passionnée et douée pour le piano, et avait été placée là faute de mieux par son tuteur, qui pensait qu'une maison dotée d'un piano serait suffisante pour son talent. Malheureusement, hormis à l'occasion des quelques soirées mondaines musicales organisées par Mme Faulkner pour les pères de l'Oratoire, le talent d'Edith est gâché et la jeune fille passe plus de temps à coudre à la machine dans sa chambre qu'à étudier et progresser au piano. Dès leur arrivée, les deux frères Tolkien se lient d'amitié à la jeune femme. Entre Tolkien et Edith, cette amitié devient bien vite plus intime jusqu'à se transformer en amour vers l'été 1909.

Les années 1908-1910 est particulièrement intense pour le jeune Tolkien. Alors qu'il devrait se concentrer sur ses études, sa relation avec Edith, son intérêt croissant pour la linguistique ainsi que sa participation à de nombreuses activités scolaires lui prennent tout son temps. Durant cette période, il invente ainsi son premier alphabet phonétique runique, le code de Foxrook, et découvre la langue gotique :

J'étais tombé sur cette langue admirable un ou deux ans avant 1910 dans le Primer of the Gothic Language de Joseph Wright (à présent remplacé par A Grammar of the Gothic Language). Livre qui m'avait été vendu par un camarade d'école intéressé par le travail de missionnaire, qui l'avait pris pour une publication de la Bible Society et n'avait aucune utilité pour ce que c'était réellement. J'étais fasciné par le gotique en soi : une belle langue, qui a atteint la consécration d'un usage liturgique mais qui n'a par réussi, en raison de l'Histoire tragique des Goths, à devenir une des langues liturgiques de l'Ouest. […] J'écrivais souvent des inscriptions « gotiques » dans mes livres, rendant parfois en gotique mon prénom norrois et mon nom allemand : Ruginwaldus Dwalakōneis. — J.R.R. Tolkien21)

Sa relation avec Edith évoluant, tous deux passent de plus en plus de temps ensemble. À l'occasion d'une sortie à vélo à l'automne 1909, Tolkien et Edith se retrouvent à prendre le thé dans la maison de Rednal. La nouvelle de cette rencontre passe de Rednal jusqu'à l'Oratoire et finit par atteindre le père Francis Morgan. Celui-ci, déjà inquiet par le fait que Tolkien ne soit pas assez concentré sur ses études, notamment afin d'obtenir une bourse d'études pour l'Université d'Oxford, demande à Tolkien de cesser sa relation avec Edith. Pour faciliter les choses, le père Morgan déménage les frères Tolkien à Egbaston. Pourtant, ce n'est pas la fin de sa relation avec Edith. Tous deux continuent de se voir secrètement, jusqu'à ce qu'en janvier 1910, on rapporte l'une de ces entrevues au père Morgan, qui interdit alors explicitement à Tolkien de revoir ou d'écrire à Edith. De son côté, Edith prend la décision de s'éloigner de Birmingham et d'aller vivre chez sa famille à Cheltenham, où elle peut alors jouer du piano à l'envi. Durant trois ans, tous deux n'auront quasiment plus aucun contact.

À toute chose malheur est bon. Tolkien, bien que quelque peu dévasté par sa séparation forcée d'avec Edith, n'en plonge que plus dans ses études, en vue d'entrer dans l'une des universités prestigieuses d'Oxford ou Cambridge, ainsi que dans ses activités extra-scolaires. À l'automne 1910, il est ainsi tout à la fois « préfet » de classe22), secrétaire de l'association de débats, du club de football, capitaine de l'équipe de sa maison et caporal dans le Corps d'Entraînement des Officiers. À la mi-décembre, il voyage à Oxford pour tenter une seconde fois d'obtenir une bourse d'études pour l'université d'Oxford. Cette tentative s'avère fructueuse puisque quelques jours plus tard, il apprend qu'on l'a gratifié d'une bourse pour l'Exeter College de 60 £ par an (soit un peu plus de 8 000 € de nos jours).

Les magasins Barrow, sur Corporation Street à Birmingham. La seconde photo montre l'intérieur du café, avec les alcôves au fond, où le T.C.B.S. se réunissait. Lire aussi Tolkien en 20 cartes de J.-R. Turlin.

Au printemps 1911, en tant qu'élève de dernière année, Tolkien est nommé bibliothécaire à la KES, un poste qui lui permet d'engager ses amis Christopher Wiseman et Vincent Trought comme assistants, bientôt rejoints par Rob Gilson. Durant l'été, entre deux examens, le quatuor commence à se réunir au sein de la bibliothèque pour prendre le thé. Le groupe s'agrandit vite d'autres Edwardiens : Sidney Barrowclough, Thomas Kenneth « Tea Cake » Barnsley, les frères Ralph S. « le Bébé » et Wilfrid H. Payton, ainsi qu'un certain Geoffrey Bache Smith, et prend vite le nom informel de Tea Club.

Cela a commencé pendant le trimestre d'été, avec beaucoup d'audace. Les examens se déroulaient pendant six semaines, et si vous n'aviez pas d'examen vous n'aviez vraiment rien à faire ; alors nous nous sommes mis à prendre le thé dans la bibliothèque. Nous y apportions des « contributions ». Je me rappelle que quelqu'un avait apporté une boîte de poisson en conserve, nous n'y avons pas fait attention, elle est restée sur un des rayons, au sommet de certains livres, et a été oubliée jusqu'à ce qu'elle se soit fait sentir longtemps plus tard ! Nous faisions chauffer notre bouilloire sur la lampe à alcool, mais le grand problème était : que faire des feuilles de thé ? Bon ! le Club de Thé continuait souvent après la fin des classes, les balayeurs s'amenaient avec leurs fauberts, leurs seaux, leurs balais, jetaient de la sciure par terre et la balayaient ; alors nous jetions les feuilles de thé dans leurs seaux. — Christopher Wiseman23)

Ce groupe informel ne reste pas cantonné à la bibliothèque de la KES. Bientôt, les jeunes gens prennent l'habitude de se réunir dans le salon de thé des Barrow's Stores dans le centre de Birmingham, des magasins fondés par les chocolatiers Cadbury au xixe siècle. Le groupe change alors son nom pour adopter celui de Tea Club (and) Barrovian Society ou TCBS. Le cœur du TCBS reste le quatuor Tolkien, Wiseman, Gilson et Trought, lequel sera remplacé plus tard par G.B. Smith.

Vers la fin de l'été, Tolkien et son frère rejoignent leur tante Jane dans une randonnée en Suisse organisée par la famille Brookes-Smith. Dormant dans des granges, des auberges ou des hôtels, la douzaine de randonneurs parcourt le chemin d'Interlaken jusqu'au glacier d'Aletsch, en passant par Lauterbrunnen, Grindelwald, le col de Grimsel, Brig puis Belalp au pied du glacier. Sur le glacier, où il est pris en photo24), Tolkien passe près de mourir dans une avalanche de rochers qui tombent à ses pieds. De Brig, la troupe se rend ensuite jusqu'à Zermatt d'où Tolkien contemple le mont Cervin (Matterhorn en anglais) :

Nous sommes montés avec des guides jusqu'à [une] cabane du Club Alpin, encordés (sans quoi je serais tombé dans une crevasse), et je me souviens de la blancheur éblouissante du massif désert de neige qui nous séparait de la corne noire du Cervin, situé à quelques kilomètres. — J.R.R. Tolkien25)

Ce voyage restera gravé dans la mémoire de Tolkien, qui s'en inspirera pour créer certains lieux et événements de son légendaire, principalement dans les Montagnes de Brume. Ainsi en est-il de la bataille des Géants de Pierre du Hobbit, possible réminiscence de l'avalanche dont il réchappe, et du Pic d'Argent (Silvertine en anglais) dans les Montagnes de Brume lequel trouverait son inspiration dans le Silberhorn, sommet qui surplombe la vallée de Lauterbrunnen qui a modelé sa représentation de Fendeval.

Vue de la vallée de Lauterbrunnen, en Suisse, qui a inspiré le dessin qu'a fait Tolkien de la cité elfique de Fendeval.
Tiré de Rivendell in Switzerland.

En octobre 1911, Tolkien entre enfin à l'université d'Oxford, à l'Exeter College26), pour y étudier les « Classiques » ou ce qu'en France on appelle les Humanités, c'est-à-dire un enseignement basé sur les auteurs latins et grecs, la philosophie et l'histoire classique. Durant un an et demi, il étudie en vue de passer ses Honour Moderations prévus en février 1913. En plus du tronc commun, il est habituel que les élèves choisissent une spécialité. Tolkien, suivant ses goûts linguistiques, choisit de suivre un cours sur la grammaire gotique puis sur la grammaire comparative grecque menés par le Pr. Joseph Wright, le même dont il s'était procuré l'ouvrage Primer of the Gothic Language un an auparavant. Il s'intéresse également à la langue finnoise, empruntant la Grammaire Finnoise de C.N.E. Eliot, qui inspirera son qenya, ainsi que le gallois.

Comme auparavant, il continue de jouer au rugby, mais rejoint aussi le King Edward's Horse, un régiment de cavalerie dans lequel il apprend à monter à cheval. Artistiquement aussi, ses goûts se développent : il débute son Livre d'Ishness et rédige nombre de poèmes. À Oxford, outre qu'il continue de participer à toutes sortes d'associations littéraires, il fonde lui-même le club littéraire des Apolausticks et entretient par ailleurs ses amitiés avec le TCBS lorsqu'il retourne ponctuellement à Birmingham. En janvier 1912, le groupe d'amis est endeuillé par la perte de l'un d'eux, Vincent Trought, victime d'une maladie chronique. La disparition de Trought laisse une place vacante au sein du cercle restreint du TCBS qui échoit de facto à G.B. Smith. L’ambition utopique des quatre membres, à travers le TCBS, est une réforme en profondeur du monde au travers de leurs arts respectifs : Christopher Wiseman par son goût pour la musique, Rob Gilson par sa passion pour les arts picturaux, G.B. Smith par son intérêt pour la poésie, la langue et la littérature qui recoupe les goûts de Tolkien. Tout cela n'aide pas Tolkien à maintenir de bons résultats et à l'été, il est rappelé à l'ordre, car sa bourse d'études est en jeu. Il se remet donc à étudier avec plus d'entrain, limitant ses activités, y compris son devoir religieux. À Noël, alors qu'il passe les fêtes chez ses cousines Incledon, il écrit une pièce de théâtre intitulée Le Limier, le Chef et la Suffragette :

La pièce concerne une jeune héritière qui tombe amoureuse d'un étudiant sans le sou vivant dans la même pension, et qu'elle sera libre d'épouser à son vingt-et-unième anniversaire, dans deux jours, si son père ne la découvre pas avant. La pièce est évidemment très influencée par la propre situation de Tolkien alors qu'approche son vingt-et-unième anniversaire, quand il sera libre de sa promesse au père Francis Morgan de ne pas contacter Edith Bratt27).

Le 3 janvier 1913, à minuit, Tolkien atteint enfin l'âge de vingt-et-un ans. Dans une lettre, il reprend contact avec Edith, lui expliquant qu'en trois ans il ne l'a pas oubliée et qu'il souhaite l'épouser. En réponse, Edith lui annonce qu'elle est fiancée, par dépit, ayant perdu espoir que Tolkien ait encore de l'intérêt pour elle. Le 8 janvier, tous deux se rencontrent à Cheltenham où vit Edith et elle accepte de rompre ses fiançailles pour se marier avec Tolkien. Leur engagement reste discret sauf pour le père Francis Morgan que Tolkien tient à prévenir et qui, bien qu'assez peu enthousiaste, accepte cet état de fait. Comme leur mariage doit se faire dans la foi catholique, Tolkien pousse Edith à se faire baptiser ; par voie de conséquence, elle est priée de quitter son logement chez ses amis de foi anglicane. Elle déménage alors à Warwick avec sa cousine Jenny Grove, où elle commence à être formée à la foi catholique. Tolkien lui promet de travailler dur pour obtenir un bon diplôme et assurer leur futur commun. Durant l'année qui suit, il fera de nombreux voyages à Warwick auprès d'elle ; janvier 1914 marquera un tournant majeur pour le couple, quand Edith sera baptisée dans la foi catholique dans l'église de Warwick, laissant le champ libre au futur mariage des deux jeunes gens.

C'est dans ses conditions qu'en février 1913, il passe ses Honour Moderations, mais échoue à obtenir un First Class. Tous ses examens à l'exception notable de la philologie comparative sont mauvais et il en ressort avec un Second Class28). Son professeur Joseph Wright, connaissant son grand intérêt pour les langues germaniques, suggère alors que Tolkien passe du cursus classique au cursus d'anglais, sans perdre sa bourse d'études. Le cursus d'anglais se divise alors en deux cycles : le premier cible plus particulièrement la littérature anglaise moderne d'après 1832 et le second, la littérature anglaise d'avant le xive siècle et l'histoire de la langue anglaise et de ses relations aux langues germaniques29). Il choisit bien évidemment le second cycle et commence ainsi à étudier des sujets qui deviendront importants pour sa future carrière d'universitaire et d'écrivain : la langue et la littérature vieil- et moyen-anglaise. Il se penche notamment sur Beowulf, les œuvres de Chaucer et Shakespeare, la philologie gotique et germanique, ainsi qu'une matière de son choix, la philologie scandinave, axée notamment sur les textes de l'Edda en prose et de quelques autres sagas30). Il va notamment bénéficier du tutorat du professeur Kenneth Sisam, par ailleurs son professeur de vieil- et moyen-anglais et avec qui il travaillera quelques années plus tard.

À l'été 1913, Tolkien est engagé pour accompagner deux adolescents mexicains, en voyage en France, où ils doivent rejoindre leur frère et leurs tantes à Paris. Bien qu'il apprécie de découvrir la capitale française, son avis très tranché sur les français et leur langue ne s'en trouve que renforcé. En effet, Tolkien considéra toute sa vie que la conquête normande sous le commandement de Guillaume le Conquérant avait effacé la culture anglo-saxonne et gravement corrompu la langue anglaise. Après un court séjour à Paris, la famille mexicaine se rend en Bretagne, à Dinard, mais le lendemain de leur arrivée, l'une des tantes est renversée par une automobile et succombe à ses blessures. Tolkien passe donc le reste du séjour à organiser les funérailles et leur retour en Angleterre.

La rentrée universitaire de 1913 est marquée par l'arrivée à Oxford de G.B. Smith, qui a obtenu une bourse d'études au Corpus Christi college. L'amitié entre Smith et Tolkien commence alors à se renforcer ; les deux partagent bonnes et mauvaises expériences, comme lorsque Tolkien et lui volent un bus :

Geoffrey et moi avons « capturé » un bus, nous l'avons conduit à Cornmarket en faisant un vacarme de tous les diables, suivis par une foule dingue avec de tout, même de citadins. Le bus était plein à craquer d'étudiants avant d'atteindre Carfax. Là, j'ai adressé quelques mots bien sentis à une foule énorme avant de descendre et d'aller aux maggers memugger du Mémorial des Martyrs, où je me suis encore adressé à la foule. Tout cela n'a eu aucune suite disciplinaire ! — J.R.R. Tolkien31)

L'année 1914 se poursuit comme l'année 1913, jusqu'au matin du 28 juin 1914, lorsqu'à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, l'archiduc François-Ferdinand, héritier de l'Empire austro-hongrois, et son épouse sont assassinés. Il s'ensuit un embrasement généralisé de l'Europe. Le 4 août 1914, l'Allemagne envahit la Belgique ; le Royaume-Uni, en réaction, envoie des troupes dès le 7 août et déclare formellement la guerre à l'Allemagne le 12 août 1914.

La Première Guerre mondiale (1914 - 1918)

J. R. R. Tolkien en uniforme à l'âge de 24 ans (1916).

En Angleterre, le gouvernement appelle la population à l'engagement. Tolkien, comme ses camarades, réfléchit sérieusement à la question, mais décide finalement de terminer ses études, au grand dam de sa famille. Il profite du mois de septembre 1914 pour aller visiter sa tante Jane et son frère dans la ferme Phoenix, à Gedling. Là-bas, il écrit le poème qui marquera le début véritable de la Terre du Milieu. Inspiré par le poème anglo-saxon du viiie siècle, le Crist de Cynewulf, il est frappé par les vers Eala Earendel! engla beorhtast / ofer middangeard monnum sended, Salut, Éarendel ! Plus radieux des anges / envoyé parmi les hommes sur la terre du milieu ! Les détournant, il rédige le poème « Le Voyage d'Éarendel, l'Étoile du Soir », première étape de son grand œuvre.

Éarendel jaillit hors de la coupe de l’Océan
Dans la pénombre de la bordure du monde du milieu
De la porte de la nuit comme un rai de lumière
Bondit au-dessus du bord crépusculaire,
Et lançant sa barque comme une étincelle d’argent
Du sable doré-pâlissant
Au bas du souffle ensoleillé de l’Agonie enflammée du Jour
Il fila depuis les Terres de l’Ouest32).

À la même période, il s'engage dans une ambitieuse réécriture d'une partie du Kalevala, l'Histoire de Kullervo, dans le « le style des romances de Morris avec des bouts de poésie intercalés33) », qu'il créditera plus tard comme étant « le point de départ du Silmarillion34) ». Dans les semaines suivantes, il donnera une conférence intitulée Le Kalevala ou Terre des Héros devant la Sundial Society du Corpus Christi College d'Oxford et lira les vers du « Voyage d'Éarendel » devant l’Essay Club de l’Exeter College d’Oxford. Le personnage d'Éarendel continue d'ailleurs de l'inspirer, puisqu'il écrit un plus long poème sur le personnage, qu'il divisera en deux plus petits poèmes : « L'Ordonnance du Ménestrel » et « La Flûte de la Sirène », toujours inédits. Parallèlement, il crée sa première véritable langue inventée pour ses Elfes, le qenya, qu'il modèle d'après la langue finnoise.

L'amitié entre les membres du TCBS subit aussi l'ambiance particulière de cette fin d'année 1914. Dans de longs échanges épistolaires, Wiseman et Tolkien réitèrent leur amitié et la force du TCBS, malgré l'éloignement des quatre membres et l'engagement de Rob Gilson et G.B. Smith. En décembre, Wiseman convie ses amis dans sa famille à Londres pour un « Conseil de Londres » destiné à reformer et renforcer le TCBS. Les mois suivants, les poèmes de Tolkien sont envoyés aux trois amis, souvent par l'intermédiaire de Smith qui les diffuse ensuite à Gilson et Wiseman avec ses commentaires. Sous leur impulsion, nombre de ces poèmes sont réécrits et améliorés. Parmi ceux-là, il écrit Pieds de Gobelin35), un poème pour Edith et son goût pour les fées victoriennes, qui est accepté pour publication la même année dans Oxford Poetry. Au printemps, le vocabulaire de qenya a pris une telle proportion que Tolkien commence un lexique formel dans un carnet, qu'il intitule Qenyaqetsa36) et qui sera bientôt agrémenté d'une phonologie.

En juin 1915, Tolkien doit valider ses Honour Moderations : tour à tour il planche sur Beowulf et d'autres textes vieil-anglais, Chaucer, l'histoire de la littérature anglaise, la philologie gotique et germanique, sur les traductions depuis le moyen et vieil anglais et enfin sur la matière de son choix, la philologie scandinave. En attendant ses résultats, Tolkien commence à envisager plus sérieusement son engagement militaire. Il postule ainsi dans le 19th Bataillon des Lancashire Fusiliers, pour rejoindre G.B. Smith, lequel lui apporte ses conseils. Le 2 juillet 1915, Tolkien découvre les résultats de ses examens : il a obtenu un First Class, ce qui lui assure des portes ouvertes pour la suite de sa carrière universitaire. Mais pour l'heure, il entre formellement dans l'armée anglaise. Le Bureau de la Guerre l'a nommé second lieutenant en poste dans le 13th Bataillon des Lancashire Fusiliers, à sa grande déception. En juillet et août 1915, Tolkien subit l'entrainement de soldat, mais se spécialise bientôt dans la signalisation. Durant ses temps personnels, il continue de développer l'embryon de son légendaire au travers des poèmes qu'il envoie toujours à ses amis du TCBS. Le 25 septembre 1915, les quatre amis se réunissent une dernière fois pour un « Conseil de Lichfield », sur le lieu d'entrainement de Tolkien. Au mois de novembre, alors que Tolkien est envoyé dans le camp de Cannock Chase, G.B. Smith traverse la Manche avec le 19th Lancashire Fusiliers et atteint bientôt les tranchées du front de la Somme. Rob Gilson est quant à lui toujours en réserve en Angleterre, tandis que Christopher Wiseman est envoyé sur le navire HMS Superb dès décembre 1915.

Au début de l'année 1916, alors que la mobilisation de Tolkien approche, Edith et lui s'accordent sur la date de leur mariage. L'héritage de ses parents, toujours sous la tutelle du père Francis Morgan, est transféré sous son nom propre. Le 22 mars, Edith et Tolkien sont mariés à l'Eglise de St Mary Immaculate de Warwick, en présence de la cousine d'Edith, Jennie Grove, mais en l'absence du père Morgan et du frère de Tolkien, envoyé au front. Le couple passe la semaine suivante en lune de miel à Clevedon, où ils visitent les Gorges et les Grottes de Cheddar qui inspirèrent la Gorge de Helm du Seigneur des Anneaux à Tolkien. Jusqu'en juin 1916, Tolkien poursuit sa formation de soldat et d'officier des transmissions, mais, le 2 juin, il reçoit son ordre de mission : il rejoint le Corps expéditionnaire britannique en France et doit se présenter dès le 5 juin à Folkestone pour embarquer. Il passe ces deux derniers jours en compagnie d'Edith, avant de prendre le train pour Folkestone, via Londres.

En cet instant, me séparer de ma femme — nous venions de nous marier — c’était comme une mort. — J.R.R. Tolkien37)

Le 6 juin, il parvient dans la ville d'Étaples, où il est assigné au régiment des 11th Lancashire Fusiliers38) et où, dans l'attente de son envoi au front, il continue de s'entraîner, mais également de créer des poèmes qui prendront bientôt place dans le Livre des Contes Perdus. À la fin du mois de juin, son bataillon est enfin mobilisé ; avec 800 Lancashire Fusiliers, il est envoyé près d’Ovilliers-la-Boisselle et Thiepval, en vue de leur déploiement. Non loin de là, près de la Boisselle, Rob Gilson est également mobilisé avec le 11th Suffolks. Le 1er juillet débute la sanglante bataille de la Somme. Si Tolkien ne combat pas ce jour-là, ce n'est pas le cas de Rob Gilson, qui mène ses hommes dans le no man's land et qui est tué, comme plusieurs milliers d'autres soldats, par les Allemands. Tolkien, quant à lui, est mis en réserve en arrière du front. Entre juillet et octobre 1916, Tolkien est envoyé de ville en ville avec son régiment, prenant part à quelques affrontements, notamment à Ovillers, Thiepval ou encore à la tranchée Regina, mais il est globalement à l'abri des combats. Il arrive à croiser G.B. Smith une ou deux fois et échange beaucoup de lettres avec lui et Christopher Wiseman. Le 22 août, il voit G.B. Smith pour la dernière fois lors d'une permission à Bouzincourt. À la fin du mois d'octobre, Tolkien commence à ressentir une forte fièvre : on lui diagnostique une fièvre des tranchées, une maladie infectieuse transmise par les poux, qui se traduit notamment par des douleurs musculaires et par des périodes de rémission et de rechute. Il est rapidement rapatrié en Angleterre pour y être soigné. Le 9 novembre, il est hospitalisé pour un mois à Birmingham, après quoi, il rejoint Edith à Great Haywood pour continuer sa convalescence. En France, G.B. Smith est lui toujours mobilisé ; tragiquement, c'est lors d'une permission, alors qu'il joue un match de football avec les hommes de son bataillon qu'il est touché par des éclats d’obus bombardés par les Allemands. Sa blessure, bien que légère, s'envenime et malgré l’intervention d’un chirurgien pour enrayer la progression de la gangrène, il décède le 3 décembre 1916. Tolkien n'apprendra sa mort que 13 jours plus tard.

J. R. R. Tolkien à Withernsea en 1917.

L'année 1917 n'est pour Tolkien qu'une succession de repos plus ou moins longs, entrecoupés de rendez-vous auprès du Bureau de la guerre pour confirmer que son état de santé n'est pas compatible avec un renvoi au front. Aidé de Christopher Wiseman avec qui il est toujours en contact, il met en ordre des poèmes de G.B. Smith et les publie sous le titre A Spring Harvest en juin 1918. Sa convalescence est également l'occasion pour lui d'avancer son légendaire. Les premiers contes perdus font ainsi leur apparition à cette époque, en particulier « Tuor et les Exilés de Gondolin », plus connu sous le nom de « La Chute de Gondolin39) », dont Tolkien puise les éléments dans sa participation à la Première Guerre mondiale. Toujours en parallèle, il développe ses langues, augmentant son lexique qenya et inventant une seconde langue, le gnomique ou goldogrin, qui deviendra bien plus tard le sindarin. En juin 1917, alors qu'Edith et lui se promènent au cœur du bois de Roos, elle danse pour Tolkien au milieu d'une clairière de ciguës. L'épisode aura un impact majeur pour le légendaire, puisqu'il donnera naissance à l'histoire de « Beren et Lúthien40) », dans laquelle l'homme Beren tombe amoureux de la princesse elfe Lúthien après l'avoir vue danser dans la forêt.

[E]lle était ma Lúthien […] Je n'ai jamais appelé Edith Lúthien — mais elle était à l'origine de l'histoire, qui devint progressivement la partie principale du Silmarillion. Elle a été conçue dans une clairière remplie de ciguës à Roos dans le Yorkshire […] À cette époque ses cheveux étaient d'un noir de jais, sa peau claire, ses yeux plus brillants que tu les as connus, et elle savait chanter — et danser. — J.R.R. Tolkien41)

À cette époque, Edith est déjà enceinte de leur premier enfant, lequel naît le 16 novembre 1917 à Cheltenham et est baptisé John Francis Reuel Tolkien, avec Hilary Tolkien et Mary Incledon comme parrains. Tolkien n'aura pas l'occasion d'être présent lors de l'accouchement, car il était toujours en service malgré sa santé fragile ; il ne verra son fils qu'une semaine plus tard lors d'une permission.

Entre 1917 et 1918, il continue d'étendre son univers inventé et aborde le troisième grand conte, « Le Conte de Turambar », sur le destin tragique de Túrin Turambar dont la figure lui est à la fois inspirée du héros Kullervo du Kalevala et du héros scandinave Sigurd des Eddas. Au mois d'avril 1918, le Bureau médical de l'armée lui annonce qu'il est remis et qu'il peut reprendre du service. Il est envoyé dans le camp de Brocton au mois de juin, mais il attrape rapidement une gastrite qui l'oblige à être de nouveau hospitalisé jusqu'à fin août. En septembre, le Bureau de la guerre confirme que Tolkien n'est plus apte à se battre, et qu'il peut postuler à un emploi sédentaire tout en restant à disposition du Bureau. C'est ainsi qu'au début du mois de novembre 1918, Tolkien se présente à l'un de ses anciens tuteurs, William Craigie, pour entrer dans l'équipe du New English Dictionary, plus connu sous le nom d'Oxford English Dictionary ou OED. Le 11 novembre 1918, l'Armistice de la Première Guerre mondiale est signé, mettant un terme à quatre années d'une guerre sanglante.

Entre Oxford et Leeds (1919 - 1925)

Dès janvier 1919, Tolkien commence son emploi en tant qu'assistant à l'OED, à quelques pas du 50 St John Street à Oxford, où la famille a déménagé fin 1918, toujours accompagnée de Jennie Grove. Sous la direction de Henry Bradley, philologue et lexicographe, Tolkien est chargé d'écrire les définitions des mots en W, de waggle à warlock42). En parallèle, il accepte un travail de tuteur pour divers colleges pour femmes d'Oxford. Au mois de juillet 1919, quelques jours après le traité de Versailles qui conclut la Première Guerre mondiale, Tolkien est informé par le Bureau de la guerre qu'il est officiellement libéré de son service militaire, bien qu'il reste réserviste en cas d'urgence ; il peut compter sur une petite pension due à son état de santé toujours instable. Au cours de l'automne, suivant son travail sur l'OED, les Presses universitaires d'Oxford l'approchent et lui confient l'écriture d'un glossaire de moyen anglais, en complément d'un recueil de textes moyen anglais publié par son ancien tuteur Kenneth Sisam sous le titre Fourteenth Century Verse & Prose. Très occupé par ces divers postes à Oxford, Tolkien abandonne peu à peu l'écriture de ses contes perdus, ce qui ne l'empêche pas, le 10 mars 1920, de lire une version raccourcie de « La Chute de Gondolin » devant le club d'essai de l'Exeter College, qui accueille le texte avec enthousiasme :

La bataille des forces antagonistes du Bien et du Mal, représentées par les Gongothlim [sic pour Gondothlim] et les suivants de Melko est racontée de manière stupéfiante et très vivante. — Secrétaire du club d'essais43)

Fin mai 1920, Tolkien termine son emploi pour l'OED et postule peu après aux postes de maîtres de conférences en langue anglaise à l'université de Leeds et à l'université de Liverpool, et même à l'université du Cap, en Afrique du Sud. Au mois d'octobre 1920, il est reçu à Leeds. Il doit temporairement faire le trajet entre Leeds et Oxford chaque semaine, car Edith vient de donner naissance à leur deuxième fils, Michael Hilary Reuel Tolkien, le 22 octobre, ce qui exclut de faire voyager la famille dans l'immédiat. Ce n'est qu'en avril 1921 que toute la famille déménage enfin. À Leeds, George Gordon, en charge de la révision des programmes, laisse le champ libre à Tolkien qui pu développer le programme de linguistique. Il enseigne ainsi l'histoire de la langue anglaise au xive siècle et de l'anglais moderne, les textes de vieil et moyen anglais, tels que Beowulf, le gotique, etc. À l'occasion de Noël 1920, alors que son fils John lui demande des détails sur le Père Noël et sa maison, Tolkien innove une coutume qu'il poursuivra jusqu'en 1943 : se faisant passer pour le Père Noël, il écrit une lettre illustrée à son fils dans laquelle il lui décrit sa vie et ses aventures au Pôle Nord.

A Middle English Vocabulary et Sir Gawain and the Green Knight.

Le début d'année 1921 est principalement dédié à la rédaction de son glossaire de moyen anglais pour le volume de Kenneth Sisam. La collaboration ne se fait pas sans heurt, car Tolkien, contrairement à Sisam, est partisan d'utiliser des textes à l'orthographe normalisée, eut égard aux étudiants qui l'utiliseront. En octobre, le volume Fourteenth Century Verse & Prose de Kenneth Sisam est finalement publié seul, le glossaire de Tolkien ayant accumulé du retard. Il ne soumettra son lexique qu'au début de l'année suivante, lequel sera publié seul au mois de mai 1922, sous le titre A Middle English Vocabulary, puis avec le volume de Sisam en juin 1922. En parallèle de ces travaux universitaires, Tolkien se penche sur l'invention d'un système d'écriture qu'il nomme l'Alphabet de Rúmil ou Sarati et dont l'originalité est qu'il peut être utilisé de droite à gauche, de gauche à droite ou en alternance de l'un ou l'autre (en boustrophédon), mais également de haut et bas.

À la même époque, Tolkien recommande un jeune étudiant d'Oxford pour un poste de professeur à Leeds : E.V. Gordon. Avec lui, Tolkien va se lancer dans plusieurs projets universitaires d'importance. Début 1921, C.T. Onions lui avait suggéré de préparer une édition du texte moyen anglais Sire Gauvain et le chevalier vert ; aidé de Gordon, Tolkien s'engage auprès de Kenneth Sisam dans l'édition de ce texte dès février 1922, lequel verra finalement le jour en avril 1925. Durant ces années, c'est également leur collaboration qui va faire évoluer le cursus linguistique de l'université de Leeds ; une évolution qui passe par la création par les deux amis d'un Viking Club destiné aux étudiants de vieil islandais et dans lequel ils boivent de la bière, lisent des sagas à voix haute et chantent diverses chansons et comptines en vieil anglais, gotique ou norrois ; certains de leurs textes seront publiés conjointement en 1936 dans le recueil Songs for the Philologists.

Eric Valentine Gordon, est arrivé, il s'est bien installé et il est devenu mon ami et mon camarade […] [c'est] un petit démon très actif. — J.R.R. Tolkien44)

Eric Valentine Gordon.

Le premier semestre 1923 est compliqué pour la famille Tolkien. En janvier-février, Tolkien doit s'occuper seul de toute la famille qui a attrapé la rougeole, puis en mai-juin, c'est à son tour d'être gravement malade d'une pneumonie qui manque de le tuer. Dans les intervalles, il continue d'enseigner le même programme à Leeds, mais de temps à autre, il arrive à soumettre ses poèmes pour des publications ponctuelles. En milieu d'année, George Gordon lui propose d'éditer un ouvrage des œuvres de Chaucer autres que ses Contes de Canterbury, sous le titre de Clarendon Chaucer ; Gordon compte en particulier sur lui pour rédiger un glossaire à l'image de celui qu'il a élaboré pour Sisam. Ce projet intervient alors même que le travail sur Sire Gauvain est retardé, à la fois par la charge de travail de professorat demandé à Tolkien et Gordon, et du fait de tractations entre eux et Kenneth Sisam sur la longueur à donner à l'ouvrage. Les épreuves définitives parviennent finalement à Sisam en décembre 1923.

L'année 1924 commence dans la droite ligne de la fin 1923. Tolkien est partagé entre ses relectures des épreuves de Sire Gauvain et du Clarendon Chaucer, pressé par Sisam lequel s'inquiète régulièrement de la lenteur de Tolkien à lui fournir ses textes. Pour autant, Tolkien continue de développer son œuvre littéraire. Il profite ainsi de l'année 1924 pour débuter deux traductions de Beowulf, une toujours inédite en vers allitératif et une en prose, qui sera publiée en 2014 par son fils Christopher, 90 ans après sa naissance… En effet, cette même année 1924, le 21 novembre, Edith donne naissance au troisième fils de Tolkien qui deviendra plus tard son exécuteur testamentaire et le principal commentateur de son œuvre. Le début des années 1920 marque aussi pour lui une évolution de son légendaire qui passe par la transformation de ses contes perdus sous la forme de longs poèmes versifiés, des lais. Ainsi, à l'été 1924, il a déjà rédigé près de 2201 vers du « Lai des Enfants de Húrin », une première réécriture du « conte de Turambar » entamée entre 1921 et 1924. Il l'abandonne à l'été 1925 et débute à la place une réécriture en vers octosyllabiques du « Conte de Tinúviel » sous le titre de « Lai de Leithian ». À la même période de l'année, toute la famille part à Filey en vacances ; à l'occasion d'une promenade sur la place, Michael perd un jouet en forme de chien qu'ils passeront deux jours à rechercher en vain. Pour réconforter son fils, Tolkien invente l'histoire de Roverandom, un chiot changé en jouet qui visite la lune et la mer.

Professionnellement, 1925 est aussi synonyme de changement pour Tolkien. Outre le travail continuel sur les notes du Clarendon Chaucer et la publication de Sire Gauvain et le chevalier vert, Tolkien apprend que l'université d'Oxford ouvre les candidatures à la chaire Rawlinson and Bosworth d'anglo-saxon, après que W.A. Craigie, son ancien tuteur, l'a abandonnée. Tolkien, qui possède toutes les qualifications requises et est soutenu par nombre de ses collègues, postule. Il se retrouve confronté à deux autres candidats, dont Kenneth Sisam, mais est finalement élu à quatre voix contre trois. Il prend possession de sa chaire en octobre 1925 tout en continuant jusqu'à fin décembre à travailler à Leeds. Son poste est offert à E.V. Gordon, avec tout son soutien. Début janvier 1926, après 5 ans passés à Leeds, la famille Tolkien déménage et retourne vivre à Oxford, au 22 Northmoor Road. À partir de 1926, débutent pour Tolkien trois décennies particulièrement prolifiques…

Du Silmarillion au Hobbit (1926 - 1937)

À la fin de l'année 1925, Tolkien reprend une correspondance suivie avec le professeur R.W. Reynolds, qui lui avait enseigné l'histoire gréco-romaine à la King Edward's School. Lui et Tolkien étaient restés en contact entre 1911 et 1922, et Tolkien lui avait notamment envoyé plusieurs poèmes durant la guerre — qu'il appréciait en particulier pour la technique poétique, plus que pour les sujets abordés — puis également des textes du Livre des Contes Perdus, avant que Reynolds déménage en 1922 et que leurs échanges cessent. Dès début 1926, Tolkien transmet à Reynolds les Lai des Enfants de Húrin et Lai de Leithian, mais surtout, pour en expliquer le contexte, il joint à ces deux longs poèmes, ce qui est considéré par Tolkien comme le premier véritable Silmarillion qu'il a écrit : l'Esquisse de la Mythologie. Dans l'Esquisse, Tolkien élabore pour la première fois l'entièreté de sa mythologie inventée, depuis l'arrivée des Valar en Terre du Milieu jusqu'à la première chute de Melkor et les prophéties annonçant son retour et sa défaite finale. De ce « Silmarillion original », Tolkien développera plus tard les Quenta Noldorinwa et Quenta Silmarillion. Pour accompagner ce texte, il dessine la première carte du « Silmarillion »45).

Au cours du premier trimestre 1926, Tolkien prend son poste à Oxford. Très tôt, il crée le club des Kolbítar (ou Coalbiters en anglais moderne, littéralement les « mordeurs de charbon »), un groupe fortement inspiré du Viking Club de Leeds, dans lequel les membres se proposent de lire leurs propres traductions de textes majeurs vieil islandais puis d’en discuter avec leur auditoire. Dans ce groupe on trouve déjà quelques membres qui feront partie des futurs Inklings. C'est d'ailleurs à cette période que Tolkien rencontre pour la première fois, le 11 mai 1926, C.S. Lewis, lequel deviendra un auteur majeur et un ami important pour Tolkien. La première impression que Tolkien fait sur Lewis n'est pourtant pas particulièrement bonne :

C'est un charmant petit gars pâle et élégant — qui ne peut lire Spenser à cause des formes — qui pense que la langue est le cœur de l'école — qui pense que toute la littérature est écrite pour l'amusement d'hommes entre trente et quarante ans… — C.S. Lewis46)

Au cours des années 1926-1927, Tolkien se concentre sur son poste de Professeur au Pembroke College d'Oxford. Ses œuvres d'invention à cette période sont essentiellement des réécritures de poèmes, publiés dans des journaux de l'université, ainsi que de multiples dessins. Au printemps 1928, il retourne à son Lai de Leithian et écrit en l'espace de quelques jours, les Cantos iv à x, soit environ 1000 vers. À l'été 1928, il invente aussi l'histoire pour enfants de Monsieur Merveille, qui subit toutes sortes d'aventures après avoir acheté une voiture. À cette même période, il peint nombre des aquarelles illustrant le Silmarillion. En 1929, avec deux de ses collègues professeurs, H.C. Wyld, Professeur Merton de langue et littérature anglaises, et C.T. Onions, maître de conférences en philologie anglaise, il signe une tribune destinée au secrétaire des différents colleges dans laquelle ils suggèrent l'emploi d'un maître de conférences supplémentaire en charge de la langue anglaise. En effet, à l'époque, ce sont eux trois qui sont en charge de cet enseignement, ce qui les oblige à négliger une partie de leurs propres charges. En juin, Edith donne naissance à leur dernier enfant : une fille nommée Priscilla Mary Ann Reuel Tolkien.

C.S. Lewis en 1928.

C.S. Lewis en 1928.

Cette même année, Tolkien et Lewis commencent à fréquenter une association étudiante de littérature, un club nommé Les Inklings, fondé par un étudiant nommé Edward Tangye Lean. À l'automne 1929, Tolkien retourne une nouvelle fois à la rédaction du Lai de Leithian, ajoutant encore un millier de vers à son poème et le 6 décembre, il donne le tapuscrit à C.S. Lewis. Lewis passe la nuit suivante à lire le poème (près des deux tiers !) et envoie une lettre élogieuse à Tolkien :

J’ai veillé tard la nuit dernière et ai lu la Geste […] Je peux le dire en toute honnêteté : il y a longtemps que je n’avais passé une soirée aussi délicieuse […] Deux choses s’en dégagent clairement : l’impression de réalisme à l’arrière-plan de toute l’œuvre et sa valeur en tant que mythe47)

Quelques temps plus tard, ce sont pas moins de 14 pages de commentaires que Tolkien reçoit de Lewis, en réaction à sa lecture des 1160 premiers vers, dans lesquelles il émet ses réserves, propose des révisions, voire des remplacements complets de certains passages. Bien que seule une poignée de ses remarques ait effectivement été utilisée en correction, elles furent néanmoins toutes relues avec attention par Tolkien, preuve de l’intérêt qu’avait pour lui l’avis de Lewis. Sur sa lancée, il poursuit le développement de ses légendes au début des années 1930, avec l'extension de l'Esquisse sous la forme de la première Quenta, la Quenta Noldorinwa qui sera le seul « Silmarillion » complété, auquel il adjoint une chronologie, la première version des Annales du Beleriand, et des arbres généalogiques. Il conçoit également les premiers tengwar, l'Alphabet Feanorien. Mais surtout, à cette époque, il invente pour ses enfants, l'histoire d'un petit personnage amateur du fumage de pipe partant dans une grande aventure, Bilbo Bessac héros du roman le Hobbit, qu'il commence à coucher sur le papier.

9782267020816.jpgLa Légende de Sigurd et Gudrún

L'année 1930 débute par un déménagement pour les Tolkien. En effet, la maison du 22 Northmoor Road étant devenue trop petite pour toute la famille, Tolkien achète la maison voisine, le 20 Northmoor Road, où ils emménagent le 14 janvier. C'est dans ces murs qu'il écrira ses œuvres les plus connues, en particulier le Hobbit qu'il a peut-être entamé à l'été 1930, alors qu'il corrige des copies d'examen. Il continue surtout de travailler à l'écriture du Lai de Leithian jusqu'à l'abandonner en septembre 1931 après 4223 vers. Il aura durant la même période, imaginé le Lai d'Aotrou et Itroun, un poème dans lequel un seigneur fait un pacte avec une sorcière pour que sa femme puisse enfanter.

Du côté de sa vie universitaire, en avril 1930, il est employé par le groupe Linguaphone qui propose des enregistrements sur disque de cours d'anglais. En septembre, Kenneth Sisam lui suggère de travailler avec lui à l'édition du texte Ancrene Riwle. Bien qu'intéressé, il repousse sa participation tant qu'il n'a pas terminé son édition du Clarendon Chaucer, alors que ses notes sont entre les mains de George Gordon depuis deux ans (et que le projet a commencé en 1924 !). Gordon finit par lui renvoyer ses notes commentées fin 1930 et Tolkien les transfère à Sisam en janvier 1931, lequel lui répond qu'il faut encore les raccourcir. En mai, il en tire toutefois une conférence devant la Philological Society, Chaucer's Use of Dialects (plus tard renommée Chaucer as a Philologist: The Reeve's Tale). Tolkien continue par ailleurs de fréquenter les Kolbítar et forme aussi un autre groupe nommé la Cave avec C.S. Lewis. La matière nordique lui inspire probablement à cette époque l'écriture de deux lais apparentés intitulés Völsungakviða en nýja (le Nouveau Lai des Völsungs) et Guðrúnarkviða en nýja (le Nouveau Lai de Gudrún) basés sur la légende germano-scandinave de Sigurd et des Volsungs ; son fils Christopher les publiera plus tard sous le titre de La Légende de Sigurd et Gudrún (2009).

Sur ces entrefaites, sa relation avec Lewis évolue et se renforce. En septembre 1931, tous deux, accompagnés de Hugo Dyson, vont avoir une discussion séminale pour C.S. Lewis. Dans la nuit du 19 au 20 septembre, alors que tous trois marchent dans Oxford puis parviennent dans les appartements de Lewis au Madgalen College, lui et Tolkien abordent le sujet des mythes, de la chrétienté, de l'amour et de l'amitié. Tolkien résumera les arguments de cette discussion dans son poème Mythopoeia et, par la suite, Lewis abandonnera son athéisme pour se convertir au protestantisme.

…je viens juste de passer de croire en Dieu à croire sans aucun doute au Christ — au Christianisme. J'essayerai d'expliquer ça à un autre moment. Ma longue discussion nocturne avec Dyson et Tolkien a beaucoup à voir avec ça. — C.S. Lewis48)

L'année 1931 débute par une contribution majeure pour la compréhension de l'œuvre de Tolkien. Fin novembre, il délivre une conférence intitulée Un vice secret devant le public de la Johnson Society du Pembroke College. Dans ce texte, il aborde pour la première fois sa passion personnelle pour la création des langues qui fait écho à son métier de linguiste et philologue, et explique son histoire personnelle liée à cette passion, proposant des exemples de ses langues inventées devant un parterre de collègues universitaires.

Une majeure partie de 1932 se poursuit sur des projets essentiellement universitaires. À la demande de R.E.M. Wheeler, le secrétaire du Musée de Londres, il écrit un court article intitulé The Name 'Nodens', qui accompagne Report on the Excavation of the Prehistoric, Roman, and Post-Roman Site in Lydney Park, Gloucestershire, un volume d'études sur le site archéologique de Lydney Park publié en juillet 1932. Il continue également à échanger avec les OUP au sujet de l'édition du Clarendon Chaucer, qui n'a toujours pas vu le jour. C'est seulement en fin 1932 ou au début de 1933 qu'il se penche à nouveau sur ses écrits d'invention, partageant notamment la copie dactylographiée du Hobbit avec C.S. Lewis.

Depuis que le trimestre a commencé j’ai passé d’agréables moments à lire une histoire pour enfants que Tolkien vient juste d’écrire. […] La lecture de son conte de fées fut une expérience troublante […] au point qu’on a le sentiment qu’il n’invente rien mais qu’il décrit simplement le même monde auquel nous avons tous trois accès. Qu’il soit vraiment bon (je pense qu’il l’est jusqu’à la fin) est bien sûr une autre question ; et une autre encore s’il va avoir du succès chez les enfants modernes — C.S. Lewis49).

À partir de 1933, Lewis récupère le nom d'Inklings. Débutent alors des rencontres avec un groupe d'amis universitaires les mardis avant le déjeuner au pub Eagle and Child et les jeudis après dîner au Magdalen College chez Lewis où chacun lit ses inventions, boit et fume. Cette incarnation des Inklings durera pendant plus de vingt ans. Probablement sous cette impulsion, Tolkien poursuit l'écriture du Hobbit, mais se penche aussi à nouveau sur son Silmarillion, débutant de nouvelles additions, comme par exemple un traité sur la forme de son monde, l'Ambarkanta, plusieurs Annales ou des textes sur l'évolution des langues, textes qu'il retravaillera dans les années suivantes. Il travaille également à sa version de La Chute d'Arthur, qui conte les derniers instants du roi Arthur de Bretagne. Et en 1936-1937, Tolkien et Lewis s'engagent dans un projet d’écriture en commun. En effet, Lewis est globalement insatisfait des fictions qui existent jusqu’alors ; il propose donc à Tolkien d’écrire une histoire commune en se partageant deux thématiques voisines mais complémentaires : à lui « le voyage dans l’espace » et à Tolkien « le voyage dans le temps »50).

Le pub The Eagle and Child cher aux Inklings

Le pub The Eagle and Child cher aux Inklings

Pour Lewis, le résultat paraît en 1938 (avec l’aide et le soutien de Tolkien), sous la forme de son roman Au-delà de la Planète Silencieuse, premier volume de sa Trilogie cosmique, contant les aventures d’un philologue nommé Ransom, fortement inspiré de Tolkien. Pour ce dernier, il faut attendre 1987 pour découvrir son voyage dans le temps, la Route perdue qui marque l’apparition de l’île de Númenor dans l’histoire de la Terre du Milieu. Le texte de la Route perdue met en scène des couples père-fils qui voyagent dans le temps via des rêves lucides et s’incarnent dans leurs aïeux grâce à la mémoire filiale :

[ce] voyage dans le temps était censé s’achever avec la submersion de l’Atlantide, à laquelle devait assister mon héros. L’Atlantide devait s’appeler Numenor, le Pays de l’Ouest. Le fil directeur devait être la réapparition de temps à autre dans les familles d’humains […] d’un père et d’un fils portant des noms que l’on peut interpréter comme Ami de la félicité et Ami des Elfes. […] Dans mon récit, nous devions finalement en arriver à Amandil et Elendil, chefs du parti loyaliste à Numenor, lorsque l’île est tombée sous la coupe de Sauron. Mais je me suis aperçu que mon intérêt véritable résidait seulement dans la partie la plus ancienne […] et j’ai donc mis en relation tout ce que j’avais écrit sur les légendes de Numenor, à l’origine indépendantes, avec la mythologie principale — J.R.R. Tolkien51).

9780866984508.jpgBeowulf and the Critics, édition posthume augmentée de sa conférence Beowulf : les monstres et les critiques.

Mais surtout l'année 1936 est celle qui révèle les capacités de Tolkien, par deux fois. D'abord, en novembre 1936, sa conférence Beowulf : les monstres et les critiques révolutionne les études critiques du poème éponyme. Ensuite, alors que Susan Dagnall, une ancienne étudiante travaillant pour l'éditeur Allen & Unwin, vient le visiter pour discuter d'un projet de révision d'une édition de Beowulf, elle prend connaissance du texte du Hobbit et encourage Tolkien à le terminer. Tolkien envoie une copie dactylographiée en octobre 1936 à Rayner Unwin, qui la fait lire à son fils Stanley âgé de 10 ans ainsi qu'à Rose Fyleman, autrice pour enfants. C'est ainsi que le Hobbit, qui n'avait pas vocation à être publié, trouve sa voie vers le public.

À partir du moment où les Unwin prennent connaissance du texte du Hobbit, tout va très vite. En quelques mois, Tolkien et Unwin, via Susan Dagnall, s'accordent sur les illustrations et les cartes qui accompagneront le texte, ainsi que sur la jaquette. En parallèle, Unwin propose à Tolkien de lui soumettre d'autres histoires du même type ; Tolkien lui envoie Roverandom, Monsieur Merveille et le Fermier Gilles de Ham. Entre février et juillet 1937, Tolkien reçoit et corrige les épreuves du Hobbit et en août, les premiers volumes sont envoyés à Tolkien et à différents contacts, dont C.S. Lewis, chargés d'en faire une critique. Le 21 septembre 1937, le Hobbit est finalement publié en Angleterre par Allen & Unwin, bientôt suivi en mars 1938 par la version américaine de Houghton Mifflin.

[Le Hobbit et Alice au pays des merveilles] appartiennent à une très petite famille de livres qui n'ont rien en commun sauf de nous accueillir dans un monde qui leur est propre — un monde qui semble se dérouler depuis bien avant que nous ne tombions dedans, mais qui, une fois entre les mains du bon lecteur, lui devient indispensable — C.S. Lewis52)

[C']est en effet une épopée nordique. Comme les meilleures de ces histoires et comme aussi tant des meilleures histoires pour enfants, c'est le récit d'une quête. Les nains partent en quête d'or, de vengeance, de justice et de mort, tous des objectifs qu'ils atteignent. C'est le cœur du génie du livre que leur noblesse et leur avarice, leur égoïsme et leur courage fassent face à la banale réalité du hobbit, M. Bilbo Bessac, sans aucun doute l'une des créations les plus attachantes de la fiction moderne. — Marcus Crouch53)

Le Seigneur des Anneaux : un parcours semé d'embûches (1937 - 1949)

Le Hobbit (première édition anglaise)

Le succès du Hobbit est immédiat. Des demandes de traduction parviennent rapidement dont une demande française (qui restera sans suite) pour laquelle Tolkien suggère Simonne d'Ardenne comme traductrice. Stanley Unwin sollicite alors à Tolkien de lui écrire une suite, malgré une certaine frilosité de ce dernier, qui pense alors n'avoir plus rien à dire sur les hobbits eux-mêmes, mais beaucoup à dire sur le monde du Silmarillion dans lequel l'histoire se déroule. Il soumet à Stanley Unwin plusieurs idées de publication, dont certaines histoires du Silmarillion, en particulier le Lai de Leithian, la Quenta Silmarillion, l'Ainulindalë, l'Ambarkanta et la Chute de Númenor, ainsi que l'histoire inachevée de La Route Perdue découlant du projet commun avec Lewis, sa traduction de Beowulf et quelques lettres illustrées du Père Noël, qu'il envoie à ses enfants chaque année depuis 1920. Il semble que ces échanges lui donnent l'impulsion de réviser quelque peu la Quenta et de travailler à ses langues elfiques. Malgré un certain intérêt de Stanley Unwin, ses propositions de publication ne font pas l'affaire. Unwin est beaucoup plus intéressé par une véritable suite au Hobbit. C'est ainsi qu'à la mi-décembre 1937, Tolkien débute « le premier chapitre d'une nouvelle histoire de hobbits — “Une fête très attendue” » ; le thème de l'histoire : « le retour de l'anneau ». Dans ce premier chapitre, Bilbo Bessac est de retour, et va donner une fête pour son 70e anniversaire (plutôt que pour son 111e dans la version finale) avant de disparaître de Hobbiteville, désireux de repartir à l'aventure depuis que son trésor gagné à Erebor est épuisé. Ce premier brouillon est vite remplacé par d'autres, qui font intervenir Gandalf, puis Bingo, le fils de Bilbo, qui devient finalement le cousin adopté Bingo Bolgeurre-Bessac, ancêtre de Frodo Bessac. Tolkien se pose aussi la question du sujet du roman : d'où vient l'anneau, à qui appartient-il et pourquoi Bilbo et Bingo partent-ils chacun leur tour ? En mars 1938, les trois premiers chapitres sont écrits et Tolkien se heurte à l'apparition singulière des Cavaliers Noirs.

En parallèle de la sortie du Hobbit et de l'écriture de sa suite, Tolkien est confronté aux charges inhérentes aux auteurs et aux universitaires. Ainsi, au 1er semestre 1938, il passe sur la radio BBC sur le sujet de la poésie anglo-saxonne, traite une révision d'une édition de Beowulf pour Allen & Unwin, travaille avec Simonne d'Ardenne à l'édition d'un texte médiéval tout en menant de front ses cours à Oxford et en répondant aux demandes de ses lecteurs et d'éditeurs étrangers pour d'éventuelles traductions du Hobbit (notamment la très célèbre demande, et non moins célèbre réponse de Tolkien, des éditeurs allemands qui demandaient à demi-mot s'il avait une ascendance juive, dans une période où l'Allemagne était sous gouvernance nazie).

À la fin de l'été 1938, Tolkien se remet à l'écriture du Seigneur des Anneaux, poursuivant jusqu'au chapitre 7 et l'arrivée des hobbits à Brie ; le personnage du hobbit coureur Trotteur fait son apparition. À la mi-septembre, il termine la « Première Phase », au moment où Bingo est à Fendeval et y rencontre le nain Glóin. Tolkien passe le reste de l'année à modifier ces premiers chapitres, faisant apparaître Sam Gamgie et remplaçant Bingo par Frodo, réfléchissant à l'histoire de Trotteur, mais surtout au rôle de l'Anneau. Les chapitres huit à douze font leur apparition, ainsi que les premières esquisses du prologue et des arbres généalogiques. En février 1939, dans une lettre à C.A. Furth, Tolkien indique :

Avant la fin du trimestre dernier, la nouvelle histoire — Le Seigneur des Anneaux — en était au chapitre 12 (et avait été réécrite plusieurs fois), atteignant plus de 300 pages manuscrites […]. Il en faudra au moins 200 de plus pour terminer l'histoire qui s'est développée. […] Je pense que Le Seigneur des Anneaux est en soi bien meilleur que Le Hobbit, mais il pourrait se révéler ne pas être une suite tout à fait adéquate. Elle est plus adulte — mais le public pour lequel Le Hobbit a été écrit l'est également. — J.R.R. Tolkien54)

Entre août et octobre 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale débute et malgré un état de santé médiocre faisant suite à un accident, Tolkien poursuit son travail sur le Seigneur des Anneaux. Il imagine par exemple déjà le « Géant Barbebois », l'épisode des Mines de Moria et la chute de Gandalf, ainsi que la fin en demi-teinte dans laquelle Frodo ne parvient pas à détruire l'Anneau, qui l'est par Gollum, et le Comté dévasté. À partir de ce moment, Tolkien s'arrête d'écrire le roman pendant près de 10 mois, jusqu'en août 1940, en particulier à cause de la santé fragile d'Edith et de son fils Christopher et probablement de son inquiétude pour son fils Michael, qui s'engage dès juin 1940 comme mitrailleur anti-aérien. Ce dernier est d'ailleurs blessé dans un accident de voiture lors d'un entrainement en décembre 1940 et est envoyé en convalescence à l'infirmerie Worcester Royal où il rencontre l'infirmière Joan Griffiths, qu'il épouse fin 1941, avant de reprendre son poste de mitrailleur au-dessus de la France et de l'Allemagne.

Fin août 1940, et jusqu'en janvier 1942, Tolkien revient finalement à l'écriture du Seigneur des Anneaux. Les chapitres en Lothlórien sont ainsi écrits fin 1941 et l'histoire parvient ainsi au chapitre de l’éclatement de la Fraternité. Le hobbit Trotteur devient petit à petit Aragorn, Pierre-elfe, un seigneur des Hommes, Boromir meurt après sa confrontation avec Frodo et les phases de la lune de la Terre du Milieu sont mises en conformité avec celle de l'année 1941-1942 grâce à un dur labeur de Tolkien. Le début 1942 voit la réapparition de Gandalf sous les traits du Cavalier Blanc, ainsi que les deux lignes narratives vers Fangorn et vers le Rohan. Au même moment, au mois d'avril 1942 et en l'espace de quelques heures, il rédige la nouvelle Feuille, de Niggle, qui lui vient en s'éveillant un matin, l'histoire pratiquement entière en tête. Le Seigneur des Anneaux continue de grandir au fil des mois : à l'été-automne 1942, Tolkien ajoute les chapitres concernant l'attaque de la Gorge de Helm et de la prise d'Isengard par les Ents, suivis de la confrontation avec Saruman et la récupération du Palantir. Tous font probablement l'objet de lectures devant les Inklings et de corrections à la suite de leurs remarques, en particulier celles de C.S. Lewis et d'une copie dactylographiée au propre par Christopher Tolkien. En décembre 1942, Tolkien écrit à Stanley Unwin que le roman est près d'être terminé et qu'il ne lui manque que 6 chapitres pour cela, mais il arrête à nouveau la rédaction au début 1943 pour de longs mois, qu’il passe notamment à enseigner aux cadets de la Royal Navy (la Marine nationale) et de la Royal Air Force (l’Armée de l’air). Christopher et Priscilla sont chargés par leur père de recopier le Seigneur des Anneaux au propre sur la machine à écrire familiale, ainsi que de (re)dessiner quelques cartes. En juillet, Christopher est appelé en tant que pilote dans la Royal Air Force et envoyé en entrainement dans la ville de Manchester, alors qu’il est au milieu de la reproduction de la carte du Comté. À Noël 1943, les enfants Tolkien étant devenus grands, Tolkien rédige pour Priscilla la dernière lettre du Père Noël, une habitude presque ininterrompue depuis 192055).

En janvier 1944, Christopher est envoyé en Afrique du Sud pour parfaire son entrainement de pilote. Commence alors une intense correspondance écrite entre le père et le fils : pas moins de 80 lettres sont échangées entre eux sur les 13 mois qui suivront, dont une partie aura pour sujet l’avancement du Seigneur des Anneaux. Ainsi, en avril 1944, Tolkien écrit à son fils qu’il a repris l’étude sur son roman, en se penchant sur le duo Frodo et Sam, et sur leur rencontre avec Gollum, bientôt suivi du chapitre sur le passage des Marais Morts. À la fin avril, Frodo et Sam rencontrent le chef des Coureurs d’Ithilien, un certain Falborn qui devient début mai 1944, Faramir, le frère de Boromir ; Sam aperçoit pour la première fois l’Oliphant du Harad. Fin mai, le roman est parvenu à la fin du livre IV, avec la montée de l’Escalier de Cirith Ungol, la perte de Frodo chez Araigne et le choix de Samsaget de prendre l’Anneau pour le détruire. Tous ces chapitres sont entendus et approuvés par C.S. Lewis et Charles Williams, puis envoyés à l’été à Christopher, qui doit également les approuver. Ainsi si Tolkien envisage à ce moment de modifier le nom de famille de Sam Gamgie pour Bonenfant, il ne le fera pas sans l’accord de son fils. À la maison, Priscilla qui est adolescente, s’occupe de dactylographier les premiers chapitres.

[quand j’avais] environ quatorze ans et seulement capable de taper avec deux doigts, je tapais les premiers chapitres du Seigneur des Anneaux, [mon] intense excitation au début de l’histoire et [ma] terreur lors de la poursuite des hobbits par les Cavaliers Noirs alors qu’ils quittent le Comté. — Priscilla Tolkien56)

Courant octobre 1944, Tolkien reprend l’écriture avec les brouillons des chapitres concernant l’arrivée de Gandalf et Pippin à Minas Tirith, et du Rassemblement du Rohan et affirme à Christopher dans une lettre que le livre V sera le dernier du roman. À la même période, il soumet sa courte histoire Feuille, de Niggle au journal Dublin Review, qui parait en janvier 1945, et prépare une version révisée de sa conférence Du conte de fées de 1939 pour une publication dans un volume en l’honneur de Charles Williams. La publication de Feuille, de Niggle n’échappe pas aux Unwin, en particulier au fils aîné David, qui est auteur pour enfants. Celui-ci suggère que 3 ou 4 courts textes du même type pourraient être édités dans un petit recueil ; Stanley Unwin demande alors à voir à nouveau le texte du Fermier Gilles de Ham. Tolkien, dans sa réponse, suggère comme autre texte un autre conte de fées comique inachevé intitulé The King of the Green Dozen57), mais dans la même lettre, il précise que son souhait principal reste la publication du Silmarillion et qu’en trois semaines d’intense travail, il pourrait terminer le Seigneur des Anneaux. Sur ces entrefaites, le 8 mai 1945, l'Allemagne capitule, signant la fin de la Seconde Guerre mondiale dans cette partie du monde. Quelques semaines plus tard, les 6 et 9 août 1945, les USA bombardent le Japon avec l’arme atomique, à la grande horreur de Tolkien. Le Seigneur des Anneaux en est toujours au cours du livre V, mais Tolkien n’y retouche pas avant le mois d’août 1946.

Durant ce long hiatus, Tolkien reprend une idée déjà explorée en 1929 dans la Route Perdue, le voyage dans le temps, et la développe dans un long texte en deux parties qui devient les Archives du Notion Club. La première partie, complète, s’intitule « Les Divagations de Ramer : Au-delà de la planète bavarde » et présente les comptes-rendus des réunions du Notion Club, inventé sur la base des Inklings, discutant du voyage dans l’espace et le temps, en particulier au moyen des rêves lucides de l’un d’eux. Dans la seconde partie intitulée « L’étrange cas d’Arundel Lowdham », l’histoire aborde la chute de Númenor, vécue par le truchement de ces rêves lucides qui arrivent à ce Lowdham. Par la suite, Tolkien détailla cette idée dans La Submersion d’Anadûnê, un texte dans lequel il développe également la langue adunaïque, et qu’il lit durant l’été 1946 à Christopher Tolkien.

De cette lecture, je me souviens avec clarté que les tentes d’Ar-Pharazôn étaient comme un champs de hautes fleurs aux nombreuses couleurs. — Christopher Tolkien58)

En juillet 1946, Tolkien pense enfin à envoyer le tapuscrit du Fermier Gilles de Ham, avec une année de retard et dès septembre, les éditions Unwin se disent intéressées par le publier si Tolkien peut leur fournir des illustrations ou leur conseiller un illustrateur. Tolkien propose, pour accompagner la publication du Fermier Gilles de Ham, quelques poèmes déjà écrits, Sellic Spell un texte adapté de Beowulf, ainsi que son Lai d’Aotrou et Itroun. Vers la fin 1946, Unwin se dit intéressé par la publication du Fermier seul et quelques illustrateurs sont alors envisagés.

9780007582914.jpgTolkien On Fairy-Stories, version augmentée de l'essai « Du Conte de fées » publiée de façon posthume

À la fin de l’été 1946, après un an et demi sans y toucher, Tolkien se remet à l’écriture du Seigneur des Anneaux jusqu’en octobre 1947. Il envoie Aragorn sur les Chemins des Morts, tandis que Merry suit la chevauchée du Rohan vers Minas Tirith assiégée par les forces du Mordor. Pippin et lui assistent chacun de leur côté à la bataille des Champs du Pelennor. Tolkien ébauche également les chapitres suivants des Maisons de la Guérison jusqu’aux pourparlers à la Porte Noire.

Début 1947, après plusieurs mois d'attente, Tolkien, Edith et Priscilla déménagent dans une plus petite maison appartenant au Merton College au 3 Manor Road, car la demeure du 20th Northmoor Road est devenue bien trop grande pour eux trois. Dans le déménagement, un certain nombre de documents appartenant à Tolkien sont perdus. La maison s'avère vite trop petite, notamment de par l'absence d'un bureau où Tolkien puisse travailler. Les premiers mois de 1947, les échanges entre Tolkien et l'éditeur Stanley Unwin se concentrent essentiellement sur la parution future du Fermier Gilles de Ham et sur le choix de l'illustrateur. Dans les mois qui suivent c'est une certaine Milein Cosman qui est engagée par Allen & Unwin, sur la suggestion de Priscilla Tolkien, pour illustrer le court roman. Dès juillet, Tolkien et Stanley Unwin s'accordent pour que Rayner Unwin lise le Seigneur des Anneaux par sections ; c'est ainsi que le livre I parvient à Rayner, qui en fait un rapport ; il y voit notamment une certaine allégorie, rejetée par Tolkien, et vise également une incohérence entre le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, le fait que Gollum fasse don de l'Anneau à Bilbo (dans la première édition du Hobbit). Cela amène Tolkien à suggérer une modification du chapitre 5 concerné. Durant l'été, il se penche sur ces modifications, tout en révisant les livres I et II du Seigneur des Anneaux. À titre d'exemple, il envoie le chapitre 5 réécrit du Hobbit à Stanley Unwin dès le mois de septembre en même temps que quelques corrections à faire sur le texte imprimé ; il envoie également le livre II du Seigneur des Anneaux à lire à Rayner Unwin. La fin de l'année 1947 est surtout marquée par la publication de l'essai « Du conte de fées » dans le recueil Essays Presented to Charles Williams.

Le 16 janvier 1948, Tolkien reçoit les premières ébauches et une illustration finale du Fermier Gilles de Ham réalisée par Milein Cosman, mais n'est guère enchanté. Il informe toutefois son éditeur que si celui-ci maintient Cosman comme illustratrice, il se rangera à son avis. Il change finalement d'avis quelques jours plus tard, après avoir rencontré Cosman en personne. Cependant, après voir reçu d'autres exemples en juillet, Tolkien, mécontent que les dessins ne suivent pas son texte, envoie une longue lettre critique à Allen & Unwin, qui décident alors de se passer des services de Milein Cosman. Ils contactent alors d'autres illustrateurs, dont Pauline Baynes, pour qu'ils leur fassent parvenir des essais.

En parallèle, Tolkien retourne au Seigneur des Anneaux, ou plutôt à son arrière-plan, développant en particulier le texte qui deviendra Des Anneaux de Pouvoir et du Troisième Âge, ainsi qu'une nouvelle version de « L'Ainulindalë » dans laquelle le Monde est rond dès son commencement. L'été 1948, alors qu'il séjourne chez son fils Michael, il parvient enfin à terminer le premier jet de l'intrigue principale du Seigneur des Anneaux, amenant Frodo et Sam sur le Mont Destin, puis sur le Champ de Cormallen pour leur célébration ; finalement ils quittent leurs amis après le couronnement d'Aragorn (qui devient enfin l'Arpenteur après être resté Trotteur tout au long des manuscrits) et l'inhumation de Théoden, pour rejoindre leur Comté dévasté, bien que le rôle de Saruman dans cet épisode ne soit pas immédiat. Il clôt le roman par un épilogue se situant 15 ans après l'action et dans lequel Sam lit le Livre-Rouge-de-la-Marche-de-l'Ouest à ses enfants, à la veille de la venue du Roi aux frontières du pays. Les mois qui suivront, il remanie son texte, le recopie de nombreuses fois et lui ajoute un prologue ainsi que de nombreux Appendices.

Je me rappelle avoir tâché les pages (qui correspondent maintenant à l'accueil de Frodo et de Sam, sur le Champ de Cormallen) de mes larmes tandis que j'écrivais. — J.R.R. Tolkien59)

En octobre 1948, à la demande de Allen & Unwin, Tolkien doit choisir parmi 5 illustrateurs celui qui sera amené à illustrer le Fermier Gilles de Ham ; il choisit la dessinatrice Pauline Baynes, pour son style pseudo-médiéval qui sied bien au texte. Il lui envoie bientôt le récit pour qu'elle commence son travail et l'année 1948 se termine alors qu'ils commencent à échanger sur ses idées.

Le Seigneur des Anneaux : un enfantement difficile (1949 - 1955)

Bien que Tolkien soit parvenu à finir une version du Seigneur des Anneaux, le travail n'est pas entièrement achevé. Durant le premier semestre 1949, son temps se divise donc entre la mise au propre dactylographiée de ce dernier et les révisions du Fermier dont la publication se rapproche. Les illustrations que Pauline Baynes a envoyées sont particulièrement au goût de Tolkien et le 20 octobre 1949, le Fermier Gilles de Ham paraît enfin en librairie.

Le Fermier Gilles de Ham (première édition anglaise)

Dans le même temps, la copie finale du Seigneur des Anneaux parvient également à son terme. Suivant ses goûts personnels, il a commencé par écrire des appendices sur les langues et les peuples au Troisième Âge, et sur la structure des systèmes d'écriture (les futurs Appendices F et E) ; il a ensuite redessiné les arbres généalogiques des familles hobbites (l'Appendice C), travaillé sur les calendriers de la Terre du Milieu (l'Appendice D) et développé ce qui deviendra la chronologie de l'Appendice B, pour finir par les textes et liste des rois de l'Appendice A. La copie dactylographiée est donnée à lire à C.S. Lewis en octobre 1949 dont l'avis est particulièrement favorable.

Mon cher Tollers,
Uton herian holbytlas [Louons les Hobbits] en effet. J’ai bu la coupe abondante et satisfait ma soif ancienne. Quand le récit se met vraiment en marche il atteint une terrible hauteur […] [et] a deux points forts : une faculté d’invention […] qui semble venir d’une source inépuisable, et sa construction […]. Je suis certain que c’est un grand livre… Il sera rangé aux côtés de l’Énéide comme l’un de ceux que je nomme mes livres « immédiatement subreligieux ».
En effet, (de façon inattendue), l’arôme général ressemble pour moi plus à l’Énéide qu’à quoi que ce soit d’autre, en dépit de toute ta Nordicité […] parce que tous deux […] suggèrent un passé énorme derrière l’action.
Tous les poèmes allitératifs, j'ai adoré.
Bien sûr, ce n'est pas toute l'histoire. Il y a de nombreux passages que je p[ourrai]s souhaiter que tu aies écrits autrement ou omis. Si je n'inclus aucune de mes critiques négatives dans cette lettre, c'est parce que tu en as déjà entendu et rejeté la plupart (rejeté est peut-être trop doux pour ta réaction en au moins une occasion !). […] Je te félicite. Toutes les années que tu y as passées sont justifiées. Morris et Eddison, pour autant qu’ils soient comparables, ne sont désormais que de simples « précurseurs ». — C.S. Lewis60)

Alors que Tolkien s'est attaché à écrire et publier le Seigneur des Anneaux chez Allen & Unwin, il fait à l'automne 1949, la connaissance de Milton Waldman, un concurrent appartenant aux éditions Collins qui se dit intéressé à la fois par le Seigneur des Anneaux et par le Silmarillion. Tolkien, dont la préférence va toujours à une publication commune de ces deux œuvres, rejetée par Allen & Unwin, voit d'un bon œil l'arrivée de Waldman et motivé par cette option, se lance dans plusieurs révisions de textes du Silmarillion jusqu'en 1951. Il reprend notamment la Quenta Silmarillion et commence une réécriture du Lai de Leithian, qu'il n'avait pas touché depuis 1931, après qu'un lecteur lui eut fait quelques critiques.

Dès janvier 1950, Milton Waldman confirme son intérêt pour le Seigneur des Anneaux si Tolkien n'a aucune obligation envers Allen & Unwin ; Tolkien lui répond qu'aucune obligation légale ne le lie à son éditeur, mais qu'une obligation morale l'oblige à étudier la question. En mars 1950, il se tourne vers Stanley Unwin pour savoir s'il serait disposé à publier le Seigneur des Anneaux et le Silmarillion « conjointement ou concomitamment61) ». Pour Unwin, la difficulté provient avant tout du coût de production qui a décollé depuis la guerre. Il suggère à Tolkien de publier en divisant les ouvrages en trois ou quatre volumes, ce à quoi Tolkien n'est guère disposé. Au mois d'avril 1950, il lance un ultimatum à Stanley Unwin : oui ou non peut-il publier les deux romans ensemble ? Stanley Unwin refuse bien évidemment, ce qui permet à Tolkien de se considérer libre de tout engagement envers lui et de se tourner vers Milton Waldman et l'éditeur Collins. Après qu'ils ont pris connaissance du roman, Waldman informe Tolkien qu'il doit le réduire pour limiter les coûts de production. Bien qu'atterré par cette nouvelle, Tolkien s'engage à procéder à ces coupes. Par la suite, Waldman qui vit en Italie, tombe malade et laisse les œuvres entre les mains de l'équipe des éditions Collins ; malheureusement, à la fin 1950, rien n'est encore fait en vue d'une publication.

Depuis 1937, le Hobbit est quant à lui constamment réédité par les éditions Unwin en Angleterre et par Houghton Mifflin aux USA, ainsi qu'en traduction. En juillet 1950, Houghton Mifflin passe commande à Unwin d'une nouvelle édition du Hobbit, qui intègre alors les corrections que Tolkien avait envoyées fin 1947. Parmi elles, Allen & Unwin ont aussi intégré le chapitre 5 des énigmes entre Gollum et Bilbo remanié pour correspondre au texte du Seigneur des Anneaux, bien que Tolkien ne l'ait alors envoyé à Unwin qu'à titre d'exemple. Tolkien découvre ce changement trop tard et, sur la suggestion de Stanley Unwin, rédige une note expliquant la révision. Ainsi, dans la première édition du texte, Gollum était disposé à donner son anneau en cadeau à Bilbo au terme du jeu d'énigmes, mais, l'ayant perdu (et puisque Bilbo l'a trouvé avant leur rencontre), Gollum propose à la place de conduire le hobbit à la sortie des cavernes. Dans la nouvelle version du texte, sous l'influence du pouvoir de l'anneau, Gollum est devenu beaucoup plus mauvais et ne propose son anneau à Bilbo que dans l'idée de le trahir ; le hobbit, qui a déjà découvert l'anneau, le passe et devient invisible, trouvant la sortie des cavernes à l'insu de Gollum qu'il a suivi. Dans sa note, Tolkien explique que la première version était celle que Bilbo avait inventé pour Gandalf et les nains et celle de la deuxième édition, la véritable version que Gandalf aurait réussi à lui soutirer. Par la suite, toutes les éditions du Hobbit seront basées sur cette nouvelle version de l'histoire.

Les relations avec Stanley Unwin reprennent donc de plus belle et courant octobre 1950, ce dernier écrit à Tolkien pour lui signifier que sa porte est toujours ouverte pour le cas où le Seigneur des Anneaux ne trouve pas preneur chez les éditions Collins. Il lui propose aussi d'envoyer le Silmarillion pour que son fils Rayner le lise et s'intéresse également à la traduction qu'a faite Tolkien de Sire Gauvain et le chevalier vert62). Au printemps 1951, la nouvelle version du Hobbit paraît aux USA, suivi de l'Angleterre en juillet. Dans le même temps, il continue ses révisions du Silmarillion, se penchant tour à tour sur les différentes Annales, ainsi que sur une grande réécriture en prose de l'histoire de Túrin qui deviendra le Narn i Chîn Húrin ainsi que le conte perdu de la Chute de Gondolin, sous le titre De Tuor et de sa venue à Gondolin publiés dans Contes et légendes inachevés63).

À la fin de l'année 1951, Rayner Unwin demande une nouvelle fois à pouvoir lire le Silmarillion, alors que de leur côté les éditions Collins n'ont toujours fait aucun pas vers Tolkien pour la publication du Seigneur des Anneaux, notamment à cause de sa grande longueur. C'est probablement dans cette période qu'il adresse à Waldman la très longue lettre qui se trouve désormais en préface du Silmarillion et dans laquelle il développe l'interdépendance du Seigneur des Anneaux et du Silmarillion64) ; pour autant la lettre n'a pas d'effet sur les responsables des éditions. Au premier trimestre 1952, Tolkien lance un nouvel ultimatum, cette fois à Waldman : les éditions Collins publient le Seigneur des Anneaux, ou bien le manuscrit retournera chez Allen & Unwin. En avril 1952, Collins abandonne virtuellement l'idée de publier le roman. Pour Tolkien, cela signifie aussi que l'unique possibilité de publier Seigneur des Anneaux et Silmarillion ensemble s'effondre ; il cesse dès lors et pour longtemps de travailler sur ses réécritures du Silmarillion. Au mois de juin 1952, Rayner réitère sa demande de voir le Silmarillion, précisant qu'il ne « désespère pas de le voir publier avec d'autres choses de choix de votre plume65). ». Tolkien s'empresse alors de lui répondre :

À propos du Seigneur des Anneaux et du Silmarillion : ils en sont au même point. L'un achevé (sa fin a été révisée), et l'autre encore inachevé (ou à réviser), et tous deux prenant la poussière. […] Mais j'ai un peu changé mon point de vue. Mieux vaut quelque chose plutôt que rien ! Bien qu'à mes yeux ils ne fassent qu'un, et que le S. des Anneaux serait meilleur (et facilité) comme partie d'un tout, je serais heureux d'envisager la publication de n'importe quelle partie de ces écrits. Les années commencent à devenir précieuses. […]
Quand j'aurais un moment pour me retourner, je rassemblerai les fragments du Silmarillion en cours d'achèvement — ou plutôt le plan d'origine, qui est plus ou moins achevé, et tu pourras le lire. […] Mais qu'en est-il du Seigneur des Anneaux ? Est-il possible de faire quelque chose à ce sujet, pour déverrouiller les portes que j'ai moi-même claquées ? — J.R.R. Tolkien66)

En réaction à cette lettre, Rayner demande plutôt une copie du Seigneur des Anneaux, que ni lui ni son père n'ont jamais pu lire entièrement. Tolkien, qui avait prêté sa seule copie à des amis, la récupère et pendant l'été, alors en vacances chez son fils Michael, s'autorise à faire de nouvelles révisions. Il inclut une explication sur les deux versions du chapitre des énigmes du Hobbit, intègre le Conte d'Aragorn et Arwen et rédige sa préface. Mi-septembre, Rayner, en visite à Oxford, récupère le dactylogramme du Seigneur des Anneaux ainsi que quelques textes du Silmarillion. Très rapidement, Rayner estime les coûts de production d'après la taille du volume. Par télégramme, il contacte son père, alors en voyage, pour lui expliquer que malgré une œuvre géniale, Allen & Unwin pourrait perdre 1000 livres dans l'affaire ; son père lui répond que « Si tu crois qu'il s'agit d'une œuvre de génie, alors tu peux perdre un millier de livres67) ». C'est ainsi qu'en novembre 1952, Rayner propose à Tolkien un contrat de publication dont les termes permettront à Tolkien de gagner beaucoup si le livre est un succès ; Tolkien accepte immédiatement. Reste à déterminer sous quelle forme l'ouvrage sera édité, choix qui est tranché quelques jours plus tard : ce sera en trois volumes, pour limiter les coûts et les risques. Tolkien doit désormais le réviser pour la publication avant le 25 mars 1953.

Malheureusement, à la date prévue, Tolkien n'a toujours pas pu retravailler le texte, dispersé entre ses charges universitaires et la recherche d'une nouvelle maison dans laquelle la santé d'Edith, au plus faible, pourrait s'améliorer. Fin mars 1953, le couple déménage au 76 Sandfield Road et début avril, il parvient à réviser le premier volume, qu'il envoie à Allen & Unwin quelques jours plus tard. Les semaines suivantes, Tolkien travaille aux cartes, à l'illustration des Portes de Durin, ainsi qu'aux modèles de cirth et tengwar des couvertures. À l'été, les épreuves du premier volume lui sont envoyées et Rayner Unwin demande à connaitre les titres des volumes. Tolkien suggère que le premier porte le titre général le Seigneur des Anneaux et les livres I et II respectivement l'Anneau se met en route et l'Anneau part vers le Sud, que le deuxième soit intitulé l'Anneau dans l'Ombre ou l'Ombre et l'Anneau, avec les livres III et IV respectivement la Trahison d'Isengard et l'Anneau part vers l'Est et que le troisième soit intitulé la Guerre de l'Anneau, avec le livre V portant le titre la Fin du Troisième Âge ; le titre du livre VI serait choisi plus tard. Mais finalement, après avoir lu les épreuves, il revient sur l'idée de nommer chacun des livres et soumet une autre série de titres pour les trois volumes : le Retour de l'Ombre, l'Ombre s'étend et le Retour du Roi ; une série qu'il transforme à nouveau à la mi-août pour donner : la Fraternité de l'Anneau, les Deux Tours et la Guerre de l'Anneau ou le Retour du Roi. Pour le volume 3, alors que Tolkien penche pour la première version, Rayner Unwin lui préfère la seconde. Jusqu'à la fin de l'année 1953 et durant tout le premier semestre 1954, Tolkien et Allen & Unwin échangent sur les épreuves des premier et deuxième volumes. Finalement, le 29 juillet 1954, la Fraternité de l'Anneau, premier tome du Seigneur des Anneaux est publié. Les critiques bien que globalement bonnes sont mitigées, notamment parce que le livre ne ressemble à rien de ce que Tolkien a publié jusqu'à présent, le Hobbit et le Fermier Gilles de Ham, et qu'il est bien plus ambitieux que ce que les lecteurs s'attendaient à lire. Il commence à devoir faire face à l'afflux de lettres de lecteurs et à des demandes d'interviews. Mais il n'est pas au bout de ses peines, car il reste deux volumes à paraître.

Durant l'été, il continue de retravailler les Appendices au Retour du Roi. C'est ainsi qu'il développe l'arrière-plan du Hobbit, dans ce qui deviendra le texte la Quête de l'Erebor qui raconte comment Gandalf a choisi Bilbo Bessac pour partir à l'aventure. La fin de l'année 1954 voit Tolkien travailler et échanger avec A&U sur les épreuves corrigées du Retour du Roi, en particulier la longueur des Appendices, mais Rayner l'informe qu'il doit envoyer les corrections avant la fin d'année sinon le tome 3 sera retardé. Sur ces entrefaites, les Deux Tours paraît le 11 novembre 1954. Fin novembre, Tolkien ne s'est toujours pas sorti des Appendices.

…désespérément en retard pour les « Appendices » du vol. 3 ; mais j'ai été dérangé par de nombreuses choses ; et Chris. a été trop débordé pour m'aider sur les cartes. C'est ainsi. J'y travaille. — J.R.R. Tolkien68)

En mars 1955, Rayner s'inquiète fortement du retard pris pour les Appendices, retard qui pourrait avoir des conséquences importantes dans le succès du Retour du Roi. Tolkien y travaille d'arrache-pied jusqu'en mai, épaulé de Christopher qui redessine la carte du Rohan, Gondor et Mordor.

Je me rappelle que, lorsqu'il est apparu que la « carte générale » ne suffirait pas pour le dernier Livre, ou ne rendrait pas suffisamment compte des déplacements de Frodo, des Rohirrim et d'Aragorn, j'ai dû consacrer un grand nombre de journées, les trois dernières quasiment sans manger ni dormir, à dessiner une grande carte à l'échelle et plusieurs éléments, carte à laquelle [Christopher] a ensuite travaillé 24 heures (de 6 h du matin à 6 h du matin, sans dormir) pour la redessiner, in extremis. — J.R.R. Tolkien69)

Ce n'est finalement que fin juillet 1955, avec les problèmes rencontrés entre les manuscrits de Tolkien et les épreuves, que le Retour du Roi est prêt pour la publication. Tolkien, avec sa fille Priscilla, prend alors des vacances bien méritées à Venise. La rentrée 1955 est dévolue aux derniers détails avant la publication, le 20 octobre 1955, du dernier volume du Seigneur des Anneaux, le Retour du Roi. Le succès est tout autant au rendez-vous : en l'espace de 5 jours, 5 000 copies sur 7 000 sont vendues et une réimpression déjà commandée. Rayner Unwin n'est pas long à remettre l'idée d'une publication du Silmarillion sur la table.

Le succès post-Seigneur des Anneaux (1955 - 1959)

Le Seigneur des Anneaux (première édition anglaise)

Le Seigneur des Anneaux (première édition anglaise)

Pour Tolkien, la fin du Seigneur des Anneaux est synonyme de lettres de fans ou de curieux (comme le fameux et réel Sam Gamgee qui s'informe sur son homonyme hobbit), de demandes d'interviews et de toutes sortes d'échanges professionnels, qui lui demandent beaucoup de temps. Dès janvier 1956 et encore en février, il informe Rayner Unwin qu'il n'a pas pu se pencher à nouveau sur le Silmarillion ; dans les faits, il ne pourra s'y remettre avant 1959, après sa retraite.

Le succès du Seigneur des Anneaux ne passe pas inaperçu hors des frontières anglaises et américaines : en mars 1956, Allen & Unwin informe Tolkien qu'une traduction néerlandaise vient d'être signée. Tolkien s'inquiète rapidement de la difficulté que présente une telle traduction en partie en elle-même et en partie à cause d'une mauvaise expérience lors de la traduction suédoise du Hobbit, dans laquelle le traducteur avait prit quelques libertés, et se met donc à disposition de quiconque souhaiterait son aide pour une traduction. Le Hobbit, justement, continue lui aussi d'intéresser les maisons d'éditions étrangères. En avril 1956, Allen & Unwin reçoit une demande de traduction en français de la part d'un certain L.A. Dickson, mais qui restera sans suite, peut-être parce que la traduction a été qualifiée de médiocre par la responsable des droits de traduction d'Allen & Unwin ; une autre demande française lui parviendra en octobre de la même année. En mai-juin, Tolkien apprend que la traduction néerlandaise de la Fraternité de l'Anneau en est à la moitié. Le traducteur lui fait parvenir une liste des noms propres transposés en néerlandais pour avoir son avis. Celui-ci n'est malheureusement pas bon et comme souvent, Tolkien réagit sans doute trop violemment.

Puis-je dire dès maintenant que je ne tolérerai pas ce genre de bricolage de la nomenclature des noms de personnes. Pas plus qu'avec le terme Hobbit. Je ne veux plus de Hompen (je n'avais pas été consulté), ni de Hobbel ou je ne sais quoi. Elfes, Nains, Trolls, oui : ce sont de simples équivalents modernes de termes exacts. Mais hobbit (et orque) appartiennent à ce monde, et ne doivent pas être modifiés, qu'ils sonnent hollandais ou non. […] Je ne suis pas linguiste, mais je m'y connais un peu en nomenclature, et je l'ai particulièrement étudiée ; et je suis en effet vraiment très en colère. — J.R.R. Tolkien70)

Tolkien fera parvenir plusieurs pages de commentaires au traducteur sur la manière de traduire son œuvre, mais cette aventure lui permettra de développer des conseils et directives pour les futures autres traductions. Lorsqu'en décembre, il reçoit un volume de la Fraternité de l'Anneau en néerlandais, ses premières impressions sont assez bonnes, exception faite que les éditeurs ont commis une erreur sur ses initiales ! C'est aussi à cette période, qu'il apprend qu'en avril 1956, C.S. Lewis, qu'il ne côtoie plus beaucoup, s'est marié dans le plus grand secret avec Joy Davidman, une américaine divorcée, afin de lui permettre de rester vivre en Angleterre ; Tolkien n'acceptera jamais véritablement ce mariage entre son ami et Joy Davidman, notamment à cause de sa religion.

Entre décembre 1956 et 1957, Tolkien est contacté via un intermédiaire par William Ready, qui dirige la bibliothèque universitaire de l'université Marquette, aux USA. Il admire beaucoup le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, et souhaiterait se porter acquéreur des manuscrits originaux pour sa bibliothèque. La discussion s'engage bien de suite, Tolkien étant disposé à étudier la question. Ready propose ainsi entre 1 000 et 1 250 £ 71), selon la qualité des manuscrits. Bertram Rota, l'intermédiaire, s'engage à venir à Oxford étudier les manuscrits le plus rapidement possible. En attendant, Tolkien demande conseil aux Unwin sur la qualité de la proposition. Pour Stanley Unwin, l'offre est généreuse si tant est que la somme ne soit pas taxée par l'état comme le serait un revenu.

À la fin du mois de janvier 1957, Tolkien est également approché par le père Alexander Jones qui l'invite à participer à la traduction en anglais de la Bible de Jérusalem, la Bible catholique de référence, en se penchant par exemple sur le Livre de Jonah. Bien que n'étudiant pas le français, Tolkien est intéressé et s'engage à envoyer un exemple de traduction, ce qu'il fait quelques jours plus tard. Le père Jones est tout de suite enthousiasmé par le texte et renvoie donc à Tolkien le Livre de Jonah, que ce dernier traduit et renvoie en l'espace de 15 jours. En retour, le père Jones lui transmet un nouveau texte, le Livre de Joshua, mais Tolkien n'a pas le temps de s'en charger. Toutefois, lorsqu'ils se voient en juillet, Tolkien se propose de le faire après sa retraite en 1959, avec le Livre des Juges.

C'est en mai que Bertram Rota se présente chez Tolkien pour évaluer les manuscrits du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Devant la quantité de documents bien plus importante que ce qu'il imaginait, il fait une offre maximale de 1 250 £ au nom de l'université Marquette, que Tolkien accepte oralement en attendant un accord plus formel après confirmation avec les éditeurs, la société des auteurs et les banques. Il demande toutefois à conserver les documents un certain temps, afin de les mettre en ordre et pour éventuellement en ajouter d'autres. Il en profite également pour présenter d'autres manuscrits à son interlocuteur, dont ceux du Fermier Gilles de Ham et de Monsieur Merveille. Rota suggère alors à Ready de faire une offre de 1 500 £72) pour la totalité des quatre textes, ce qu'il s'empresse de faire ; une offre révisée que Tolkien accepte. En parallèle, Ready se propose aussi d'acquérir tout ou partie de la bibliothèque personnelle de Tolkien, si celui-ci doit s'en séparer lorsqu'il partira en retraite en 1959. En juin, Tolkien cède les manuscrits du Hobbit, du Fermier Gilles de Ham et de Monsieur Merveille qui sont envoyés par Rota à Marquette.

Le succès du Seigneur des Anneaux n'attire pas que les bibliothécaires : en juin, Allen & Unwin reçoit une offre d'adaptation en dessin animé. Bien que Rayner Unwin soit plus que dubitatif sur la qualité potentielle d'un tel projet et malgré l'expérience désagréable de Tolkien avec les adaptations radiophoniques du Seigneur des Anneaux par la BBC en 1955-1956, ce dernier se dit intéressé. En septembre, Forrest Ackerman, qui travaille pour la compagnie de production, vient rencontrer Tolkien à Oxford. On lui présente quelques exemples de dessins ainsi que le script, écrit par un certain Zimmerman. La réaction de Tolkien à sa lecture est épidermique, mais, pour autant, le projet suit son cours.

C'est à certains endroits mauvais et inacceptable, mais pas irrémédiable, si l'auteur (un certain Morton Grady Zimmerman) est ouvert à la critique et aux instructions. La fin est méchamment ratée… cela se lit comme une production faite à la hâte, après une seule lecture, & sans autre référence au texte… — J.R.R. Tolkien73)

De son côté, Rayner Unwin emprunte à nouveau certains textes du Silmarillion à Tolkien. En décembre, malgré la forme « indigeste » de l'ensemble, avec des listes de noms difficiles à mémoriser, Rayner confirme son intérêt pour une version complète.

Pour Tolkien, la fin 1957 et le début 1958 sont particulièrement difficiles. Priscilla et Edith tombent tour à tour malades, Edith devant même être hospitalisée en février. Cela ne lui laisse pas beaucoup de temps pour se pencher sur la mise en ordre des manuscrits du Seigneur des Anneaux. C'est donc un paquet de manuscrits désordonnés que Rota récupère le 1er mars 1958 pour les envoyer à l'université Marquette.

Fin mars, alors qu'il est en voyage à Rotterdam sur l'invitation d'une libraire néerlandaise, Rayner Unwin l'informe qu'Ackerman et Zimmerman ont posé une option de 6 mois sur l'adaptation du Seigneur des Anneaux et s'engagent à écrire un scénario qui convienne à Tolkien. Quelques jours plus tard, Tolkien fait part de son avis sur Zimmerman et son script à Rayner.

Je dirai que Zimmerman […] est tout à fait incapable d'extraire ou d'adapter les “propos” du livre. Il est trop hâtif, dépourvu de sensibilité et totalement à côté.
Il ne lit pas les livres. Il me paraît évident qu'il a feuilleté rapidement [Le Seigneur des Anneaux] puis construit son scénario à partir de souvenirs partiellement confus. […]
Je suis rempli de tristesse par l'extrême bêtise et incompétence de Z[immerman] et son absence totale de respect pour l'original… — J.R.R. Tolkien74)

Pourtant, Tolkien est lucide : il a besoin d'argent et un tel projet serait très rémunérateur. Il laisse donc sa chance à Zimmerman et dans les semaines qui suivent, malgré un état de santé fragile dû à un stress intense, il s’attèle à relire et corriger le script. Début juin, il envoie son commentaire acerbe à Ackerman et quelques jours plus tard, confie à Rayner qu'il est à bout de nerfs sur ce sujet. En février 1959, Ackerman décidera finalement d'abandonner le projet.

Au début de l'année 1959, Tolkien est enfin amené à reporter son attention sur le Silmarillion. Au cours de l'année 1958, il a tout au plus pu s'atteler à une suite avortée au Seigneur des Anneaux, qu'il intitule la Nouvelle Ombre, et qui se déroule environ 100 ans après la chute de Sauron. Grâce à l'assistance d'une secrétaire et au fait que ses charges vont continuellement diminuer avec sa retraite, il reprend des chapitres de la Quenta Silmarillion. Il compose aussi Lois et coutumes parmi les Eldar, un texte sur le mariage, l'enfantement, la mort et la réincarnation des Elfes, ainsi qu'une suite au Narn i Chîn Húrin, intitulé les Errances de Húrin qui s'attarde sur le voyage de Húrin à la suite de la mort de sa famille. Il explore en outre les concepts philosophiques de son œuvre, comparant par exemple les rôles et motivations de Morgoth et Sauron ou des Valar, ou s'attardant à expliquer la nature réelle des Orques.

Le 5 juin 1959, dans le Hall du Merton College, Tolkien délivre son discours d'adieu à l'Université d'Oxford qui signe sa retraite comme Professeur.

Retraite et dernières œuvres (1959 - 1970)

Durant la deuxième moitié de 1959, il poursuit sa révision du Silmarillion. Continuant à explorer les concepts philosophiques, il écrit notamment l'Athrabeth Finrod ah Andreth, une discussion entre l'elfe Finrod et l'humaine Andreth, sur le destin post-mortem des Elfes et des Hommes tel qu'imaginé par Eru, et le rôle de Morgoth dans la perversion de celui des Hommes. Il se penche également sur la façon dont les Elfes se nomment eux-mêmes et leurs clans dans Quendi et Eldar, auquel il adjoint un texte sur la communication télépathique des Elfes, l'Ósanwe-kenta, ainsi qu'un autre sur la légende de leur éveil, le Cuivienanya. C'est aussi sûrement à cette période qu'il explore les vies de Galadriel et Celeborn durant le Deuxième Âge.

En mars 1960, il revient à Númenor, à propos de laquelle il invente l'histoire d'Aldarion et Erendis et probablement durant le même temps, écrit Une description de l'Île de Númenor. Il dessine, pour les accompagner, des arbres généalogiques ainsi qu'une carte. En septembre, Rayner Unwin lui emprunte à nouveau des textes du Silmarillion, qu'il espère toujours voir publié rapidement. La même année, Tolkien retourne au texte du Hobbit. Après avoir introduit le rôle de Gandalf dans l'Expédition d'Erebor dans les appendices du Seigneur des Anneaux, il tente de réconcilier la géographie et la chronologie du Hobbit avec celle du Seigneur des Anneaux, tout en se rapprochant du style de ce dernier. Dans les faits, il réécrit uniquement les deux premiers chapitres et quelques notes concernant les suivants, avant de cesser une réécriture qu'il lui aurait demandé de changer le livre entièrement.

The Adventures of Tom Bombadil (première édition anglaise)

L'année 1961 est principalement dévolue à son édition du texte Ancrene Wisse, un projet pour lequel il s'était engagé dès la fin de l'année 1935, mais sur lequel il travaille par intermittence depuis février 1956 et qui sera finalisé et publié l'année suivante. À l'automne, la tante de Tolkien Jane Neave, particulièrement attachée au personnage de Tom Bombadil, lui suggère de créer un petit livre illustré avec Bombadil comme personnage central, « le genre de livre que nous les vieux pouvons nous permettre d'offrir comme cadeau de Noël75) ». L'idée séduit tout de suite Tolkien, qui la propose à Rayner Unwin, en suggérant que Pauline Baynes illustre ce petit ouvrage. Rayner est enchanté par le projet, mais pour lui, Tolkien doit recueillir suffisamment de poèmes pour que cela vaille la peine d'être publié. En réponse, Tolkien lui envoie une sélection de poèmes, qu'il envoie aussi à sa tante Jane pour avoir ses conseils sur ceux qui pourraient s'ajouter à la liste des poèmes issus du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Les poèmes font leur chemin jusqu'à Pauline Baynes qui s'avère inspirée pour les illustrer. En mai 1962, Rayner informe Tolkien qu'il veut éditer 10 000 exemplaires des Aventures de Tom Bombadil et autres aventures tirées du Livre Rouge pour la période de Noël 1962, si Pauline Baynes parvient à terminer ses œuvres à temps. Au cours de leurs échanges, Tolkien est transporté par le trait de Baynes.

J'ai des images visuellement très vivaces de ces poèmes qui font le récit, mais je ne peux les communiquer. Et ce ne seront pas les mêmes que celles qui émergeront dans l'esprit des lecteurs. Mais je crois que les vôtres seront de la qualité et du type que j'apprécierai, et qui, en fait, enrichiront probablement ma propre imagination. — J.R.R. Tolkien76)

En août, Pauline Baynes soumet six illustrations à Tolkien et Rayner Unwin, dont cinq sont choisies pour le volume. Le 22 novembre 1962, Les Aventures de Tom Bombadil est publié. Jane Neave aura juste eu le temps de prendre connaissance du petit livre, avant de décéder en février 1963.

En parallèle, Rayner Unwin est contacté par une entreprise d'animation d'Hollywood, Rembrandt Films, qui se dit prête à produire des cartoons du Hobbit ; Tolkien toucherait alors une avance de 7 000 $77). En avril 1962, après des négociations complexes, relatives à la validité du copyright du Hobbit aux USA, Rembrandt Films et Allen & Unwin signent un contrat pour la production d'un film d'animation.

En avril 1963, Tolkien et Rayner Unwin discutent de deux nouveaux projets d'édition. D'un côté, Rayner veut publier depuis longtemps les traductions de Sire Gauvain et le chevalier vert et Perle de Tolkien ; de l'autre, Tolkien lui propose de rééditer « Du conte de fées » pour le grand public. Rayner accueille la nouvelle avec beaucoup d'intérêt et suggère que l'essai paraisse accompagné de Feuille, de Niggle, lui aussi uniquement publié de façon restreinte par le passé. À l'été, le contrat pour cet ouvrage est signé et Tolkien révise les textes durant l'automne, pour une publication au printemps 1964, sous le titre l'Arbre et la Feuille. Alors qu'il n'a pas produit de nouveaux écrits sur la Terre du Milieu depuis trois ans, il se penche probablement à cette période sur la création des Ents et des Aigles, court texte que Christopher Tolkien utilisera dans le chapitre à propos d'Aulë et Yavanna du Silmarillion.

C'est sur ces entrefaites que le 22 novembre 1963, le jour même de l'assassinat du président Kennedy et de la mort de l'écrivain Aldous Huxley, C.S. Lewis meurt dans une quasi-indifférence générale. Depuis 1961, Lewis était malade, à la suite d'une néphrite ayant provoqué un empoisonnement sanguin. Vivant avec un cathéter et au régime depuis 1962, il avait été hospitalisé en juillet 1963 où il avait fait un coma à la suite d'une attaque cardiaque. En août, malgré une distanciation importante entre les deux amis, Tolkien va visiter Lewis durant sa convalescence. L'état de Lewis continue à empirer jusqu'en novembre, où il est diagnostiqué d'une insuffisance rénale qui le tue en quelques jours. Il est inhumé le 26 novembre, en présence de Tolkien et de son fils Christopher, ainsi que d'autres Inklings.

Pour le moment, j'ai éprouvé des sentiments normaux chez un homme de mon âge — comme un vieil arbre qui perd toutes ses feuilles une par une : mais ceci est comme un coup de hache porté aux racines. C'est si triste que nous nous soyons tellement éloignés ces dernières années ; mais l'époque de notre étroite communion vivait encore dans nos souvenirs à nous deux. — J.R.R. Tolkien78)

En 1964, Tolkien est contacté par un éditeur américain, Pantheon Books, pour écrire une préface à une édition de la Clé d'Or de George MacDonald. Tolkien accepte et s'y attelle à partir de novembre 1964 et jusqu'en février de l'année suivante. Dans les faits, Tolkien détourne la préface qu'il écrit en un récit de conte de fées indépendant du récit de MacDonald, dans lequel Smith, dont le front est surmonté d'une étoile, est capable de passer de notre monde à celui de Faërie. Le récit terminé prend le titre Smith de Grand Wootton et Tolkien commence à le faire lire à son entourage.

L'année 1965 commence pour Tolkien avec ce qui deviendra la controverse Ace Books. Pour résumer l'affaire, selon une loi spécifiquement américaine destinée à la protection du marché du livre79), un éditeur obtient un copyright d’office à condition de ne pas importer plus de 1 500 exemplaires aux États-Unis. Au-dessus, l'éditeur a six mois pour demander un copyright et si celui-ci est accordé, il a ensuite cinq ans pour imprimer l'ouvrage sur le sol américain pour que le copyright soit formellement déposé. Pour Le Seigneur des Anneaux, les deux premiers tomes ont été importés sous le seuil de 1 500 exemplaires, avec un copyright obtenu aux USA en bonne et due forme ; mais pour le Retour du Roi, 5 000 exemplaires sont importés sans qu'Houghton Mifflin, l'éditeur américain associé à Allen & Unwin, ne dépose de demande de copyright. À cause de ce manque, le statut entier du copyright du Seigneur des Anneaux est remis en question en janvier 1965. Les deux éditeurs, inquiets de cet état de fait, se penchent sur le problème et demandent alors à Tolkien de réviser le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, afin qu'ils soient à nouveau soumis pour un copyright aux USA. Mais avant que ça ne soit fait, Ace Books, un éditeur de poche américain de science-fiction, jouant sur l'ambiguïté sur le statut du copyright, publie une édition pirate du Seigneur des Anneaux aux USA, sans le consentement de Tolkien ou de ses éditeurs. Pour se justifier, Ace Books argue que, en l'absence de ce copyright, le roman est tombé dans le domaine public, donc publiable par quiconque sans permission. À l'été, Tolkien envoie ses révisions du Seigneur des Anneaux, qui paraissent sous la forme d'une édition brochée sous copyright chez l'éditeur Ballantine Books en octobre 1965. Le Hobbit suivra en février 1966. En guise de préface, ces éditions comportent un encart de Tolkien indiquant que seules ces éditions ont été publiées avec son consentement. Malgré les nombreuses critiques, Ace Books refuse de concéder que leur édition est une violation de copyright. Toutefois, en décembre 1965, le responsable des éditions Ace Books propose à Tolkien de lui payer des royalties, même si selon lui, il n'est pas dans l'obligation légale de le faire ; il refuse par ailleurs de négocier avec Allen & Unwin. Tolkien, après avoir consulté Rayner Unwin, accepte les royalties à condition expresse qu'Ace Books ne réédite plus ses ouvrages, ce qu'accepte Ace Books courant 1966. Dans les faits, les ventes de leur édition avaient sérieusement diminué à la suite de la campagne de Houghton Mifflin et Ballantine Books.

En mai 1965, Rayner qui a lu Smith de Grand Wootton, suggère à Tolkien d'écrire encore « trois ou quatre [textes] dont nous pourrions faire un petit recueil80) », mais Tolkien n'a rien d'autre à proposer. En parallèle, il travaille à une édition de ses traductions de Sire Gauvain et le chevalier vert et Perle pour Allen & Unwin, qu'il espère voir le jour d'ici à la fin de l'année, mais en novembre, il n'a toujours pas envoyé de version définitive à l'éditeur. À cette même époque, Clyde S. Kilby, un professeur d'anglais américain avec qui il poursuit une correspondance depuis quelque temps81), lui propose de venir le voir à Oxford et d'y séjourner un moment pour l'aider à avancer sur le Silmarillion, une proposition qu'il accepte avec enthousiasme.

Sans les encouragements de C.S.L. je pense que je n'aurais jamais pu finir Le Seigneur des Anneaux ni le proposer à un éditeur. Le Silmarillion est très différent, et s'il est bon, il est bon d'une manière différente ; & je ne sais vraiment pas quoi en faire. […] Si j'avais l'aide d'un chercheur à la fois compréhensif et pourtant critique, tel que vous, je sens que je pourrais en rendre publiable une partie. Il demande la vraie présence d'un ami et d'un conseiller à mes côtés, ce qui est précisément ce que vous proposez. — J.R.R. Tolkien82)

Début 1966, alors que Tolkien et sa femme viennent de fêter leur 50e anniversaire de mariage, il reçoit une proposition de ses éditeurs américains, qui souhaitent publier un petit ouvrage intitulé A Tolkien Reader, réunissant plusieurs courts textes, dont le Fermier Gilles de Ham, les Aventures de Tom Bombadil, l'Arbre et la Feuille. Ils souhaitent avoir l'avis de Tolkien pour y adjoindre d'autres textes potentiels : les essais « l'anglais et le gallois » et sur Beowulf, ou encore Monsieur Merveille. D'emblée, Rayner Unwin s'oppose à ce que Smith de Grand Wootton soit ajouté à ce recueil, car il pressent que le texte pourra se vendre seul. Tolkien propose alors son texte le Retour de Beorhtnoth accompagné de son essai sur l'ofermod. L'ouvrage paraît en septembre 1966.

Smith de Grand Wootton (première édition anglaise)

À l'été, Kilby arrive à Oxford pour aider Tolkien à faire du tri dans ses textes du Silmarillion. Il est d'abord passé voir Rayner Unwin, qui compte sur lui pour persuader Tolkien de terminer une préface pour Sire Gauvain et Perle qui attendent toujours d'être publiés. Kilby passe ainsi l'été à côtoyer Tolkien et à lire quelques pages par jour pour lui donner son opinion. Kilby lira pour ainsi dire tous ce qui concerne les développements tardifs du Silmarillion ; il découvre ainsi le texte The Wanderings of Húrin qui ne sera publié que bien plus tard par Christopher Tolkien, ou lit des textes toujours inédits à l'heure actuelle, comme The Bovadium Fragments, une satire sur la destruction de la ville d'Oxford par les moteurs. Si le rôle de Kilby reste mineur, il a au moins l'intérêt de remotiver Tolkien à se pencher sur divers textes après plusieurs mois pris dans l'affaire Ace Books.

Les premiers mois de 1967 sont principalement tournés vers la préparation de l'ouvrage The Road Goes Ever On, une mise en musique de certains chants du Seigneur des Anneaux par Donald Swann qui parait en octobre 1967 aux USA, puis en mars 1968 en Angleterre. En parallèle, en février 1967, Tolkien prend des dispositions pour le Silmarillion s'il ne le finit pas avant sa mort. Il nomme son fils Christopher son exécuteur littéraire, qu'il charge de le publier en son nom. À ce titre, un contrat révisé est signé avec Rayner Unwin.

L'été 1967 est l'occasion d'avancer sur l'édition de Smith de Grand Wootton. Comme pour les Aventures de Tom Bombadil et le Fermier Gilles de Ham, c'est Pauline Baynes qui est chargée de créer des illustrations pour le livre. Le texte est quant à lui connu de quelques personnes, puisque Tolkien l'avait lu devant un public de 800 personnes du prieuré de Blackfriars à Oxford, en octobre 1966. L'ouvrage paraît finalement le 9 novembre 1967 dans une première édition publiée à 17 000 exemplaires, augmentée de 3 000 autres dans la semaine qui suit.

Pour les Tolkien, l'année 1968 est surtout marquée par leur déménagement d'Oxford vers l'hôtel Miramar à Bournemouth, où ils partaient en vacances depuis de nombreuses années, puis vers un bungalow à Poole, non loin de là. Le but étant de s'éloigner de l'attention qu'on leur porte à Oxford, l'adresse précise n'est connue que de leurs proches ; toute demande professionnelle passe désormais par Allen & Unwin. La veille du déménagement, en juin, Tolkien se blesse la jambe et est hospitalisé pendant un mois. Il ne voit donc pas le déménagement se faire et ne reverra jamais « [s]a chambre, ni [s]a maison83) » du 76 Sandfield Road ; certaines de ses notes sont perdues dans le processus. En octobre, Joy Hill sa secrétaire, vient l'aider à mettre en ordre sa bibliothèque dans sa nouvelle maison. Alors qu'elle déplace une pile de livres, elle découvre le poème Bilbo's Last Song que Tolkien lui offre en 1970, en lui disant de ne pas le publier ou le vendre avant sa mort. Elle le fera paraître en poster illustré par Pauline Baynes en 1974 avant qu'il ne fasse l'objet d'un petit livre illustré là encore par Baynes en 199084).

Durant l'année 1969, un peu plus tranquille pour écrire, il se penche sur une partie des textes qui formeront les Contes et légendes inachevés et The Peoples of Middle-earth : la légende d'Amroth et Nimrodel, Les Rivières et collines des feux de Gondor, Les Batailles des Gués de l'Isen, Dwarves and Men, etc. En août, Tolkien rencontre Pauline Baynes au sujet de la création d'une carte de Terre du Milieu au format poster ; il s'engage à lui fournir une copie corrigée de la carte éditée dans le Seigneur des Anneaux et lui écrit aussi un texte, toujours inédit à l'heure actuelle, décrivant les personnages de la Compagnie de l'Anneau, tels que lui les voit. Il continue de développer quenya et sindarin, espérant même produire une grammaire et du vocabulaire de base :

Si seulement j'avais le temps de faire une grammaire et un lexique élémentaires ( ! ces deux langues sont bien sûr extrêmement difficiles) des langues « elfes », i.e. le quenya et le sindarin. Je dois les retravailler, dans le processus de réajustement du « Silmarillion et tout le reste » au S[eigneur] des A[nneaux]. Dans lequel je peine, confronté à des difficultés sans fin : la moindre n'étant pas la paresse naturelle à + de 77 ans. — J.R.R. Tolkien85)

Les dernières années (1970 - 1973)

L'année 1970 débute avec Tolkien espérant toujours mettre le Silmarillion sous une forme publiable. Rayner Unwin, de son côté, est même prêt à publier un extrait complet sous la forme d'un petit ouvrage. En mai, Tolkien et lui se rendent à Nottingham où Tolkien est décoré d'un doctorat honorifique en littérature. La carte de la Terre du Milieu illustrée par Pauline Baynes rencontre tout de suite un grand succès, ce qui incite Rayner Unwin à proposer que Baynes fasse de même avec la carte du Hobbit. Rayner vient le visiter en juillet 1971 pour en discuter. À cette époque, Edith, comme de plus en plus souvent avec l'âge avançant, est malade et incapable de se lever sans douleur et de marcher plus de quelques pas. Son état s'améliore un peu au début de l'automne, mais à la mi-novembre, elle est hospitalisée pour une inflammation du pancréas, dont elle meurt le 29 novembre. Edith Tolkien est enterrée le 2 décembre au cimetière Wolvercote d'Oxford. Sur sa tombe, Tolkien fait graver le nom de l'elfe Lúthien car, dit-il :

Je me suis occupé de la tombe de Maman. […] L'inscription que j'aimerais est celle-ci :

EDITH MARY TOLKIEN
1889-1971
Lúthien
Bref et plat, sauf pour Lúthien, qui pour moi dit plus qu'une multitude de mots : car elle l'était (et le savait) ma Lúthien. […] J'espère toutefois qu'aucun de mes enfants n'aura l'impression qu'utiliser ce nom est une lubie romantique. […] Je n'ai jamais appelé Edith Lúthien — mais elle était à l'origine de l'histoire, qui devint progressivement la partie principale du Silmarillion. Elle a été conçue dans une clairière remplie de ciguës à Roos dans le Yorkshire […] Mais l'histoire est allée de travers, & je reste seul et moi je ne puis plaider devant l'inexorable Mandos. — J.R.R. Tolkien86)

Durant les jours qui suivent, Tolkien loge à Oxford chez sa fille Priscilla. Ne voulant pas rester à habiter seul à Poole, il envisage de revenir à Oxford et commence à chercher un logement.

L'année 1972 s'ouvre par la nomination de Tolkien au titre de Commandeur de l'Ordre de l'Empire Britannique (C.B.E.), à deux jours de l'anniversaire de ses 80 ans. Quelques jours plus tard, après un courrier de Christopher Tolkien envoyé au Gardien du Merton College et dans lequel il explique que son père cherche toujours à se loger à Oxford, Tolkien reçoit une invitation à devenir Residential Fellow du college ce qui lui octroie d'office un logement, ainsi que les services d'un couple de domestiques, au 21 Merton Street. Il accepte la proposition avec enthousiasme, car outre les avantages inhérents à son statut, il peut ainsi retrouver une vie sociale avec ses anciens amis ; seul le fait que son adresse ne soit plus privée, comme à Poole, lui pose problème. En février, il retourne à Poole pour préparer son déménagement et, le 13 mars, il emménage enfin à Merton Street.

Tolkien a ses habitudes. Il déjeune toujours à 9h00. Les dimanches, un taxi le prend à 10h20 pour l'emmener à l'église St Antony, à Headington. Après avoir assisté au service, il visite la tombe d'Edith au cimetière Wolvercote, puis revient à la maison pour déjeuner. […] Il va souvent en visite à West Hannay, où Christopher et Baillie vivent avec leurs deux enfants. — Charlie Carr, domestique de Tolkien au 21 Merton Street87)

En juin 1972, c'est au tour de l'Université d'Oxford d'honorer Tolkien d'un doctorat en Lettres, pour l'ensemble de son œuvre, imaginaire ou universitaire. Vers la fin de l'année, Tolkien se penche à nouveau sur certains points de son légendaire, en particulier du Seigneur des Anneaux. Il explore ainsi la possibilité que le Glorfindel du Seigneur des Anneaux et celui présent lors de la chute de la cité de Gondolin, au Premier Âge, ne soit qu'une seule et même personne, ce qui l'emmène sur une réflexion sur la réincarnation des elfes puis des nains ; il revient sur le rôle des Istari et sur l'identité des deux Mages Bleus ; et enfin, sur le rôle de l'elfe Círdan, qui lègue son anneau à Gandalf.

Tolkien commence l'année 1973 en tombant malade, ce qui l'empêche, en février, de venir récupérer en personne le prix du meilleur roman étranger qui a été attribué à la traduction française du premier volume du Seigneur des Anneaux par Francis Ledoux, tout juste parue. Il reste affaibli jusqu'en avril. En mai, en visite au Musée Victoria and Albert de Londres, il est présenté au Duc d'Edimbourg88). Il passe ensuit quelques vacances à Bournemouth pour se reposer. En juillet, avec Priscilla, il séjourne à Edimbourg où il est honoré d'un doctorat de Lettres par l'université.

En août, Tolkien écrit ce qui semble être sa dernière note concernant le légendaire à la suite d'une discussion avec un ami : il invente une nouvelle version de l'histoire concernant Galadriel : elle devient une défenderesse d'Alqualondë, lors du massacre fratricide, qui rejoint la Terre du Milieu de son propre fait, ne prenant pas part aux actes de Fëanor et ses fils. Quelques jours après, il se promène avec son petit-fils Michael au jardin botanique d'Oxford où celui-ci le prend en photo, pour la dernière fois, au pied de son pin noir préféré. Mais dans la nuit du 30 août, après une fête, il est pris de violentes douleurs et emmené à l’hôpital où on lui diagnostique un ulcère gastrique. Ses enfants Priscilla et John sont appelés en urgence (Christopher est alors en France et Michael en Suisse) et, bien que les médecins soient optimistes, l'ulcère provoque malheureusement une infection dans la poitrine le 1er septembre, de laquelle il décède le lendemain.

Le 6 septembre, il est inhumé aux côtés de sa femme au cimetière de Wolvercote à Oxford et sur la tombe est noté le nom de Beren. Par la suite, son fils Christopher s'attèlera à faire publier, de façon posthume, l'importante quantité de textes inachevés de son père.

La tombe des Tolkien

La tombe de J.R.R. et Edith Tolkien. On y distingue les noms Lúthien et Beren sous chaque nom.

Bibliographie

Cet article repose en grande partie sur :

  • Hammond Wayne G. & Christina Scull, J.R.R. Tolkien Companion and Guide, Chronology, HarperCollins, 2017. Dans cet ouvrage, la vie de Tolkien est détaillée quasiment au jour près.

Auquel il faut ajouter :

Sur Tolkiendil

1) Biographie, p. 28
2) Richard Derdzinski, On J. R. R. Tolkien's roots in Gdańsk, novembre 2017.
3) Recherches de Richard Derdzinski résumées dans Reader, p. 1298-1299.
4) Biographie, p. 21.
5) Un kraal, mot afrikaans, désigne un regroupement de cases sous l'autorité d'un chef de famille et qui étaient occupées par ses femmes et enfants. Voir Kraal sur Wikipédia.
6) Lettres, p. 308.
7) The Tolkien Family Album, p. 18, ma traduction.
8) Lettres, p. 310.
9) Black and White Ogre Country, p. 2.
10) Lettres, p. 546.
11) Biographie, p. 35.
12) Biographie, p. 36.
13) Tolkien Maker of Middle-earth, p. 132.
14) Trésors de Tolkien, p. 32.
15) Tolkien Maker of Middle-earth, p. 134.
16) J.R.R. Tolkien, Artiste et Illustrateur, p. 10.
17) L'Arc et le Heaume, volume 5, Au-delà de la Terre du Milieu, p. 138-143.
18) Lettres, p. 40.
19) Rapport de match dans King Edward's School Chronicle, « Football Characters 1910-11 », n.s. 26, n°187 de juin 1911, p. 49 ; cité dans Reader's Guide, p. 1256.
20) À ce sujet, lire l'article de John Garth, Tolkien à quinze ans, un soldat en devenir.
21) Lettres, p. 500.
22) Un mélange entre un délégué de classe et un pion.
23) Biographie, p. 59.
24) Tolkien Family Album, p. 31
25) Lettres, p. 549.
26) Sur cette période passée à l'Exeter College, lire Tolkien at Exeter College: How an Oxford undergraduate created Middle-earth, de John Garth.
27) Chronology, p. 42.
28) Les Honour Moderations sont un examen dans lequel les candidats sont, à son issue, classés en trois groupes selon leur niveau : First, Second et Third Class.
29) Tolkien at Exeter College, p. 25.
30) Chronology, p. 46 pour une description précise du cursus suivi par Tolkien à cette époque.
31) Biographie, p. 68-69.
32) Le Livre des Contes Perdus, p. 568, note de bas de page.
33) Lettres, p. 18.
34) Lettres, p. 131.
35) Publié dans Le Hobbit Annoté, p. 139-140.
36) Publié dans Parma Eldalamberon, n°11.
37) We talked of love, death and fairy tales, Bill Carter, The Daily Telegraph, 4 décembre 2001.
38) Pour un développement plus détaillé de l'expérience de Tolkien et ses amis durant la Première Guerre mondiale, voir Tolkien et le TCBS au cœur de la Grande Guerre.
39) Cette histoire, et son évolution ultérieure, a été publiée par Christopher Tolkien dans La Chute de Gondolin en 2019.
40) Cette histoire, et son évolution ultérieure, a été publiée par Christopher Tolkien dans Beren et Lúthien en 2017.
41) , 86) Lettres, p. 587-588.
42) Sur l'expérience de Tolkien au sein de l'OED, lire J.R.R. Tolkien and the OED, ainsi que l'ouvrage The Ring of Words.
43) Lettres, p. 622, note 5 à la lettre n°163.
44) Extraits de son journal cités dans Biographie, p. 122.
46) Extrait de All My Road Before Me: The Diary of C.S. Lewis 1922-1927, cité dans Chronology, p. 145.
47) Les Lais du Beleriand, p. 200.
48) The Collected Letters of C.S. Lewis, volume 1, lettre du 1er octobre 1931 à Arthur Greeves.
49) The Collected Letters of C.S. Lewis, volume 2, lettre du 4 février 1933 à Arthur Greeves.
50) Lettres, p. 528.
51) Lettres, p. 487. À noter que, dans cette lettre, Tolkien écrit Numenor sans accent aigu sur le u.
52) Critique anonyme dans le Times Literary Supplement du 2 octobre 1937.
53) Critique dans Junior Bookshelf, mars 1950.
54) Lettres, p. 66-67, traduction modifiée.
55) Il semble que seules les années 1921 et 1922 n’ont pas eu droit à leurs lettres.
56) Tolkien Family Album, p. 72.
57) Texte toujours inédit à l’heure actuelle.
58) Sauron Defeated, p. 389-390.
59) Lettres, p. 451.
60) The Collected Letters of C.S. Lewis, lettre du 27 octobre 1949.
61) Lettres, p. 198.
62) En définitive, le texte ne sera publié qu'après le décès de Tolkien, édité par son fils Christopher.
63) Et repris ensuite respectivement dans les Enfants de Húrin et la Chute de Gondolin.
64) Lettres, p. 206-231.
65) Rayner Unwin, cité dans Chronology, 20 juin 1952.
66) Lettres, p. 234.
67) Cité dans Chronology, p. 414.
68) Lettres, p. 296.
69) Lettres, p. 350.
70) Lettres, p. 356.
71) Soit l'équivalent de 22 000 à 28 000 € de nos jours.
72) Soit environ 34 000 €.
73) Cité dans Chronology, p. 539. Une autre partie de cette lettre a été publiée dans Lettres, p. 369.
74) Lettres, p. 376-377.
75) Cité dans Biographie, p. 263.
76) Chronology, p. 625.
77) Soit près de 55 000 € aujourd'hui.
78) Lettres, p. 478.
79) Les USA, à la différence de la France ou du Royaume-Uni, ne sont pas signataires de la convention de Berne, qui fournit une protection internationale aux œuvres et aux droits d'auteur.
80) Cité dans Chronology, p. 665.
81) Kilby, qui a également correspondu avec Lewis, deviendra le fondateur du Marion E. Wade Center, un centre américain dédié aux recherches sur les Inklings.
82) Lettres, p. 512
83) Lettres, p. 553.
84) Paru en français sous le titre l'Album de Bilbo.
85) Lettres, p. 563.
87) Chronology, p. 798-799.
88) C'est-à-dire le prince consort de la reine Elisabeth II d'Angleterre.
 
tolkien/biographie.txt · Dernière modification: 11/05/2023 19:28 par Druss
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